PRATIQUES DE GUÉRISON HIMALAYENNES II :
Ce texte résume un exposé -débat présenté à la Faculté de Psychologie de l’UCL, devant un public de chercheurs et cliniciens intéressés à la psychologie transculturelle 1 . Cet exposé présentait les résultats d’une recherche de terrain effectuée dans le cadre d’un programme universitaire.
Cette entreprise de longue haleine a débuté en Indonésie en 1974 [[Symposiumreis der St LukasKliniek in Indonesie (Java, Bali, Sulawesi, Thailand)1974: Inleiding tot hindouisme en boeddisme, onder leiding van Dr. Carlos TROCH, neuropsychiater, Antwerpen, en Armand NEVEN, conservator van het Ethnologisch Museum van Antwerpen]] et a été continuée au Népal en 1978 2. Elle a été reprise avec une méthode remodelée dans une recherche de terrain au Ladakh en 1996 [[Fieldstudy on traditional healthpractices i n Ladakh, 1996: lha-mo, lha-bo, on-po and amchis .Robert STEICHEN, UCL/PSP,
Jean Baptiste RABOUAN, and Nawang TSERING SHAKSPO Academy of Jammu and Kashmir in Leh.]], suivie par deux autres au Népal en 1997 [[Field Study on Tantric Shamanism and Traditional Healers, 1997.Robert STEICHEN, UCL/PSP, René LEON,UCL/ESPO), N.BHOLA BANSTOLA, Gubaju, Amchi JAMPA, Bodnath, Ritu PRASAD GARTOULLA, PHD Anthropologist, Dept of C omunity Medicine and Family Health, Tribhuvan University,Kathmandu, Amchi KUNZANG DORJE, Kunphen Traditional Tibetan Medicine Center, Kathmandu.]] et en 1999 3.
Plus précisément, cette recherche focalisée sur les pratiques de guérison himalayennes, prend ses modèles et méthodes au cadre général développé pour un programme des recherches de terrains en anthropologie clinique poursuivies depuis 1965. 1. Présentation d’u n programme de recherches en anthropologie clinique Le programme universitaire en question, intitulé officiellement « Logiques de l’Autre », se donne comme objet l’étude comparative des théories (discours, représentations) et pratiques (méthodes, techniques) cliniques qui visent à identifier et modérer les effets de l’inconscient dans la réalité des sujets.Ce programme est institutionnellement localisé à l’Unité de recherches anthropologiques et pathoanalytiques en psychologie clinique de la Faculté de Psychologie de l’Université de Louvain. Ses résultats sont introduits dans l’enseignement de psychologie clinique du programme de l’Institut d’études de la Famille et de la sexualité 4.
La méthode d’observation et de construction de l’objet (théories et pratiques) a été élaborée en trente cinq ans de recherches sur base d’études comparatives entre les approches cliniques en vigueur dans les sociétés occidentales et des approches exotiques, dites traditionnelles, en usage dans des cultures non-occidentales. En ce qui concerne les conceptions et pratiques occidentales, mes recherches cliniques ont porté sur ma pratique personnelle et collégiale ainsi que sur l’étude comparée des discours textuels. Ma pratique clinique a changé à plusieurs reprises de paradigmes, sous l’influence des modèles en vigueur dans les cadres institutionnels dans lesquels j’ai évolué, et des études universitaires post-médicales que j’ai suivies après les études de médecine. Ma pratique clinique a d’abord été tout à fait conforme au modèle de la médecine (organique et psychosomatique), exercé sur le terrain de la pratique de la médecine générale en milieu urbain. Ensuite, par l’expérience acquise en hôpital neurologique et la clinique des psychoses en asile, ma lecture s’est adaptée aux modèles de la neuropsychiatrie (phénoménologique). Suite à mon rattachement à l’Unité de consultations conjugales et sexologiques de l’UCL, je ma suis formée à la psychothérapie (familiale, conjugale et sexologique). Enfin, sous l’influence de l’enseignement psychanalytique et pathoanalytique de l’Ecole de psychologie de Louvain, je me suis engagé, il y a 25 ans, dans la pratique de la psychanalyse (freudienne et lacanienne) que je continue à exercer actuellement.En ce qui concerne mes recherches sur les représentations et pratiques en vigueur dans des cultures non-occidentales, outre les sociétés himalayennes étudiées ici, j’ai effectué des recherches de terrain au contact des agents de la santé, tant guérisseurs traditionnels que collègues occidentalisés dans plusieurs sociétés d’Afrique centrale, d’Amérique latine, et du Maghreb 5.
Ces recherches, tant en ce qui concerne les systèmes cliniques occidentaux qu’exotiques, ont comme but de contribuer à la constitution d’une anthropologie clinique, définie comme « l’étude comparative et contextuelle des systèmes de représentations de l’ordre et du désordre (ou de la santé et de la maladie) et des pratiques de curation (ou de guérison) correspondantes ». Cette définition tient compte du fait que les notions de maladie et de santé ne sont pas universelles. Elles sont conformes aux conceptions individualistes en honneur dans les sociétés occidentales. Dans d’autres sociétés, dans lesquelles prédomine une lecture holiste des relations sociales, territoriales et au monde environnant, on utilise plutôt des vocables vernaculaires traduits approximativement par les notions d’ordre (équilibre des forces, harmonie des éléments, quiétude des humains dans un monde paisible) et de désordre (conflictualité des forces, chaos des éléments, malheurs des humains dans un monde agité). Une condition de possibilité fondamentale pour une étude comparative entre représentations et pratiques appartenant à des sociétés différentes est la mise en suspens méthodique du point de vue ethnocentrique. Cette condition n’est pas facilement réalisée, étant la forte détermination que la pensée de chacun subit de la part de la langue et du système de pensée dans lequel il fonctionne habituellement. Cette détermination prend de plus toutes les allures d’une fixation mentale lorsque s’opère une identification à l’esthétique, ou pire, au « brillant » du résultat de la sécrétion des théories. La tentation est forte de s’attribuer l’invention de la combinaison des idées des autres qui tient lieu de modèle de recherche personnel. Il n’est pas difficile d’oublier les apprentissages, les leçons reçues, les dettes constituées à l’égard des donneurs d’exemples. Le narcissisme entretien le moi dans un bain d’amour-propre fascinant, enivrant jusqu’à l’endormissement. Et même dans les rêves, on n’en sort pas. Un travail psychanalytique personnel, combiné à une répétition des expériences d’immersion culturelles contribue certes utilement, si jamais définitivement, à un assouplissement de la servitude mono-référentielle au contact des altérités irréductibles. Par ailleurs, la confrontation continue aux autres logiques, celle des patients, des étudiants d’autres générations et celle des collègues d’autres disciplines au sein d’un institut à vocation interdisciplinaire affirmée constituent autant de chances pour réduire la fixation monomaniaque. L’anthropologie clinique réclame une sévère discipline de langage et de méthode. Quant au langage, un effort remarquable a été entre pris par Jean Gagnepain et les chercheurs de l’Université de Rennes pour développer un modèle de pensée qui pourrait conférer aux sciences humaines un instrument scientifique. La « théorie de la médiation » a cette ambition de contribuer à une anthropologie clinique qui développerait ses concepts à partir de la clinique des altérations des fonctions du langage et des pratiques humaines qui s’y appuient. Pour notre part, dans l’usage que nous faisons ici du concept d’anthropologie clinique, nous n’en faisons pas un synonyme de la « théorie de la médiation ». Dans notre conception de l’anthropologie clinique, la théorie de la médiation est une voie parmi d’autres qui y contribuent. En toute logique, si on prend le qualificatif clinique, comme désignant les pratiques qui consistent à se pencher sur le sujet couché, parce que, mal, malade, tombé, abattu , toute tentative raisonnée et méthodique destinée à comprendre ce qui se passe pour soutenir une action curative, ressort de la clinique. Les travaux de l’anthropologie médicale y contribuent, tout comme les recherches de l’ethnopsychiatrie et de l’ethno-analyse, mais aussi les travaux de l’anthropologie psychanalytique et celles des ethnographes et ethnologues qui ont étudié ou étudient encore les conceptions et les pratiques curatives des ethnies traditionnelles. Compte tenu de la mondialisation et de la transformation des sociétés « dites » traditionnelles au contact des technologies dites « modernes », le terrain change. Les chercheurs trouvent dans les sociétés en voie de changement une coexistence entre au moins trois sous-systèmes de réalités constitutifs de leur « système général de la santé »: d’abord, des conceptions mythiques et des pratiques rituelles de rétablissement de l’ordre qualifiées de « traditionnelles », ensuite, par le contact avec l’occident, des modèles et techniques de dépistage, de diagnostic et de traitement médicaux appelés « modernes » ou encore « scientifiques », et , enfin, un très vaste et complexe éventail de représentations composites et de pratiques éclectiques , généralement rassemblées sous le vocable de » médecines populaires ». Ces trois sous-systèmes interagissent de manière à la fois complémentaire et antagoniste. En pratique, l’antagonisme se manifeste dans les discours spécialisés (et chargés d’idéologies) proférés par les praticiens de différentes compétences, mais, étant donné que les usagers, clients ou patients décident de leurs conduites en fonction de ce qui les aide et correspond à leurs moyens, les pratiques sont de fait éclectiques à visée complémentaire. Cet éclectisme des conceptions et pratiques en matière de santé/ordre et de maladie/désordre n’est pas l’apanage des seules sociétés traditionnelles en voie de transformation. Les sociétés occidentales n’y échappent pas. Malgré l’autorité des « sciences humaines » et de la « médecine scientifique », régulièrement réaffirmée lors de ces grand messes que sont les congrès scientifiques et dans ces catéchismes que sont les enseignements universitaires, le commun des mortels, conforté par l’idéologie dite individualiste, fait ce que bon lui semble. Les soins de santé sont devenus des biens de consommation parmi tant d’autres. Il y a un marché des soins de santé, avec ses anciens monopoles, ses nouvelles alternatives, de la concurrence, de la publicité, des offres etc. Les patients consommateurs peuvent même se moquer de la « faculté » sans commettre un péché, même si c’est parfois mortel. Le marché des « soins de santé » comporte d’autant plus d’enjeux économiques qu’il draine des énormes capitaux: les budgets familiaux des consommateurs, les budgets astronomiques des firmes pharmaceutiques et des marchands de médicaments, des institutions de soins et des dispenseurs individuels des soins, ou encore les budgets sociaux, allocations mutuelles et crédits aux institutions, bourses allouées à la recherche, etc. Ces mêmes enjeux économiques partagent cruellement le monde des soins entre ceux réservés aux économiquement forts et ceux laissés aux pauvres. A ces enjeux économiques, et combinés à eux, il faut ajouter les enjeux identitaires, encore appelés « ethniques ». La survie matérielle et identitaire des groupes culturels menacés d’appauvrissement, de marginalisation et de disparition, dépend de leur capacité à s’autogérer, à résister à l’appauvrissement et à maintenir les référents matériels et symboliques de leur identité. Les systèmes de représentation de l’ordre et du désordre, qui constituent à proprement parler les instruments et matériaux de construction des possibilités d’existence, en constituent une composante de choix. La reprise de conceptions et pratiques traditionnelles, là où elles ont été éradiquées par les colonisateurs et, après eux, par les états nationaux au nom de programmes ambitieux mais inopérants de développement de la santé, constituent un riche matériel d’étude pour des anthropologues de la clinique. Là, on peut prendre toute la mesure de l’ingéniosité des humains à trouver ou réinventer les moyens pour se faire exister malgré tout.L’objet de l’anthropologie clinique, « les représentations et pratiques », ne cesse donc de se transformer, se complexifier et se compliquer. Il n’est plus possible de cultiver l’utopie qu’il puisse exister des experts en cette matière. Seule une collaboration entre chercheurs de disciplines différentes peut permettre de construire des modèles de compréhension pluridisciplinaires fournissant des larges perspectives. Nous pouvons citer comme exemples quelques recherches doctorales effectuées dans des perspectives pluridisciplinaires contribuant à anthropologie clinique 6.
