PRATIQUES DE GUÉRISON HIMALAYENNES

PRATIQUES DE GUÉRISON HIMALAYENNES: ENTRE MEDECINE ET CHAMANISME 2000 Robert STEICHEN Psychiatre-psychanalyste PSP/PCLI/CLAP et IEFS. Ce texte résume un exposé-débat présenté le 17 février 2000 à la Faculté de Psychologie de l’UCL, devant un public de participants du Groupe de psychologie transpersonnelle et de l’Atelier de recherches en anthropologie clinique. Cet exposé présentait les résultats d’une recherche de terrain focalisée sur certaines pratiques de guérison traditionnelles dans des pays asiatiques. Cette recherche à long terme a débuté en Indonésie en 1974 et a été continuée au Népal en 1978. Elle a été reprise avec une méthode remodelée dans une recherche de terrain au Ladakh en 1966, suivie par deux autres séjours d’études au Népal en 1997 et en 1999. Cette recherche prend ses modèles et méthodes dans cadre général développé pour un programme des recherches en anthropologie clinique poursuivi depuis 1965. 1. Présentation d’un programme de recherches en anthropologie clinique Le programme universitaire en question, intitulé officiellement « Logiques de l’Autre », se donne comme objet l’étude comparative des théories (discours, représentations) et pratiques (méthodes, techniques) cliniques qui visent à identifier et modérer les effets du malheur dans la réalité des sujets. Ce programme est institutionnellement localisé à l’Unité de recherches anthropologiques et pathoanalytiques en psychologie clinique de la Faculté de Psychologie de l’Université de Louvain. Ses résultats sont introduits dans l’enseignement de psychologie clinique du programme de l’Institut d’études de la famille et de la sexualité. La méthode d’observation et de construction de l’objet (théories et pratiques) a été élaborée en trente cinq ans de recherches sur base d’études comparatives entre les approches cliniques en vigueur dans les sociétés occidentales et des approches exotiques, dites traditionnelles, en usage dans des cultures non-occidentales. En ce qui concerne celles-ci, des recherches analogues à celles effectuées en Asie ont été entreprises dans plusieurs sociétés d’Afrique centrale, d’Amérique latine et du Maghreb. Ces recherches ont comme but de contribuer à la constitution d’une anthropologie clinique, définie comme « l’étude comparative et contextuelle des systèmes de représentations de l’ordre et du désordre (ou de la santé et de la maladie) et des pratiques de curation (ou de guérison) correspondantes ». Cette définition tient compte du fait que les notions de maladie et de santé, conformes aux conceptions individualistes des sociétés occidentales, ne sont pas universelles. Dans d’autres sociétés, dans lesquelles prédomine une lecture holiste des relations sociales, au territoire et au monde environnant, on utilise plutôt des vocables vernaculaires traduits approximativement par les notions d’ordre (équilibre des forces, harmonie des éléments, quiétude des humains dans un monde paisible) et de désordre (conflictualité des forces, chaos des éléments, malheurs des humains dans un monde agité). 2 . Modèle fonctionnel des systèmes cliniques. L’étude comparative des pratiques cliniques occidentales d’une part et des pratiques traditionnelles non-occidentales d’autre part, tout comme l’étude comparative entre pratiques occidentales et non-occidentales, nécessite la construction d’un modèle de référence, ou d’une grille de lecture qui distingue les facteurs communs et les différences qui font les spécificités des diverses pratiques cliniques.

Je présente ici le modèle que j’ai construit pour mon enseignement en thérapies familiales, conjugales et sexuelles. Dans un premier temps, il s’est agi de baliser un champ clinique particulier. Etant donné que cet enseignement est localisé à l’Institut des Sciences familiales et sexologiques (actuellement Institut d’étude des Familles et de la Sexualité), j’ai pris comme objet d’étude la sexologie clinique. Dans l’idéologie défendue à l’époque, celle-ci était d’emblée interdisciplinaire. Cette caractéristique était un fait accompli concrétisé par le programme de l’Institut.1