Une réflexion interdisciplinaire, associant sociologie, ethnologie, médecine, psychologie, psychanalyse, etc. est entretenue dans le Séminaire de Recherches en anthropologie clinique à la discussion duquel nous soumettons nos propres modèles, par ailleurs transmis dans notre enseignement clinique.Comme déjà dit plus haut, mon modèle de recherche est déduit de ma pratique clinique et se transforme avec elle. Qu’elle ait été médicale, psychiatrique, psychothérapeutique et qu’elle soit actuellement psychanalytique, cette pratique a été et est constamment confrontée aux discours sociaux qui véhiculent les représentations constitutives de la réalité commune. On peut démontrer que cette réalité est une construction en continuelle reconstruction. Une démonstration en est l’histoire évolutive des la « problématisation » sociale et scientifique. C’est à celle-ci, en qualité de référence de la normalité que les individus se réfèrent pour qualifier de maladie, déviance, anormalité, etc., une situation qui concerne l’un d’eux. La santé, l’équilibre, la normalité, etc. sont des signifiants d’identité. La santé est une affaire d’identité qui implique l’individu non seulement dans une partie périphérique de lui-même mais qui, en affectant sa représentation dans le réseau des signifiants qui fonde son identité, le redéfinit dans la complexité de son identité 7.
2. Le mythe occidental de la sagesse orientale et sa déconstruction. Au départ de cette recherche sur la réalité himalayenne, c.à.d. sur les représentations que se construisent pour leur propre usage les habitants de cette contrée du monde, se trouve une expérience clinique. En 1966, au retour d’un séjour de formation médicale au Zaire au contact de la psychopathologie africaine, je me suis trouvé dans le service universitaire de psychiatrie impliqué dans la prise en charge thérapeutique de quelques victimes du mythe himalayen. Pour rappel, les années soixante cinq étaient marquées par les mouvements sociopolitiques de contestation de l’establishment. La politique nord américaine d’agression militaire en Corée a produit aux Etats unis, et puis dans le monde entier, une vague réactionnelle massive de la part des jeunes de vingt à trente ans, affichant une attitude pacifiste contestataire. Les « flower people », les « hippies », les « baba cool » inventaient un style de pensée et de vie sous le slogan « Make Love, not War ». Ils se réclamaient des grandes figures de la non-violence, à la fois du Christ, du Bouddha, et du Mahatma Gandhi. Mais le paradis étant battu en brèche dans les sociétés de production consommation, le mouvement contestataire s’est trouvé des lieux mythiques pour supporter le rêve d’une société meilleure, sans violence. Le mythe s’est nourri des drogues psychédéliques, d’expressions esthétiques du même nom et de voyages initiatiques en orient. L’Inde, le Népal et le Tibet exerçaient un attrait puissant, considérés comme des hauts lieux d’une spiritualité d’autant plus fascinante que mal comprise. Le Tibet, en particulier, éveille la fascination des amateurs d’un mélange subtil d’exotisme, d’érotisme et d’ésotérismeur. Il est tout à fait possible de dresser l’histoire de la construction du mythe occidental du Tibet et d’en démontrer la logique aboutissant au phénomène des drogués mystiques. Depuis l’invasion du Tibet par la Chine en 1959, une propagande intensive fortement médiatisée a focalisé l’attention des occidentaux sur ce qui est devenu la « cause tibétaine ». Le Népal voisin avait accueilli un grand nombre de réfugiés tibétains. Il avait par ailleurs ouvert ses portes aux voyageurs occidentaux depuis 1954. Les « flower people » ont inventé le pèlerinage de Katmandu, comme voyage initiatique vers un autre monde. Certains en sont revenus transformés. Parmi ceux ci quelques uns ont atterri dans les services de psychopathologie. Le « syndrome de Katmandu», familièrement appelé la maladie du « ganja-tantra » comportait deux symptômes majeurs : une dépendance à l’égard de drogues psychédéliques et des rêveries mystiques orientales. A leur réveil, ils témoignaient: ils sont partis chercher la « sagesse orientale » et ils n’ont découvert que leur incapacité d’occidentaux à entrer dans la logique de la réalité locale. Afin de forcer les barrières de l’incompréhension intellectuelle et d’ouvrir les portes de la sagesse, les « pèlerins de la paix » ont tenté de recourir aux drogues légères en usage traditionnel et donc libre au Népal. La ganja et autres herbes a effet psychédélique n’ont pas été pris à doses mesurées. Emportés par leur « volonté de savoir », bon nombre ont augmenté les doses d’haschich et se sont procurés des opiacés plus durs. Les conséquences de l’escalade, qui ont fait couler beaucoup d’encre à l’époque sont bien connues. Les victimes de la fascination par la mystique de l’éveil, ont du renoncer à leur rêve d’une compréhension universelle des grandes vérités de la vie. A leur réveil, pour certains, la révélation était: « recherches en toi même ce que tu ne peux trouver au loin, sur les toits du monde ». Comment ce syndrome a-t-il été pris en considération? En milieu psychiatrique, ces situations qualifiées de « toxicomanies » ont été traitées avec des cures de désintoxications avec sevrage et substitution progressifs par anxiolytiques. Parallèlement se fait un accompagnement psychothérapeutique d’inspiration psychanalytique. La pratique psychanalytique s’occupe de la souffrance psychique induite tant par le déferlement pulsionnel que par l’excès des représentations mentales. Dans cette seconde éventualité, qui peut sous ses formes graves aller jusqu’à l’automatisme mental, les compulsions obsessionnelles ou les hallucinations, nous avons à faire avec une accélération des processus de pensée producteurs de l’agencement d’imaginaire et de symbolique qui fait office de réalité individuelle. Il s’agit essentiellement de personnes qui souffrent d’affections psychologiques liées à une “inflation imaginaire ” qui les coupe de la réalité commune. L’attitude psychanalytique va dans le sens de la déconstruction des représentations mentales, des complexes d’images et d’illusions. Mais ce travail n’est pas simplement quantitatif, c.à.d. visant à réduire un excès. Il s’agit surtout de mettre à jour le mécanisme de cette accélération, plus précisément de comprendre la position subjective, le consentement de l’analysant à cet excès. Quelle est pour lui la valeur de cet excès? Quel en est le sens? Ces questions sont d’ordre qualitatif et non quantitatif. La question du sens interpelle celle du mouvement qui oriente le sujet vers ce qu’il vise dans l’excès: ce qui est en jeu, c’est la question de son désir en tant qu’il s’annule dans la jouissance de l’excès. Travailler la question du désir c’est travailler la question du fantasme qui lui est corrélé. Dans la cure, les analysants sont invités à faire un travail de démontage de ce qui opère est comme la source et l’organisateur de l’imaginaire individuel, c.à.d. le fantasme. Par ce terme on entend dans la pratique et le théorie psychanalytique, la construction mentale prototypale, qui tente d’articuler le désordre des pulsions à l’ordre des représentations. Le fantasme est au service du sujet dans la mesure où il contribue à donner une forme compréhensible à ce que le sujet ressent comme pressions ou forces qui lui viennent de l’extérieur ou de l’intérieur. Un clinicien ne peut prétendre soigner sans comprendre ce qui se passe. Une formation à la pensée orientale, plus précisément au Bouddhisme himalayen s’imposait dès lors. L’introduction à l’orientalisme s’est fait par interview de chercheurs, de voyageurs et par lectures. Il me faudra attendre 1974 pour pouvoir passer des lectures théoriques aux observations sur le terrain, et vérifier la cohérence entre les idéologies colportées et les réalités locales. Mes initiateurs à la pensée orientale étaient très réalistes. Tant le psychiatre Carlos Troch que l’anthropologue Armand Neven, étaient des démonteurs de mythes. C’est en connaissance de cause qu’ils dénonçaient les illusions orientales des occidentaux et leurs effets pervers sur l’objet même de leur fascination. Dan s la conjoncture socioculturelle actuelle, l’orient paye cher l’engouement des consommateurs occidentaux d’exotisme frelaté. 3. La recherche sur le terrain au Ladakh et au Népal. Etant un clinicien lié à sa patientèle et un enseignant tenu à son programme d’enseignement, et non un ethnologue disponible pour une présence assidue sur le terrain, je ne dispose que d’un temps très réduit et de moyens très mesurés pour m’aventurer sur un terrain éloigné. Il s’agit dès lors de préparer soigneusement les séjours dans un souci d’efficacité. Il faut s’y prendre longtemps avant le départ pour trouver sur place des informateurs, des guides, et des traducteurs. Surtout, il nous faut se débrouiller pour dénicher les perles rares: des introducteurs auprès d’agents de la santé traditionnels identifiés en fonctions des catégories d’agents décrites dans la littérature ethnologique spécialisée. De plus, il faut prévoir plusieurs représentants de chaque catégorie, pour pallier aux aléas des circonstances, défections et obstacles de dernière minute. Une fois sur place, presque rien ne se passe comme prévu, et pour multiplier les chances de quelques rencontres instructives, il est impérieux de disposer de multiples alternatives. Tant au Ladakh qu’au Népal, j’ai eu la chance de rencontrer d’excellents introducteurs et informateurs. Au Ladakh, j’ai pu compter sur l’expérience de Jean Baptiste Rabouan, un photographe intéressé à l’ethnologie du chamanisme et de l’ascétisme et qui a publié un remarquable ouvrage avec l’ethnologue Kaplanian. Par Rabouan j’ai fait la connaissance et de Nawang Tsering Shakspo, homme de lettres spécialisé en littérature locale, membre actif de l’Academy of Kammu and Kashmir, à Leh. Il a accueilli dans sa maison au village de Samu la petite équipe de sept chercheurs que j’avais constituée. Au Népal, l’introducteur compétent était un de mes doctorants à la Faculté de Sciences politiques et sociales, René Leon, habitant à Bodnath depuis une dizaine d’années et y disposant d’un vaste réseau de connaissances. Par sa médiation, j’ai fait connaissance de mes deux informateurs principaux . Le premier, Ritu Prasad Gartula, est anthropologue de la santé à la Faculté de médecine de l’Université Tribhuvan de Kathmandu. Le second, Furba Lama Tamang, est, comme son nom ethnonyme l’indique originaire de la tribu des Tamang qui ont une tradition chamanique. Initié à cette fonction, et très ouvert d’esprit, il s’intéresse aux rapports entre les savoirs modernes et la sagesse traditionnelle. Tous deux ont introduit notre équipe de six chercheurs auprès de nos informateurs chamanes et ont fait office de traducteurs et commentateurs compétents. Grâce à eux nos équipes ont pu rencontrer vingt cinq praticiens locaux démonstratifs de l’art de guérir. Il aura fallu quatre séjours de trois semaines pour les observer, les interroger et expérimenter leur pratique en me mettant à l’occasion dans la peau d’un collègue, d’un consultant ou, plus radicalement d’un patient. Lors de ces recherches, ni moi-même, ni mes accompagnateurs, ne sommes restés indemnes d’incidents qui ont entrainé l’apparition de symptômes spécifiques de la région. Il s’agissait d’une vérification de la transmission, ou contagion mentale, des « culture bound syndroms », qui mérite approfondissement. Ainsi, moi-même et un collègue, avons été considérés comme possédés par une entité démoniaque et avons bénéficié de quelques exorcismes en bonne et due forme. Ces expériences, malgré leur caractère désorientant, et par moments très angoissant, ont été extrêmement utiles pour « saisir dans la tête » parce que « saisi dans les tripes », les processus en jeu.Au temps de la préparation et celui de l’expérience de terrain, il faut bien entendu ajouter celui du traitement du matériel au retour. Mise en ordre des notes de terrain et des documents, la construction des textes, l’interprétation et le traitement qualitatif, la confrontation des données, etc..Tout cela constitue un travail de longue haleine qui prend des années. Ce que je présente ici sera inévitablement d’une simplicité schématique et caricaturale. De l’ensemble de ce matériel, nous ne retiendrons ici que cinq exemples ou « vignettes », reconstruites pour l’occasion. Le but de l’exposé est de comparer ces cinq vignettes à l’intérieur d’un tableau dont les paramètres sont repris au modèle d’analyse des « systèmes cliniques » que j’utilise pour l’étude comparatives des représentations et pratiques dans le cadre de mon enseignement 8.
4. Construction ethnographique. L’objet « représentations et pratiques de guérison » est bel et bien une construction mentale. Elle ne diffère des mythes occidentaux sur l’Himalaya que par des précautions méthodologiques.Celles-ci tiennent compte des modèles actuellement en vigueur 9. Il s’agit bien de construire l’objet ethnographique en opérant par sélections et combinaisons. La construction choisit dans le matériel pour n’en retenir que certains éléments, qu’elle agence dans un nouvel ensemble, présenté comme modèle compréhensif, voire explicatif du premier. De la sorte on obtient une maquette simplifiée et manipulable de l’ensemble complexe et insaisissable que la maquette « représente ».
En l’occurrence, nous nous trouvons devant un matériel énorme. La culture des pays himalayens est une des plus complexes du monde. Nous limitons géographiquement notre investigation au Ladakh et au Népal. Mais nous y rencontrerons constamment les effets des grandes cultures voisines, l’Inde, la Chine et le Tibet. La culture Tibétaine est particulièrement présente dans nos terrains. Le Ladakh est culturellement une partie du Tibet, échappée à l’occupation chinoise, et est appelé « le petit Tibet » par les nostalgiques de la culture lamaïque. Quant au Népal, notre aire d’investigation préférentielle est le site de Bodnath, ville de réfugiés Tibétains, et carrefour d’influences Newari, Gurung, Tamang et d’autres ethnies népalaises. La conséquence de cette situation est que l’étude des systèmes de représentation de la sante/ordre et de la maladie/désordre nécessite d’étudier l’ensemble du vaste système philosophico-religieux qui fait office de référence commune. Ce système articule des composantes dites « animistes » populaires omniprésentes, localement reprises dans le panthéon Bön, à des éléments richement figuratifs issus du polythéisme Hindou et à la symbolique très élaborée du bouddisme Mahayana d’orientation Vajrayana, dite lamaïsme. Le tout est encore enrichi par les complexes spéculations et pratiques tantriques à la fois hindouistes et bouddhistes. La complexité et la variété des praticiens, agents de l’ordre/sante, guérisseurs de tout ordre, est le reflet de la diversité conceptuelle charriée dans le système des représentes philosophico-religieux inspirant une cosmovision générale dite « himalayenne ». Au Ladakh, les agents de la santé sont désignés par les termes de am-chi, des on-po, des lha-mo et des lha-bo, outre les moines guérisseurs. Au Népal, la situation est bien plus complexe. Il faut beaucoup de temps pour s’y retrouver parmi les catégories d’agents de la curation, et on n’est jamais au bout de ses peines. Nous ne sommes toujours pas fixés clairement concernant les attributions et compétences des sman-po, am-chi, bedayu, dhami, bijuwa, gubaju, jankri, melong, nag-pa, bönpo, jyotish, baidya, osha, kem-po. Et encore, à cette liste s’ajoutent des variations ethniques telles que celles des limbu qui disposent des catégories des phedangma, tshamba, angshi, mang-thukpa, yeba et baidang. Ce qui complique la situation est l’emprunt entre groupes ethniques de termes et de compétences, dont les nuances échappent au chercheur occidental qui, ignorant les dialectes locaux , assiste aux interminables discussions entre traducteurs et informateurs, concernant l’origine gurung, tamang, limbu, raÎ ou newari d’un vocable et de son application pragmatique à une pratique. En simplifiant à outrance, je me limiterai aux données provenant de l’observation et de l’interrogation de cinq praticiens caractéristiques. Je tenterai de décrire brièvement et d’expliquer schématiquement leur pratique, tout en sachant que cette pratique évolue dans le temps et que donc l’explication qui va suivre n’est que le reflet de leurs pratiques à un moment donné de leur trajectoire singulière. Ces figures ne représentant nullement des catégories homogènes et stables Les traditions bougent, sous l’effet des influences et du temps. De plus les praticiens eux-mêmes changent leurs points de vues et leurs pratiques. Il y a un grand écart entre mes observations de 1978 et 1996, dans la seule région de Bodnath. Mais un grand laps de temps n’est pas nécessaire pour obtenir de tels effets. Entre mon séjour de 1996 et mon retour de 1999, mes informateurs agents de santé avaient bougé, changé d’idées et de pratiques. Je tenterai de brosser un tableau systématique comparatif, un système de pratiques cliniques, sous la forme d’un champ imaginaire orienté, d’un espace bipolaire fictif étendu entre deux repères: le pôle de la simplicité et celui de la complexité. Complexité et simplicité se rapportent au matériel observable lors des pratiques et aux explications fournies par les informateurs au sujet du modèle qui inspire ces pratiques. En l’occurrence, le pôle de la relative simplicité est représenté par le paradigme de la pratique des amchi et du dharma bouddhique, tandis que le pôle complexe est figuré par le paradigme du chamanisme et du système syncrétique animisme-polythéisme-bouddhisme. Le bouddhisme originaire est considéré ici comme une philosophie qui se donne comme objectif de démonter, ou de déconstruire les croyances dans des représentations, et d’en revenir à une conception épurée, simplifiée du monde. Il enjoint à détruire les illusions formelles fondamentalement impermanentes qui ne méritent pas l’adhésion. Cependant, ce bouddhisme intellectuel et abstrait n’est pas suivi par les masses qui résistent moins facilement que les ascètes à la fascination par l’imaginaire baroque du bouddhisme vajrayana, coloré des millions de dieux et démons des panthéons hindou et Bön. Les croyances populaires adhèrent plus ou moins, d’après les individus et les circonstances à une énorme masse de représentations mentales qui submergent le non initié. Il y a manifestement une tension entre la philosophie bouddhique et la religion bouddhique polythéiste populaire. Cependant, l’opposition catégorique entre ces modalités de bouddhisme existe surtout dans la tête des intellectuels. Le commun des mortels dont le métier n’est pas de spéculer et est pris par les mille et un petits et grands soucis de la vie quotidienne, qui doit vivre au jour le jour, prend ce qui lui convient dans l’un et dans l’autre et fabrique une sorte de système de représentation populaire qui est opérant dans la vie banale. C’est à la réalité commune que nous nous intéressons. Je ne me réfère pas ici aux auteurs orientaux et occidentaux qui ont élaboré des théories savantes sur le bouddhisme et l’hindouisme. Je m’en tiens aux conceptions pragmatiques de mes informateurs et agents de la santé rencontrés, et qui oscillent, selon les jours et les opportunités, entre croyances et critiques de leur propre système de représentations. 5. Cinq vignettes pour l’illustration d’un vaste et complexe champ clinique. Par vignettes nous entendons des descriptions courtes, donc schématiques et caricaturales, destinées à illustrer notre propos. Ces descriptions sont des résumés rédigés à partir de mes notes de terrain, en sélectionnant les données de manière à produire un stéréotype. Il est évident qu’il y a un énorme écart entre la vignette et l’observation dont elle est issue. Mais cet appauvrissement est nécessaire si nous voulons avoir une vue d’ensemble dans un cadre aussi réduit que celui de cette communication. Ces cinq vignettes sont choisies parmi vingt-cinq observations personnelles amplement décrites et documentées. Je les ai sélectionnées parce qu’elles sont représentatives de la catégorie professionnelle à laquelle appartient le clinicien traditionnel. Je les présente en partant de l’observation la plus simple pour terminer par l’observation la plus complexe du point de vue de l’ampleur quantitative et qualitative du matériel recueilli. Je présenterai successivement un amchi tibétain, un sman-po tibétain, une jankhri tamang, une lha-mo ladakhi et un yeba limbu. Les deux vignettes qui bornent la série font office de pôles: l’amchi est représentatif de la médecine et le yeba du chamanisme. Les trois vignettes intermédiaires représentent des pratiques intermédiaires comportant à titre divers des éléments de la médecine et du chamanisme. Cette série n’est donc pas une juxtaposition de figures différentes mais une gradation de figures semblables qui constituent un champ transformationnel de deux paradigmes opposés , le paradigme médical et le paradigme chamanique. On verra que le passage du paradigme chamanique, qui est « traditionnel » par rapport au « modernisme » du paradigme médical, comporte des gains et des pertes. 5.1. Un amchi tibétain (Bodnath, Népal 1997) Nous sommes à Bodnath, dans la vallée de Katmandu. C’est une petite ville dont l’ancien centre est situé à une vingtaine de kilomètres de la capitale.. Maintenant la route qui relie les deux villes est bordée d’une masse discontinue de constructions hétéroclites qui ont rongé la campagne. L’incontournable centre de Bodnath est le grand stupa, énorme coupole blanche déposée sur un socle rectangulaire à trois niveaux superposés. Il est surmonté d’un pinacle doré portant sur les quatre faces de son socle carré les yeux du bouddha qui regardent les pèlerins tournant inlassablement autour du stupa en priant. Par une étroite ruelle perpendiculaire à la circumambulatoire on accède à une placette minuscule entourée de vieilles façades en briques à loggias en bois. Là se trouve la cabinet de consultation d’Amchi Jampa. C’est un tibétain âgé d’une cinquantaine d’années. Comme la première partie de son nom l’indique, il est un amchi, c’est à dire un médecin tibétain traditionnel. Il est un réfugié des années 1960, et vit à Bodnath. En dehors de son local de consultation à deux pas du grand stupa, il a une consultation à l’hopital public et fabrique ses médicaments et bâtons d’encens dans un atelier installé dans une grande et vieille maison où il vit avec sa famille et apparentés. Il est à la fois un physiologiste et un herboriste qui pratique une consultation populaire, systématique et économique basée sur un code de savoir désigné par le terme de Gyu-zhi ( transcription népalaise du terme tibétain Rgyud- bzhi). Le terme signifie « le livre des quatre traités ». C’est une encyclopédie qui s’enseigne dans les deux grandes écoles de médecine tibétaine (Gso-ba Rig-pa): l’école de Lhassa restaurée par les Chinois et l’école de Dharamsala soutenue par le Dalaï-lama et animée par la communauté des moines bouddhistes qui l’ont suivi en exil dans le Nord de l’Inde en 1960. La consultation d’Amchi Jampa est rapide et efficace ; le patient reste environ une demie d’heure. Il est assis, derrière sa table. Il est entouré des insignes habituels de son art: une bibliothèque de livres modernes et traditionnels en langue tibétaine. Derrière lui est suspendue une tanka (peinture sur coton) figurant le bouddha bleu de la médecine. Tout un pan de mur est occupé par une armoire à médicaments, essentiellement fournie en bocaux de verre remplis de pilules brunes. Quelques statuettes en laiton et images multicolores de divinités du panthéon bouddhique ornées d’offrandes sont disposées entre les médicaments. Par ailleurs, le local est extrêmement sobre, à l’image de sa pratique. C’est à peine si le praticien parle ou bouge. Il regarde attentivement le patient, le fait parler et au bout de quelques minutes l’anamnèse est finie. Les questions débordent à peine le symptôme: le patient signale simplement sa plainte et ses habitudes de vie élémentaires: travail, sommeil, apétit. L’amchi observe l’allure générale et le teint, fixe les yeux, inspecte l’intérieur de la bouche et la langue. Si le patient a pris soin d’apporter ses urines dans un récipient transparent de récupération, il l’examine longuement à contre-jour en la remuant. La partie la plus longue, la plus soigneuse et la plus déterminante de l’examen est la prise bilatérale du pouls. Le praticien s’empare de tout l’avant-bras avec les deux mains, en appliquant les dix doigts sur les tracés veineux. L’examen dure bien dix minutes pour chaque bras. Il demande ensuite à son commis d’aller chercher l’un ou l’autre bocal dans la pièce voisine, verse trente dragées sur un bout de papier, les emballe et dit par exemple “une par jour avec de l’eau chaude ”. Eventuellement il ajoute quelques conseils d’hygiène de vie, physique, mentale et spirituelle. Quelques formules brèves. Et la consultation est finie. 5.2. Un sman-po tibétain (Bodnath, Népal 1978.) Remontons maintenant dans le temps. Nous sommes au même endroit, vingt ans plus tôt. Bodnath était à l’époque encore une petite ville isolée de Katmandou, isolée dans la campagne, qui n’était séparée du stupa que par deux rangées de vieilles maisons. Dans une ruelle qui conduit à une gompa (monastère), à l’entrée d’une petite cour, à l’air libre, un attroupement d’une dizaine de personnes, sont assis à l’orientale autour d’un vieillard. Il doit être agé d’environ quatre-vingt ans. Il est vêtu d’une goncha, une tunique rouge-brune, sale et usée, croisée sur la poitrine. Il porte une coiffe tibétaine traditionnelle en brocard élimé et pattes de fourrures mitées, mollement avachie sur une tignasse grise drue et fournie C’est un amchi de la vieille école, un Sman-po ou l' »homme du médicament » (Sman=Médicament, Po=Homme). Notre homme est né au Tibet, il s’est formé à Lhassa. Il s’appelle Dorje Lakpo. Il fait sa consultation comme l’amchi en prenant le pouls mais ajoute une pratique à sa consultation ; Il demande à ses patients de venir avec leur urine dans de petites bouteilles de pierre (le tchang) et Sa consultation est, du moins dans son premier temps, semblable à celle de l’amchi: une brève anamnèse complétée d’une observation élémentaire et une longue prise bilatérale du pouls. Cependant il insiste d’avantage sur l’examen des urines. Les patients sont systématiquement invités à les apporter. Il regarde longuement ces urines en les remuant. Il vaut mieux que ces urines ne soient pas fraîches, qu’elles aient bien macéré de manière à être troublée et comporter des dépôts. C’est à ces conditions qu’elles se prêtent à une véritable lecture, une mantique systématique. Il les transvase dans un petit récipient en terre cuite à bord évasé. Sur ce bord, il dépose quatre baguettes de bois de manière à délimiter un cadre à neuf cases. Il se penche sur elles et entreprend une méditation, suivie d’un examen attentif accompagné de prières et formules. Il est en fait en train de faire un diagnostic démonologique. Il lit dans les urines les signes caractéristiques du démon supposé perturber le patient. Il existe en effet une démonologie extrêmement compliquée comptant mille quatre vingt démons. Ceux-ci sont dûment répertoriés dans le chapitre quatre du livre trois « Traité des maladies » du Gyu-zhi, intitulé « Les attaques par les démons (gdon) ». Les démons y sont effectivement représentés comme agents spécifiques de causalités pathologiques, principalement mentales mais aussi générales. Après avoir lu dans les urines, le Sman-Po envoie son commis dans l’arrière boutique chercher des pilules et les remet aux patients. Il ajoute systématiquement quelque chose par rapport à la pratique étudiée précédemment. Il déballe de sa housse en tissu noir de crasse un livre ancien composé d’une centaine de feuillets séparés, manuscrites en tibétain sur les deux faces, patinées jusqu’à la limite de la lisibilité et enserrées entre deux tablettes en bois. Il le feuillette et dispose devant lui un choix de feuillets. Il prend dans la main droite un petit sceptre appelé vajra et dans l’autre une clochette appelée gantha. Associant les deux instruments (yantra), des mouvements de la main (mudra) et des formules (mantra), il pratique le rituel élémentaire du tantrisme ou « art d’élargir la connaissance « (tantra). Il se concentre en agitant deux symboles fonctionnant en couple: le vajra mâle exprime la rigueur de la méthode et le gantha symbolise la vacuité et la patience. Il peut encore s’aider d’un autre instrument (yantra) et déposer devant lui une feuille de papier ou une pièce de tissu représentant une figure schématique cosmologique ( mandala) pour effectuer un voyage imaginaire à travers ses méandres, jusqu’à la connaissance souhaitée. Grâce à sa concentration, il est sensé entrer en communication avec l’énergie du monde et émettre à son tour une énergie supposée intimider le démon et le mettre en fuite. Un bon signe de succès, donc de fuite du démon, est que le patient lâche un vent, de préférence bruyant et malodorant (preuve que le démon était fort mauvais). Si le problème n’est toujours pas arrangé, il peut décider qu’il faut intervenir de façon plus violente. Il peut alors recourir à la technique de la moxibustion. Il dépose sur les points saillants du patients (au sommet du crâne, de la nuque, des épaules, des coudes, poignets, des apophyses vertébrales, des pointes iliaques et des articulations) une petite mèche de feuilles d’armoise séchées l’allume de sorte que l’armoise se consume sans flamme. Le résultat en est un échauffement local censé modifier l’équilibre des humeurs et éloigner le mal. Si cette pratique ne suffit pas, il existe une autre technique de moxibustion. Elle consiste à c’est de chauffer un fer au rouge dans un petit brasero. On dépose à même la peau du patient une sorte de petite cuillère en laiton, parfois perforée en son centre, et sculptée sous la forme d’un démon qui tire la langue. Le fer incandescent est déposé brièvement sur le centre de la cuiller juste le temps qu’il faut pour créer une brûlure superficielle analogue à une cicatrice de cautérisation. Si le mal ou le démon s’accroche toujours, le Sman-po peut recourir au rituel des gâteaux sacrificiel (storma). A cet effet il façonne manuellement plusieurs petits cônes en pâte de farine d’orge (tsampa) mélangée à du beurre, auquel il donne la forme d’un petit stupa par l’application d’un moule en bois ou laiton. L’objet est finalement décoré de quelques trais de couleur, de papiers coloré ou de sucre ou de petites friandises. C’est une offrande au démon. Si la force et l’intimidation n’ont pas fonctionnés, on offre au démon du gâteau pour le faire sortir. On commence par la manière forte et on finit par les douceurs. Si ca ne suffit toujours pas, il reste une dernière méthode qui est plus rarement utilisée car elle prend plus de temps: l’exorcisme. Le Sman-po prépare le rituel en fabricant une effigie (glud) qui est un double du patient. Ensuite, en présence du patient et d’assistants, il anime un rituel compliqué qui combine les techniques tantriques décrites plus haut avec des mantras activées par la frappe du tambour (dhangryo) ou du double tambourin (damaru). Le but est de faire passer le démon dans l’effigie. Et l’effigie chargée du démon est jetée dans les champs de manière à permettre au démon de rejoindre le champ de forces naturel d’ou il est venu. 5.3. Une jankhri tamang (Bodnath, Népal 1999) Revenons à Botnath. L’esthétique de la ville ne s’améliore pas. Les vieux bâtiments traditionnels se dégradent, et malgré le fait que le vieux centre soit classé patrimoine mondial, les maisons ruinées sont remplacées par des cubes en béton et briques, sans âme ni grace. En fait ca tourne au chaos architectural qu’on retrouve partout dans les tiers monde. Les pèlerins tournent toujours autour du stupa mais ils sont dorénavant vêtus de casquettes à l’américaine, de baskets chinois, d’anoraks indiens, et doivent se frayer un chemin entre les marchands du temple qui vendent de l’ethnocaquaille aux touristes. Ceux-ci, tout égarés dans leur hallucination exotique, ou pire, mystique, marchent dans tous les sens, y compris le sens contraire des pèlerins, et ne cessent de se heurter aux mats de prières et quelques vaches dites sacrées, qui font les poubelles, càd, inspectent les mélanges de détritus et de déchets ménagers déposés dans les coins. Quittons la cohue folklorique et multiculturelle. Repartons dans les rues latérales à la jonction entre la vieille et la nouvelle ville. Les chemins sont transformés en bains de boue par la mousson précoce. En bordure d’un terrain vague où broutent des chèvres entre des mini-potagers protégés par des barbelés, s’alignent les carcasses d’immeubles en construction. De ci de la, il y a quand même un immeuble achevé. Entrons dans un immeuble à trois étages tout à fait banal, qui ressemble à tous les autres. Nous allons visiter une Jankhri, qui est une chaman (j’adopte cette graphie plutôt que celle avec un e final) originaire de l’ethnie des Tamang qui est un des treize groupes éthniques du Népal. Cette « tribu » compte à peu près un million cinq-cents mille individus qui vivent principalement de l’agriculture dans les collines avoisinantes. Ils possèdent leurs propres traditions et chamans. Notre chaman se nomme Buddah Mayli Lama. Elle a 54 ans et a quitté son village pour venir pratiquer son art à Bodnath. Ce transfert géographique est fréquent pour les jankhri qui ont une activité itinérante, et sont d’autant plus souvent appelés au loin qu’ils sont célèbres. Il est plus rare qu’ils se fixent en milieu urbain, à moins d’y trouver une clientèle assurée. La clientèle des villes n’ayant pas les mêmes références que celle des campagnes éloignées, il est inévitable que la pratique se transforme. C’est cette transformation ou modernisation qui nous intéresse ici en tant quelle constitue une mise à l’épreuve de la structure de la pratique chamaniste. Le système de pensée de son contexte originel constitue un système rassemblant des représentations animistes, hindouistes, bouddhistes et tantriques. Dans cet ensemble domine le culte des déesses mères concentré autour de la figure de Kali, sous sa forme népalaise de Durga, et invoquée sous sa forme de Mahishamardini, ou tueuse du démon Mahishasura. Le commun des mortels des Népalais connaissent tous cette figue et ses mythes, régulièrement réactivés par des fêtes rituelles à l’échelle nationale et des cultes à l’échelle locale. Il n’est pas question ici de s’étendre davantage sur la complexité symbolique et la richesse imaginaire de ce système de représentations. Il suffit de savoir que ce système est sans doute le plus complexe du monde et le plus difficile à comprendre par des occidentaux sans tomber dans les caricatures. Il est tout aussi complexe à comprendre par les populations locales et c’est la connaissance des subtilités de ce système de forces et de figures qui fait la compétence des chamans et ritologistes traditionnels. Tout en se référent au culte de la Grande Déesse (Mahakali) Mayli Lama a abandonné la pratique des sacrifices sanglants réclamés par celle-ci. Ce n’est plus que dans des circonstances exceptionnelles qu’elle fait couler du sang de coq. Difficile de dire si c’est l’effet du bouddhisme ou du pragmatisme. Contrairement aux amchi dont la compétence est fondée sur les études de textes, celle du chamane est assurée par la reconnaissance sociale de son efficacité. Mayli Lama est une célébrité locale, et même internationale. Elle a fait l’objet d’une interview publiée photos à l’appui dans une revue à grand tirage allemande et a servi de guru à un anthropologue nord-américain, professeur d’université. Ce succès relatif n’a rien enlevé à sa simplicité. Née dans une famille d’agriculteurs pauvres elle n’a pas fait d’études. Actuellement elle est fière de son analphabétisme qui est la preuve d’un savoir accordé par les dieux et non trouvé dans les livres. Elle se moque gentiment de la science des occidentaux, « qui écrivent des choses savantes sans rien comprendre à la réalité immédiate des choses ». Elle insiste sur la supériorité de l’efficacité du savoir inspiré par rapport au savoir appris dans le domaine qui est le sien: déchiffrer les signes du champ de forces du monde. Ce que confirment volontiers les lettrés instruits qui viennent la consulter: son art opère là où leur science est limitée. Son don a été révélé à l’âge de douze ans à l’occasion d’une grave maladie diagnostiquée par les chamans et lamas locaux comme étant une possession divine. Après une longue initiation de quatorze années, elle a commencé sa pratique à l’âge de vingt-six ans. Elle donc actuellement vingt-huit ans d’expérience. Elle a hérité les dons, le savoir et les instruments de son père, chaman de village. Mais pour y arriver, il lui a fallu s’imposer contre ses trois frères, tous candidats à la même fonction, tout en sachant qu’un seul seulement peut hériter de la fonction paternelle. La transmission passe en effet par l’élection par la divinité tutélaire (Kul-devata), et son passage du corps du père à celui de l’héritier. Se soumettant aux épreuves imposées par la famille, les villageois et les chamans en place, Mayli Lama s’est retiré pendant trois ans dans des cimetières, en proie aux éléments naturels, aux esprits des morts et aux forces divines. Pendant tout ce temps, elle était à charge de sa famille et surveillée par son maitre chaman (guru tantrique). De plus, elle est soumise à l’épreuve annuelle du festival des chamans. Ceux-ci se rencontrent pendant trois jours à l’époque de la pleine lune, dans les principaux sanctuaires de Kali (Kaisakunda, Nagarkot, Rigishor) pour un concours de pouvoirs. Le cadre de son travail est lui-même une épreuve quotidienne. Ses consultations sont ouvertes au tout venant et ses cures sont publiques. N’importe qui, du moment qu’il est respectueux des rites, peut vérifier ce qui s’y passe. Mayli vit avec son mari commerçant et ses trois enfants au deuxième étage d’un immeuble modeste, de construction récente. L’escalier extérieur amène les visiteurs à une terrasse ouverte qui fait office de salle d’attente. Une pièce modeste qui ne peut accueillir qu’une dizaine de personnes sert de lieu de consultation. Si les visiteurs sont nombreux, ils observent de la terrasse par la porte toujours ouverte. Cette pièce comporte deux scènes. Près de la porte d’entrée, la scène des exorcismes. Au fond, près de la fenêtre, la scène des divinations. La scène des exorcismes ne comporte que quelques coussins et bouts de tapis par terre pour le public. La scène des divinations comporte l’autel aux figures des divinités et instruments, la table aux ingrédients rituels, le fauteuil du chaman et le coussin du visiteur. Entre les deux la table basse ou trône le bil de riz qui sert de monnaie pour les dieux, d’ objet transitionnel aux forces, et de réceptacle pour les billets de roupies qu’y glissent les patients en guise de (très) modestes honoraires. Ne pouvant vivre de son travail, elle est à charge de son mari. On ne peut prétendre qu’elle cherche à s’enrichir par son art. Ses rapports avec ses consultants sont simples, chaleureux, et directs. Rien de cérémoniel ou d’affecté. Aucune recherche ou scénarisation ésotérique. Rien de folklorique. Les touristes sont déçus. Sa pratique et ses dires sont faciles à comprendre par le commun des mortels parlant le tamang ou le népali. Elle ne parle aucune autre langue. D’où notre reconnaissance pour notre intermédiaire et traducteur d’origine tamang et lui-même initié au chamanisme local. Lors des transes, elle utilise son dialecte, suffisamment ponctué de noms d’entités locales et d’onomatopées, de regards et de gestes explicites pour que le sens en soit évident. Elle complète ses rites par des explications et directives pour les clients. Elle reconnait les limites de son action rituelle, et la complète, le cas échéant de prescriptions de médicaments traditionnels à base d’herbes (les « simples » de l’herboristerie à consommer en infusions et non les « préparations » combinées des am-chi à consommer en pilules). Elle conseille aussi en cas de maladie organique avérée de consulter un médecin allopathe, un médecin ayurvédique, ou encore l’un ou l’autre herboriste traditionnel (dhami ou bedayu). En présentant le contexte, nous avons déjà introduit le système de référence général de la jankhri et de ses clients. Précisons ici brièvement le système conceptuel ou mythe, auquel se réfère spécifiquement la méthode, ou rite de notre jankhri.Notre médiateur tamang insiste auprès de ses interlocuteurs occidentaux pour que ceux-ci se montrent prudents dans l’usage des termes anglais gods, démons, spirits et souls qui traduisent les concepts locaux supposés correspondants. La jankhri, tout comme notre médiateur mettent l’accent sur un système de représentations d’un monde de forces circulantes plutôt que d’entités substantielles. Les forces sont provisoirement liées à des formes invisibles lesquelles qui s’incorporent dans les corps visibles. L’imagerie qui représente ces forces est un codage: les figures sont des concepts. La terminologie utilisée ne désigne pas des êtres substantiels auxquels il serait possible de croire. Il s’agit d’êtres conceptuels, de formes intellectuelles, de codages conventionnels destinés à rendre compte des processus invisibles qui produisent les effets visibles, en l’occurrence, les malaises, les maladies et les malheurs. En avançant dans la conceptualisation de ces processus, nos informateurs parlent d’un champ de forces complexes, d’un réseau d’énergies, qui tout en restant invisibles, produisent des effets tangibles. Shiva et Kali sont les noms donnés aux deux grandes orientations des énergies: création et déstruction. Mayli se réfère principalement à son Kul-devata, qu’elle implore sous la forme de Mahishamardini. Son modèle (ensemble de théories, de méthodes et de pratiques) est celui du tantrisme hindouiste, avec quelques emprunts au tantrisme bouddhiste du Vajrayana. Ce qui est essentiel pour elle, c’est la connaissance expérimentale des énergies sortant des corps des défunts hantant les cimetières. Cette expérience est analogue à celle de la méditation démoniaque (tchöd) des moines bouddhistes du Vajrayana. Elle consiste à comprendre l’essence des âmes errantes (ou énergie des morts) sans se laisser effrayer par les figures qu’elles suscitent dans l’imagination. Cependant une fois qu’elles sont maitrisées, ces figures permettent de les identifier et d’agir sur elles. Mayli Lama dit reconnaitre différentes formes d’énergies néfastes qu’elle nomme lors de ses rites telles que Bayu, Bhut, Preda, Pishach et Massan. Chacune de ses nominations correspond à une pratique rituelle spécifique. Les rites de guérison de la jankhri appartiennent à trois catégories de ce que nous appelons « séances » à complexité et efficacité croissantes: les séances de divinisation (jokana), de purification (manchaune) et d’exorcisme (puja; ce terme tibétain est général et désigne une opération magique; le nom tamang est réservé aux initiés). Une consultation habituelle d’un quart d’heure comporte un jokana et un manchaune. Le rituel final d’un traitement de cinq à six rencontres comporte les trois séances, ce qui peut prendre près de deux heures. La séance d’exorcisme se résume comme suit. Le patient se tient assis à même le sol, les pieds orientés vers la porte ouverte sur l’extérieur. Devant lui se trouve le panier aux figures en pâte de farine(le double et les gâteaux sacrificiels) destinées à capter les esprits possesseurs. Le patient est relié à ces figures par un écheveau de fils des sept couleurs de l’arc en ciel, matérialisant la trajectoire des esprits. La jankhri est assise face à l’axe patient-panier-porte. Elle induit sa transe par méditation, et rituel tantrique épuré (avec mantra et mudra mais sans yantra). Quand la transe est induite elle est dite « montée par le Kul-devata). La possession se manifeste par les tremblements du tronc, le durcissement du faciès, le raccourcissement du souffle, la tension générale et brusquerie des gestes. Par sa gestuelle et invocations continues à voix haute elle incite les esprits à suivre le chemin indiqué. Elle leur parle au moyen d’offrandes (de fleurs, de fruits, d’argent, de riz, d’œufs) frottés sur le corps de patient et déposées ensuite dans le panier aux figures. Le rite culmine dans la captation des esprits dans le corps d’un animal. Un coq vivant est frotté, puis frappé sur le patient, et jeté dehors. Le feu est mis au panier aux figures et offrandes. Un rite de purification par lavage suivi d’un rituel de renvoi du Kul-devata et de ses adjuvants devant l’autel termine le rite. Notons que ce rite est conforme à ce qui se décrit du chamanisme. Cependant, le rite est sobre. La transe n’est pas spectaculaire, sans altération de la conscience. La jankhri n’utilise pas couramment ses instruments de « force ». Mayli nous montré ses instruments hérités de son père: la couronne de plumes de paon, les baudriers aux rudaksha et gantha, le tambour (dhangryo) typique du chamanisme mongol, et le poignard magique (purbhu). Elle réserve ces instruments pour des situations exceptionnelles (combat magique avec Massan) et à sa participation au festival annuel. . 5.4. Une lha-mo ladakhi (Sabu, Ladakh 1996). Changeons de décor et dirigeons-nous en Inde du Nord, au Ladakh, dans un petit village nommé Sabu situé à trente kilomètres de la capitale Leh. Le Ladakh est un pays de montagnes et de vallées à haute altitude, dans l’Himalaya occidental. Il comporte cent-cinquante mille habitants. Actuellement administré par l’Inde, on voit partout la présence de l’armée indienne qui monte la garde face à la Chine au nord et à l’est. C’est un territoire considéré comme un paradis par les ethnologues car c’est le dernier territoire de la culture tibétaine qui y a gardé ses apparences, coutumes et rites. Sabu est un village d’allure moyenâgeuse avec ses maisons traditionnelles de forme carrée accrochées aux rives du torrent. Elles sont construites en briques de terre séchée et paille par leurs occupants avec l’aide de quelques maçons et menuisiers. Elles comportent généralement un étage et sont dotées d’une terrasse qui sert d’entrepôt et de support pour les lha-kang (sanctuaires familiaux) , le lha-to (autels des dieux domestiques) et les drapeaux de prières. Dans le village, on trouve une profusion de lha-to destinés aux divinités du village. Les abords du village sont bordés de longues séries de stupas en pierre (chorten) et de murs de prières. Le tout constitue une ceinture magique destinée à protéger les villageois contre la profusion des dieux et esprits qui peuplent les hauteurs (lha) les profondeurs (khlu) ou parcourent les environs désertiques du « monde du milieu » (lha-tsan), sans compter une foule impressionnante d’esprits ambigus. On peut également voir partout des lha-tos élémentaires en pierre destinés à tenir à l’écart les innombrables entités spirituelles. Il y en a partout. Rendons-nous chez Sonang Zangmo, qui est une femme d’une soixantaine d’années avec quarante-cinq ans de carrière chamanique derrière elle. On l’appelle lha-mo, c’est à dire » femme habitée par un dieu ». Le don de chamanisme est surtout féminin. On compte quelques hommes désignés par le terme « lha-bo ». Sanom Zangmo est une praticienne forte appréciée pour sa sagesse, sa longue expérience et son efficacité. Sa vocation a commencé à l’âge de douze ans. Elle a fait une crise épileptiforme dont elle n’est sortie qu’après avoir consulté plusieurs référents traditionnels de la sagesse: des devins (on-po), des médecins (am-chi) et des moines érudits (lama). En fin de course, elle a été reconnue possédée par un dieu local qu’elle connait nominativement, car il a été identifié par un moine de qualité supérieure (rimpoche) et confirmé par un bouddha réincarné (tulku). Depuis lors elle vit en cohabitation avec cette divinité qui la laisse tranquille la plupart du temps ce qui lui permet de vaquer à ses occupations domestiques et agricoles habituelles. Elle exerce la fonction de lha-mo en supplément, ce n’est pas une profession et la rétribution sous forme de dons est minime. La fonction n’est pas un bénéfice. C’est plutôt une catastrophe : les lha-mos se plaignent de cette charge très lourde, qui entraine un surplus de travail, des insomnies, des angoisses et des relations sociales compliquées par l’ambivalence dont elles font l’objet. Elle travaille donc dans la petite ferme familiale. Il faut savoir que généralement les lha-mos sont héritières d’un art familial qui se transmet de génération en génération. De temps en temps il y a des lha-mos qui sortent de famille sans tradition mais elles ont très dur à s’affirmer. Généralement les lha-mos qui ont du succès sont considérées comme puissants parce qu’elles ont hérité le savoir d’un père lha-bo ou d’une mère lha-mo. Les familles de lha-mo (bo) n’appartiennent pas aux classes supérieures. Tout comme les familles d’am-chi elles appartiennent à la classe moyenne rurale et paysanne, et n’ont aucun privilège par rapport aux autres classes sociales. Notre lha-mo a hérité son savoir de sa famille mais pour pouvoir reprendre cette fonction elle a dû passer par une quadruple reconnaissance. D’abord, il a fallu être désignée par un dieu-possesseur. Ensuite, être reconnue par un lama de haut rang. Puis être initiée et confirmée par un(e) lha-(bo)mo. Enfin, ce qui est le plus difficile, être acceptée par la communauté villageoise. Voilà donc un système initiatique exigeant : savoir héréditaire, maladie élective, confirmation théologique, confirmation chamanique par et reconnaissance populaire. Celle-ci est continue puisque les consultations sont publiques. Tout le monde voit et entend ce qui se passe, il est donc facile de vérifier si ces consultations sont efficaces. N’oublions pas que ce sont des villages où tout le monde se connaît, sait ce qui se passe et possède un regard critique à l’égard de ceux qui agissent sur la santé des autres. Décrivons brièvement le cadre de sa pratique. Sa maisonnette est petite, extrêmement démunie. Elle comporte une seule pièce assez vaste pour recevoir du monde. La pièce centrale est une grande cuisine construite comme un microcosme. Elle comporte deux points de forces: le foyer et le pilier central. Le foyer est traditionnellement un âtre à feu ouvert dont la fumée s’échappe toute droite par une ouverture carrée dans le toit-terrasse. Actuellement l’âtre est remplacé par un poêle en fonte décoré de symboles auspicieux en laiton. Quelque soit le dispositif, le foyer est considéré comme la divinité de la maison. A trois mètres de celui-ci se dresse le pilier qui supporte la poutre principale de la maison. Ce pilier est le siège d’une divinité masculine qui forme couple avec la déesse du foyer. L’axe qui relie le poêle au pilier délimite deux espaces. Coté fenêtre, on a l’espace sacré et coté porte l’espace profane. Dans l’espace sacré se trouvent les batteries de cuisine sur une étagère, les coussins pour la famille et les convives. Dans l’espace laïque se trouvent quelques réserves alimentaires et objets utilitaires. Les jours du rituel chamanique, la lha-mo officie dans l’espace sacré et les visiteurs restent dans l’espace profane. Sur la ligne de démarcation entre les deux espaces se promène la matrone, mère de la lha-mo qui veille au bon déroulement de la cérémonie. C’est également elle qui vend pour quelques sous au début de la séance les petits foulards de coton ou de soie (khatan) qui constituent une sorte de rémunération. Chaque visiteur achète un khatan, et quand son tour de consultation est arrivé, il salue la lha-mo en lui posant son kathan autour du cou. La relation entre la lha-mo et ses visiteurs est bon-enfant avant la transe. Dès que le rituel est enclenché, une distance hiératique s’installe qui culmine lorsque la chaman est possédée. Tout le monde sent la présence du sacré et se tient en position respectueuse. Dès la fin du rite, la chaman redevient une paysanne parmi les autres. Le respect est du à l’entité possédante, pas à son véhicule.. En effet, la lha-mo est désigné comme la monture du dieu, et rien de plus. Elle est un moyen, un médium. Quand tout le monde est entré, la matrone allume de l’encens dont la fumée enveloppe la lha-mo. Elle se trouve assise sur les talons face à l’armoire aux batteries de cuisine, dans laquelle se trouve l’autel familial: quelques statuettes des divinité familiales et titulaires en laiton ou en bronze, des chromos de thanka bouddiques et des photos du Dalaï Lama. Devant elle sont disposés sur une petite table basse des plats dans lesquels se trouvent du riz, de l’orge, de l’eau, des cordelettes de sept couleurs différentes, un gantha et un vajra, un couteau, parfois un phurbu (poignard sacrificiel) et un damaru (tambour à deux faces). Du point de vue du rituel Sonang-Zangmo est une lha-mo sobre, c’est à dire que sa transe ne sera pas particulièrement spectaculaire. Elle médite et appelle la divinité, en faisant les mêmes gestes que le sman-po décrit plus haut. Au bout de cinq à dix minutes, elle délaisse les instruments liturgiques afin de saisir l’instrument chamanique par excellence: le damaru. Ce petit tambourin est généralement constitué de deux calottes crâniennes reliées ensemble, frappées alternativement par un battant fixé au manche. Elle l’actionne vivement en faisant ses invocations à voix haute ponctuées par de grands cris hauts et forts. A un certain moment, elle tremble très fort de tout le corps: le dieu la monte . En état de transe elle revêt son costume de fonction. Elle met un voile rouge sur la tête qu’elle drape de façon à se couvrir la bouche. Elle se coiffe de la couronne à cinq volets décorées des cinq figures de bouddha: elle signifie ainsi sa soumission ainsi que celle de sa divinité titulaire à l’autorité de bouddha. Elle porte également une collerette rouge, sorte de cape brodée. La figure générale est rouge. Elle se calme et instantanément la consultation peut commencer. Tout le monde passe à tour de rôle devant la chaman. En s’asseyant sur les talons. On parle peu, posément, à voix basse. Et tout le monde entend tout. Sonang-Zango a une pratique très sobre d’extraction du mal. Elle emploie de temps en temps un petit chalumeau en cuivre, l’applique sur l’endroit douloureux du patient, aspire et recrache le mal dans un petit récipient où on peut voir flotter un caillot de sang. Tout le monde se penche pour regarder: le caillot est là, rouge et noir, le mal est bien sorti. Une autre manière de faire est d’utiliser le damaru. La chaman appuie le bord tranchant du damaru sur l‘endroit douloureux,, applique sa bouche sur l’autre bord et aspire en prononçant des mantras. Le mal se promène à la surface du tambour, elle le prend en bouche et recrache le caillot. Ce rite peut prendre des formes spectaculaires, mais en l’occurrence la lha-mo a tendance à réduire l’aspect visuel au bénéfice de rituel prononcé. La cérémonie se termine avec le départ des patients, il n’y a pas de rite de clôture. 5.5. Un yeba limbu (Dakshin-kali, Népal 1999). A dix-huit kilomètres au sud ouest de Katmandu, se trouve un sanctuaire consacré au culte de Kali sous sa forme sanguinaire, fondé vers 1660 par le roi Pratapa Malla. Dakshin-Kali est un lieu de pèlerinage très populaire. Situé au fond d’une gorge profonde aux parois richement boisées, traversé par un torrent sacré venant d’une montagne sacrée, le temple est une cour rectangulaire à ciel ouvert selon la tradition archaïque. Au centre trône la déesse terrible sous la forme d’une figure de pierre usée et recouverte d’une épaisse couche de poudre rouge. Elles est entourée des sept mères divines. Les pèlerins lui sacrifient les animaux, égorgés sur place par des sacrificateurs patentés. On n’ sacrifie que des animaux mâles: coqs, boucs, béliers, taureaux. En outre, la foule offre du riz, des fleurs, des bâtons d’encens, des fruits, de l’argent en pièces de monnaies, de la pacotille de couleur rouge. Le lieu est animé comme une foire par la présence de marchands d’offrandes, de saltimbanques et de mendiants. Comme les autres sanctuaires de Kali, celui-ci attire des chamans, venus souvent de très loin Ayant appris que parmi ces étrangers figurait un chamane fameux venant du pays des Limbus, notre équipe a passé trois jours sur place, dans une ferme transformée en logis pour pèlerins, en compagnie de ce praticien. Il s’agit d’un chamane du plus haut grade, un yeba, personnage qui se trouve entre le prêtre et le guérisseur. Il est originaire de l’ethnie des Limbu, dont les fortes et originales traditions sont en cours de disparition. Il ne reste que cent-cinquante à deux-cent mille limbus répartis entre le Népal oriental, le Sikkim et le sud du Tibet. Une entreprise d’enregistrement anthropologique de sauvetage a été entreprise avec la collaboration des derniers chamans. Ces recherches ont été publiées en 1995 (Chaitanya Subba, The Culture and Religion of Limbus, à compte d’auteur à Katmandu). Les Limbous sont pour la plupart des agriculteurs regroupés en villages situés dans des clairières de montagnes. Ils vivent de la riziculture en terrasses et de la chasse. La cosmovision des Limbu est très riche et extrêmement compliquée. Cette complexité du système de représentation du monde, des dieux, démons, esprits et âmes errantes nécessite la compétence d’experts qui sont la mémoire vivante d’une tradition exclusivement orale. Ces experts cumulent les fonctions d’historiens-récitants, de prêtres-ritologistes et de chamans-guérisseurs. Notre informateur s’appelle Man Bahadur, originaire de la région de Taplezung, à l’extrême est du Népal. La raison de son pèlerinage à Dakshin-Kali est un rite de recharge de ses pouvoirs. Il nous explique que la région de Dakshin-Kali est considérée par ses compatriotes comme extrêmement puissant. Il n’est pas étonnant qu’il se trouve si loin de son pays, car les yeba limbus sont de grands marcheurs, ils voyagent énormément dans leur pays mais également en-dehors car ils sont appelés de partout pour faire office de maîtres de cérémonies de propitiation et d’exorcisme collectifs. Le yeba se sent bien dans les grands espaces, et officie de préférence à l’air libre, sur les places publiques ou les grands bâtiments. Dans le pays Limbu, le Yeba officient de préférence dans un espace sacré délimité par magie entre la maison du clan organisateur du rituel et la route par laquelle le monde a un accès immédiat. Une cérémonie Limbu dure plusieurs jours au moins trois jusqu’à six. Le premier jour est systématiquement consacré au récit des Mundums, c.à.d. les légendes de la tradition orale. Un yeba est avant tout un chanteur de la tradition locale, il connaît les mythes de création du monde, des dieux et démons, les mythes d’origine des grands lignages, la liste des fondateurs des clans, ainsi que sa propre généalogie. Toute pratique chamanique limbu est de longue durée car elle commence par la scénarisation du monde invisible qui constitue à la fois la consécration de l’espace sacré comme microcosme reflétant le macrocosme et la preuve de la compétence du chaman fondée sur les antécédents sacrés de son savoir. La complexité et durée de la cérémonie est un facteur de disparition car il est couteux. Le rite doit être financé par l’ensemble du village, il nécessite une importante instrumentation avec beaucoup d’ingrédients, une vraie cérémonie impliquant la participation de trente à quarante personnes où chacun doit être logé et nourri à charge des organisateurs, pendant toute la durée du rituel. C’est donc une organisation couteuse. Pour pouvoir fonctionner le yeba doit d’abord organiser tout un espace mental, imaginaire et symbolique. Actuellement, la cérémonie dure de vingt-quatre heures à trois jours. Dans un premier temps, il rassemble les villageois pour un long récit dans lequel il raconte toute l’histoire de la tribu et des dieux dont l’histoire est extrêmement compliquée. Ils ont un système dans lequel on retrouve des dieux supérieurs tel que Tagéra-Limbafouma ( ?) qui est un dieu créateur intervenant très peu sur terre. Et surtout Yuma-samang qui est l’incarnation de ce dieu. C’est une déesse féminine qui intervient dans toutes les affaires courantes, c’est donc principalement avec elle qu’il faut traiter. Il y a ensuite toute un réseau de divinités locales, dieux et démons,…avec des noms plus compliqués les uns que les autres. Il faut être doué d’une mémoire exceptionnelle pour pouvoir distinguer les dieux et le véritable art d’un yéba est de d’abord camper la cosmovision, le système de représentations dans lequel il va agir. C’est pour ça qu’il y en a si peu car très peu ont encore la connaissance de cette énorme généalogie et surtout la connaissance des histoires, des actions et des voyages des dieux qui passent également tout leur temps à marcher. Le yéba récite d’abord longuement des mundums et ensuite seulement commence à planter une topologie, symbolique particulière et compliquée dont nous avons vu un élément simplifié qui consiste à planter une échelle en bambou à neuf marches composée au-dessus d’un plateau censée relier le monde de l’au-delà avec le monde visible. Sur le plateau se trouve des filets replis d’offrandes ; des poulets, de l’alcool, une tête de cochon, du maïs,…Le tout décoré de feuilles. L’échelle comporte un côté masculin et un côté féminin, les différents degrés symbolisant les différentes étapes par lesquelles doit passer mentalement le yéba pour descendre d’en-haut et remonter du bas vers le haut. Au pied, on retrouve des paniers dans lesquels sont plantés toute une série de bâtonnets reliés entre eux par des réseaux de cordelettes. Devant lui, dans l’espace sacré, le yéba dispose encore une batterie de paniers dans lesquels il place ses fétiches habituels, ses multiples instruments très compliqués auxquels il tient beaucoup et qu’il a hérités de génération en génération. C’est donc un espace magique instrumentalisé très complexe. Après avoir raconté les moundoums et planté l’espace symbolique, l’action est représentée par une transe spectaculaire. Il utilise un grand tambour (qu’on retrouve également en Sibérie), tambour chamanique par excellence, à deux faces en forme de couteau magique avec des têtes de démons et un long manche. De façon très rythmée, avec l’assistance d’un acolyte, il bat ce tambour pendant plus d’une heure en appelant a son secours ses multiples dieux et démons. Dès que la transe est installée, il s’équipe de son armure magique. Il enfile sa grande robe blanche à bordures rouges, ses sachets aux amulettes, sa ceinture de sonnailles, ses baudriers magiques, et finalement, sa coiffe de plumes noires et blanches. Ainsi équipé, il danse autour de l’échelle cosmique, dans le sens contraire des periambulations des bouddhistes autour des stupas. Les bouddhistes tournent avec l’épaule droite vers le dieu protecteur. Ici, c’est l’inverse. Tout en tournant autour de l’axe cosmique, il tourne sur son axe dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Il tourne sans arrêt autour de l’axe cosmique cent-huit fois. La transe est maintenant bien installée. Le yeba tremble vigoureusement de tout son être d’une fièvre sacrée. Sa fonction divinatoire est mainenant activée. Il est supposé habité de visions envoyées par la divinité qui l’habite. A vois chevrotante, transformée, il explique collectivement les destins individuels et collectifs. Il peut alors commencer à chasser les démons et utilise pour cela la technique des effigies et des structures de cordelettes dans lesquels les démons vont être captés et ensuite on va les jeter au-dehors. A la fin de la cérémonie, le yeba bénit et clôture. Entre pensée bouddhique et magie chamanique : une interprétation structurale. Voici donc passées en revue de manière très schématique cinq pratiques, depuis une pratique sobre jusqu’à une pratique plus spectaculaire. Il y a là une sorte de logique qui se dégage. Les amchis et les informateurs nous expliquent ceci ; la pensée bouddhique est au départ une réaction contre le démonisme. C’est une déconstruction de tous les dieux. Le concept de l’âme (DLA= âme en tibétain ) n’est pas le même que chez nous comme se trouvant à la jonction entre le visible et l’invisible. Les Européens croient que l’âme est une parcelle de divinité déposée dans l’humain ; c’est l’âme individuelle et immortelle des chrétiens qui ensuite monte au paradis, c’est une âme qui ne sert qu’une fois. Ils ne croient pas non plus en l’âme que nous appelons “ psyché ”. Ils ne croient pas en une psyché personnelle dont l’émanation serait l’égo, le moi, cette figure imaginaire à laquelle nous nous identifions et qui unit dans une représentation unique nos différentes fonctions psychiques. Ils ne croient ni en l’âme divine, ni en l’âme psychologique. Il existe pourtant une confusion chez les tibétains entre le terme “ la ” désignant l’âme et les “ las ” qui sont les dieux populaires. Chaque fois que le terme “ la ” intervient, on ne sait donc pas de quoi on parle. Les informateurs prétendent croire quand-même à un principe individuel appelé ? ? ?. Ce principe individuel est de nature psychologique mais il est évanescent. Ils sont obligés d ‘en tenir compte à cause de karma. Comment comprendre qu’un individu puisse assumer les conséquences d’actes posés par son entité psychique dans des vies antérieures sinon en admettant qu’il existe une entité psychique, pour que la faute et le malheur causés par des actes immoraux puissent passer d’individu en individu à travers le cycle des réincarnations, ils sont obligés d’admettre un principe trans-individuel qui pendant la durée d’une vie individuelle fonctionne comme individuelle. Ils admettent donc bien un principe individuel sans que celui-ci soit propre à l’individu. Il est trans-individuel mais habite l’individu le temps d’une vie. Et pourtant ce n’est pas l’âme, c’est uniquement un principe de causalité qui fait que les effets d’actes antérieurs ne sont jamais perdus. C’est donc une trace logique, historique, une valence en terme de bien ou de mal détachée de fonction psychologique. C’est une légèreté ou un poids. Ils croient encore plus à une énergie vitale orientée par le principe trans-individuel qu’ils appellent karma. Ce qui fait qu’une maladie est considérée dans le djiu-tsi ( ?), partie orthodoxe, comme le résultat de l’effet du principe trans-individuel karmique sur l’équilibre des énergies vitales. Pour simplifier très fort, il propose donc de réduire très fort le système de représentation de l’invisible en gardant en présence deux éléments ; un élément principiel d’ordre qualitatif et qui détermine la qualité des vies futures et par ailleurs un principe quantitatif qui est l’ensemble des énergies appelées “ khams ”, lesquels principes peuvent prendre des formes particulières. Ces principes formés des cinq éléments constituant tout ce qui est cosmique ; la terre, l’eau, le feu, l’air et l’éther ou vacuité, ces cinq principes constituent les khams qui parcourent le corps comme énergie informelle. Lesquels à leur tour se formalisent et se transforment en humeurs subtiles. On retrouve ainsi dans le diu-tsi la fameuse théorie des trois humeurs composée à partir des cinq éléments. Ces trois humeurs sont traduites en français par air, bile et flegme mais les termes français n’ont aucun rapport avec les représentations du diu-tsi. Quand nous pensons air, nous pensons à un mélange d’oxygène et de gaz carbonique,…Les amchis expliquent que leurs humeurs sont bien plus complexes. Ce sont trois principes de fonctionnement ; le principe du vent ; le lung ou le pneuma (en grec) La tispa (Mkhrispa), traduit par la bile. Le pat-kan, traduit par le flegme. Le lung est une pression qui correspond à la force vitale qui traverse le corps. Il assure la fonction kinétique du corps, tout ce qui bouge dans le corps est poussé par le lung. Les mouvements compliqués comme le fait de marcher, de travailler,…sont liés à la possibilité d’une force motrice qui vient du lung. Le lung est connecté à l’esprit (pensée véhicule d’intentions). Le lung est donc l’humeur qui alimente la force de la pensée, de l’intention, de la croyance. Le lung est donc un principe de santé, mais un excès de lung (le fait de penser trop) produit aussi la maladie. Penser trop produit des croyances, des démons et donc des intellectuels qui sont considérés par eux comme des fous du lung car ils passent leur temps à produire des théories qui sont des matérialisations du lung, mais c’est du vent. Le lung est encore selon les informateurs sous le contrôle de l’esprit. La volonté (sems) peut aussi réduire le lung. “ Le lung est comme un cheval aveugle et l’esprit, un cavalier sans jambe qui le chevauche ”. Le lung intervient dans toutes les fonctions qui nécessitent une augmentation de pression dans le corps. Les effets les plus sensibles du lung sont donc les suivants ; le fait de cracher, uriner, déféquer, éjaculer, se moucher, les battements du cœur et les mouvements respiratoires. C’est un esprit kinétique. La tispa associée à la bile est de nature ignée. Elle est liée au feu. Elle est active, moins du côté de la motricité que de la manie, de l’activité en tant que rythme. La bile ajoute le feu au lung pour produire la passion. C’est le feu qui réchauffe le corps, brûle la nourriture, qui est associé au réchauffement du sang (avoir le sang chaud) et fonctionne dans le métabolisme de dépense (le fait de transpirer et se fatiguer dans son travail). Elle est l’agent de la consomption, selon la terminologie de l’ancienne médecine orientale, on pouvait mourir de consomption, c’est à dire s’épuiser par un espèce de feu intérieur. C’était la maladie des mystiques, des personnes qui brûlaient tellement de croyances et de conversations intimes avec dieu et avec les esprits que peu à peu ils s’émaciaient et mourraient. La patkonia, ou le pat-kan, associé au flegme constitue tout ce qui est fluide dans le corps. Le terme est associé à “ bad ? ” qui veut dire terre et à “ kan ” qui signifie l’eau. Le mélange de l’eau et de la terre forment un fluide visqueux, comme de la boue, qui s’écoule. Le pat-kan est le principe qui prend forme dans tout ce qui a une consistance visqueuse dans le corps, c’est à dire les fluides biologiques dans leur ensemble ou encore ce que nous appelons dans notre vocabulaire les sérosités, le sang quand il coule. Le lung intervient pour chauffer le sang, mais c’est la patkonia qui décide du degré de fluidité du sang. Par exemple, une faible patkonia fait que le sang est trop liquide et une hémorragie devient alors dangereuse. Quand au contraire la patkonia est élevée, le sang est alors trop épais et cela produit des cailloux. PS c’est ton cas, mon roro ! ! La patkonia est aussi l’agent de production du liquide péritonéal et pleural et bien sûr des sécrétions génitales comme les menstruations et le liquide prostatique, dont la consistance du sperme varie entre liquidité et viscosité. Cette explication humorale a un biais ; elle ne parvient pas vraiment à rendre compte des pathologies mentales. C’est beaucoup plus complexe et là le diu-tsi qui essaie pourtant d’épurer les représentations des fonctions physiologiques est obligé de réintroduire les démons. Le bouddhisme essaie d’éliminer les démons des anciennes religions, mais ceux-ci reviennent en quelque sorte lorsqu’il s’agit de rendre compte des maladies mentales. Il existe cinq grandes catégories de perturbations mentales ; 1- La maladie mentale karmique qui est la plus importante. On devient fou car on a un mauvais karma, parce que dans les vies antérieures, on a répandu le mal autour de soi. Un des plus grand malheur est le fait de détourner les autres du détachement, distraire quelqu’un dans ses prières, le fait de ramener dans la jouissance sensuelle quelqu’un qui est en train de s’en détacher. 2- L’extrême souci, au sens existentiel du terme mais aussi au sens de l’avidité comme mouvement qui vise à obtenir absolument une valeur supérieure ou matérielle, c’est à dire l’avidité divine, la volonté de rencontre avec dieu elle-même est déjà un effet pathogène. Toute avidité, en d’autres termes toute forme de jouissance, c’est la douleur du manque. Le sentiment viscéralement ressenti de ne pas arriver à ce qui semble important, de manquer. Pour un bouddhiste, il suffit de déconstruire ce vers quoi on tend pour qu’il y ait une libération de cette avidité. 3- La perturbation des trois humeurs qui oriente les caractères ou les tempéraments, c’est à dire la manière de vivre journellement, de s’orienter vers un certain type de perturbation mentale qui condense les tendances journalières. 4- Les poisons organiques, agents déclencheurs qui agissent en interaction avec le karma, avec la manière dont on se soucie et la manière dont est réglée l’humeur. 5- Les démons qui sont l’agent qui sur base des quatre autres étiologies évoquées (karma, souci, humeurs, poisons) vient donner à la pathologie déjà instruite sa spécificité. Tous les démons orientent la maladie dans un style très particulier. 4. Modèle fonctionnel des systèmes cliniques. L’étude comparative des pratiques cliniques occidentales d’une part, des pratiques traditionnelles non-occidentales d’autre part, tout comme l’étude comparative entre pratiques occidentales et non-occidentales nécessite la construction d’un modèle de référence, ou d’une grille de lecture qui distingue les facteurs communs et les différences qui font les spécificités des diverses pratiques cliniques. Dans le cadre de mon enseignement « Thérapies, familiales, conjugales et sexuelles », j’ai construit et développé un tel modèle mis à l’épreuve du terrain et de sa transmission avec la participation active de plusieurs générations d’étudiants.Dans une première phase, il s’est agi de baliser un champ clinique particulier. Etant donné que mon enseignement est localisé à l’Institut des Sciences familiales et sexologiques (actuellement Institut d’étude des Familles et de la Sexualité), j’ai pris comme objet d’étude la sexologie clinique. Dans l’idéologie défendue à l’époque, celle-ci était d’emblée interdisciplinaire et le champ clinique devait l’être de même 10.
Cette caractéristique était une réalité de fait accompli, concrétisée par le programme de l’Institut. 11.
Les premières analyses de ce champ, tel qu’il fonctionnait à l’époque, a été publié dans le premier numéro de la toute nouvelle revue de l’institut 12.
Le champ, délimité et orienté dans cette pemière analyse, a ensuite été balisé et répéré d’après les conceptions du symptome, les conceptions de l’humain et celle des relations entre le clinicien et la personne consultante. Ce travail a abouti à une étude comparative des thérapies en fonction des critères des conceptions et des pratiques résultantes.Les conceptions sont répérées par le cadre conceptuel ou « mythe » scientifiques et par le cadre matériel. Les pratiques qui en découlent sont répérées par la « relation » (entre clinicien et patient ou entre clinicien et sujet) et par les techniques ou « rites » qui activent le modèle. Cette analyse, basée sur un large revue de la littérature disponible à cette époque a été présentée et discutée lors du XXIe Colloque international de Sexologie à Bruxelles intitulé « Les therapies sexuelles »en mai 1981 et publié dans les Cahiers 13.
Par la suite, ce modèle construit pour l’étude comparative des thérapies occidentales, a été revue pour son application à des représentations et attitudes curatives non occidentales. Un tel travail de comparaison a été effectué ailleurs, et les données se confirment. Voir, entre autres, l’article de Jerome D. FRANK, « Therapeutic Components Shared by All Psychotherapies » in J.H.HARVEY et M.M.PARKS, (eds), The Master Lecture Series. Vol 1: Psychotherapy Research and Behavior Change. American Psychological Association, Washington D.C., 1982, pp. 73-122. En élargissant ces grilles de lecture, et en précisant leurs composants en fonction de la psychanalyse, on aboutit au modèle suivant, que j’utilise avec satisfaction depuis une quinzaine d’années. Ce modèle combine, articule six paramètres qui sont des « fonctions »: le contexte, le cadre, la relation, la compétence, le mythe et le rite. Il s’agit donc du modèle d’un système fonctionnel. Les fonctions de ce système ne se réduisent nullement aux seules caractéristiques du clinicien. Les fonctions en question concernent et sont élaborées par les partenaires de la rencontre clinique. Dans la clinique médicale il s’agit du couple formé par le médecin et son malade. Dans les psychothérapies conjugales et familiales, il s’agit des thérapeutes et membres de la famille. Dans une thérapie sociale, il s’agit de tous les agents sociaux impliqués. Cette dernière remarque vaut surtout pour les sociétés traditionnelles qui organisent des rites collectifs visant à restaurer l’ordre individuel et social. 1. Le contexte désigne la société, le groupe ou la culture particulière et les conditions concrètes dans lesquelles opère le praticien: idéologie « holiste » ou « individualiste », société agricole, commerçante ou technologique, contexte rural ou urbain, institutionnel ou privé, en milieu riche ou défavorisé, en temps de paix ou de guerre, dans un contexte de stabilité ou d’instabilité, de tradition ou de transformations. Tous ces éléments influencent radicalement l’efficacité de la pratique. Une pratique n’est efficace que dans la mesure où elle s’accorde avec le contexte concret. Ce contexte est constitué essentiellement des discours qui créent les conditions de représentation et de nomination des problèmes qui justifient les pratiques. La construction sociale de telles représentations sont étudiées dans les processus de problématisation sociale. Toute société produit ses propres problèmes en fonction de ses discours spécifiques. Les discours qui, dans une société donnée définissent l’ordre et le désordre, la « santé » et la « maladie », le « normal » et le « pathologique », produisent des problématisations qui, à leur tour produisent des individus « problématisés » et des individus « solutionneurs ».En y regardant de plus près il est possible d’y voir à l’œuvre la construction d’une idéologie construite par les tenants des discours dominants, dits « le savoir », et son imposition aux usagers des discours communs, dites « opinions ». Ce rapport de forces idéologique entraine le discrédit des opinions au bénéfice du savoir qui problématise 14. Appliqué au champ clinique, la problématisation produit synchroniquement l’apparition de cliniciens proposant une offre et des patients proposant une demande.
L’analyse des processus de la problématisation montre que contrairement au discours des cliniciens qui disent répondre à une demande, l’analyse systémique montre que l’offre fait la demande, conformément aux lois du marché. C’est ce constat qui m’a amené à intituler mon étude comparative : le « Marché de la sexologie ». Remarquons que l’offre et la demande se retrouvent dans le cadre et dans la relation. Si je les prends en considération dans la fonction contexte plutôt que dans ces deux derniers, c’est pour mettre en évidence les déterminants sociaux, càd les représentations sociales, des offres et demandes. 2. Le cadre des pratiques est représenté par les conditions concrètes et conventions d’aménagement de l’espace et du temps des rencontres cliniques: lieu (institution, cabinet, lieu public ou privé, le domicile du praticien ou celui du patient), présence de tiers (assistants, observateurs, spectateurs familiers ou étrangers,..), objectifs (thérapie individuelle, conjugale, familiale, groupale, sociale), durée et fréquence, honoraires ( en nature, en numéraire, symboliques,…) consignes, instruments, objets médiateurs (offrandes,…). 3. La relation désigne le type de rapport établi, hiérarchie ou égalité, autoritaire ou conciliant, empathie, sympathie, compassion, implication, participation, neutralité, distance, objectivité /subjectivité. La fonction de la relation est déterminée par l’offre et la demande, et est théorisable, entre autres, par référence aux concepts de transfert (et de contre-transfert). Le transfert est irréductible à la seule fonction de relation, car le transfert traverse, imprègne les six fonctions ici définies. 4. Le mythe désigne le système de représentations qui sert de référence commune aux participants de la pratique. Il représente la réalité clinique particulière, plus ou moins conforme à la réalité commune, conceptions du monde, cosmovision, Weltanschauung, modèle théorique, etc. 5. Le rite est l’ensemble des techniques, conduites verbales et gestuelles qui actualisent le mythe commun, qui le réalisent, le concrétisent ou le représentent. 6. La compétence du praticien désigne la représentation qu’en ont le consultant et la société, les caractéristiques qui lui sont attribuées, les conditions de son exercice, la reconnaissance sociale, les facteurs vocationnels, les formations, initiations et épreuves qui font la preuve de l’adéquation, conformité ou marginalité du praticien par rapport aux attentes définies par le contexte. Ces six paramètres sont des « fonctions » qui interviennent tous et ensemble dans l’efficacité de la pratique clinique. Etant donné cette interdépendance, le modèle constitue un « système fonctionnel ». 5. Application du modèle à notre population. Construction d’un tableau. 6. Interprétation du tableau. 7. Conclusions. Du point de vue systémique: Les modèles théoriques des praticiens pris individuellement se réfèrent à un même vaste système de représentations du monde, de son ordre et de ses désordres. Cette même cosmovision est interprétée et représentée différemment selon les courants religieux interagissant dans la même région géographique. L’étude comparative des pratiques, représentées concrètement par des guérisseurs particuliers, montre la présence dans ces pratiques d’éléments communs et de variations de ces éléments communs, qui en font des éléments interdépendants. La compréhension de chaque élément nécessite de les référer à l’ensemble qui leur donne sens. De la sorte les théories et pratiques particulières constituent un systéme d’éléments interdépendants, chacun trouvant son identité dans son rapport aux autres. Du point de vue structural: Si on définit la structure comme « la loi du système », selon la proposition du linguiste Emile Benveniste, càd, l’ensemble des formulations qui font consensus entre les éléments de l’ensemble et leur assurent leur cohérence, d’une part, et différentient un système par rapport aux autres systèmes, d’autre part, dans ce cas, la structure est donnée par les communs dénominateurs des croyances en vigueur dans cette région du monde. Croyance dans la passagerité des formes et la vacuité du moi, la participation de tous et de tout à un champ de fluides, d’énergies ou de forces (holisme énergétique, brahman et atman), et continuité par ailleurs d’une responsabilité transindividuelle (karma), constituent une constante des conceptions des praticiens. Du point de vue fonctionnel: Les pratiques opèrent sur les trois registres de l’efficacité: l’efficacité réelle des médicaments supposés modifier l’équilibre des fluides vitaux, l’efficacité imaginaire des conduites, objets et images rituelles, l’efficacité symbolique des gestes (tantra), des figures (mandala) et des formules (mantra). Les trois modalités sont inséparables et articulées dans la trilogie de la médication, la méditation et la médiation. Du point de vue constructiviste: Les conceptions du monde des praticiens sont remarquablement constructivistes, en ce sens que toues les réalités sont considérées comme effets des opérations mentales. Les résultantes de ces opérations sont assimilées à des illusions (maya) destinées à être déconstruites pour être reconstruites sur un modèle dont la symbolique est codifiée et reconnue comme purement spéculative et logico-mathématique. Les figures imaginaires des mandalas et tanka sont reconnues comme purement formelles, et sans autre valeur que celle de support de méditation. Du point de vue psychanalytique: Cette conception présente la réalité comme simple voile jeté sur un réel inconnaissable, car informel, inimaginable et indicible. La conséquence en est l’absence de prétention à un moi narcissique, égoïste et autiste. Les maladies sont généralement attribués à une capture illusoire dans l’image d’un moi hypertrophié ou dans l’image d’un autre démoniaque persécuteur. La cure vise à établir la vacuité interne, à vider le corps des excès (l’envie), et à l’amener au statut de » désert de la jouissance ». Dans la cure, le praticien joue sur les représentations de l’opposition du vide et du plein. Ce dernier est associé au monde concret des excès, imaginarisés par le panthéon des démons, tandis que le vide est associé au monde abstrait de l’équilibre interne, symbolisé par l’harmonie des fluides subtils. Ainsi l’univers mental se joue entre deux termes: le vide du coté des forces et le plein du coté des représentations qui aliènent ces forces essentiellement subtiles dans des figures substantielles. L’opposition subtilité-substance se retrouve dans toutes les pratiques étudiées, la « transe » elle-même étant un moyen de transformation de la substance du médium en essence subtile, susceptible d’entrainer avec elle, dans son mouvement, les fluides subtils des participants impliqués du rite. Organisation des formes autour du vide. Foisonnement des formes excessives, baroques productrices d’une saturation jusqu’à la nausée contrastant avec une vacuité libératrice. Bouddhisme: vidage du système de représentations. Echecs: réapparition des formes et représentations. Animisme: monde rempli d’un grouillement « réel ». Chamanisme: évidement de ce monde. Il est évident que ces quelques énoncés sont bien schématiques et insuffisants pour rendre compte de l’ensemble des observations et expériences qui constituent le matériel de cette recherche. Cette recherche est insuffisante, bien sûr. Elle sera poursuivie en Himalaya, et aussi ailleurs. Un récent voyage d’études au Chili m’a conduit à la rencontre des praticiens Machi des indiens Mapuches de la région de l’Araucanie. La pratique des Machi comporte des éléments probants qui permettent de les considérer comme tout à fait représentatifs de l’art des chamanes de tradition mongole, au même titre que les chamanes des Limbus du Nepal et du Sikkim et des Na chinois. On y retrouve des cosmovisions analogues, l’usage de la transe, des rêves et des visions (perimontun) l’usage du tambour (kultrun), de l’axe cosmique (rewe). Il nous faudra retourner au Népal et aller à la rencontre des chamanes des Limbu au Tibet. Et aussi suivre de près les recherches qu’un de mes doctorants poursuivra auprès des chamanes amazoniens, qui associent la prise d’hallucinogènes (ayahuasca) à la médiation symbolique dirigée. Cette recherche est très loin d’être terminée et ne le sera jamais, se transformant en une quête sans fin, mais aussi sans hâte ni passion. Nous n’avons rien à démontrer à qui que ce soit.