Une première analyse de cette clinique telle qu’elle fonctionnait à l’époque, a abouti à décrire un champ de discours sous tension entre un pôle conceptuel fonctionnel et un pôle conceptuel psychodynamique. Ces deux pôles étaient interprétés comme l’expression pragmatique du désir des acteurs de ce champ[[STEICHEN Robert, « Sexologies: discours et désirs », in Acta Psychiatrica Belgica, 76, Bruxelles 1976, 825-930; repris in Cahiers des Sciences Familiales et Sexologiques, 1, Louvain la Neuve.]]. Les pratiques cliniques constitutives de ce champ, délimité et orienté dans cette première analyse, ont été repérées d’après leurs conceptions du symptôme, leurs modèles référentiels ou idéologiques et leur organisation des relations entre le clinicien et la personne consultante. Ce travail a abouti à une étude comparative des thérapies en fonction des conceptions et des pratiques résultantes. Les conceptions sont repérées par le cadre conceptuel ou « mythe » scientifique et par le cadre pragmatique. Les pratiques qui en découlent sont repérées par la « relation » (entre clinicien et patient ou entre clinicien et sujet) et par les techniques ou « rites » qui activent le modèle. 2

Par la suite, ce modèle construit pour l’étude comparative des thérapies occidentales, a été revu en vue de son application à des représentations et attitudes curatives non occidentales. Il a été mis à l’épreuve lors des études sur le terrain. Ce modèle articule six fonctions: le contexte, le cadre, la relation, la compétence, la méthode et le modèle. Il s’agit donc d’un système fonctionnel. Les fonctions de ce système ne se réduisent nullement aux seuls cliniciens. Les fonctions en question concernent et sont élaborées par les partenaires de la rencontre clinique. Dans la clinique médicale il s’agit du couple médecin – malade. Dans les psychothérapies conjugales et familiales, il s’agit des thérapeutes et membres de la famille. Dans une thérapie sociale, il s’agit de tous les acteurs impliqués. Cette dernière remarque vaut surtout pour les sociétés traditionnelles qui organisent des rites collectifs visant à restaurer l’ordre individuel et social. 1. Le contexte désigne la société, le groupe ou la culture particulière et les conditions concrètes dans lesquelles opère le praticien : idéologie « holiste » ou « individualiste », société agricole, commerçante ou technologique, contexte rural ou urbain, institutionnel ou privé, en milieu riche ou défavorisé, en temps de paix ou de guerre, dans un contexte de stabilité ou d’instabilité, de tradition ou de transformations. Tous ces éléments influencent radicalement l’efficacité de la pratique. Une pratique n’est efficace que dans la mesure où elle s’accorde avec le contexte concret. Ce contexte est constitué essentiellement des discours qui créent les conditions de représentation et de nomination des problèmes qui justifient les pratiques. La construction sociale de telles représentations sont étudiées dans les processus de problématisation sociale. Toute société produit ses problèmes en fonction de ses discours spécifiques. Les discours qui, dans une société donnée définissent l’ordre et le désordre, la « santé » et la « maladie », le « normal » et le « pathologique », induisent des problématisations qui à leur tour produisent des individus « problématisés » et des individus « solutionneurs ».

En y regardant de plus près il est possible d’ y voir à l’œuvre des idéologies construites par les tenants des discours dominants représentatifs du « savoir » officiel et imposées aux usagers des discours communs ou « opinions ». Ce rapport de forces idéologique entraine le discrédit des opinions au bénéfice du savoir officiel qui se réserve le privilège de la problématisation sociale, c’est à dire de décider ce qui est « adapté » et ce qui est « problème ». 3

Appliqué au champ clinique, la problématisation produit synchroniquement l’apparition de cliniciens proposant des offres et de patients formulant des demandes. L’analyse des processus de la problématisation montre que contrairement au discours des cliniciens qui disent répondre à une demande c’est leur offre qui crée la demande conformément aux lois du marché. Remarquons que l’offre et la demande se retrouvent tant dans le contexte que dans le cadre et la relation. Si je les prends en considération dans la fonction du contexte plutôt que dans ces deux derniers, c’est pour mettre en évidence l’impact des déterminants sociaux, càd des représentations sociales, sur les offres et demandes. 2. Le cadre des pratiques est représenté par les conditions concrètes et conventions d’aménagement de l’espace et du temps des rencontres cliniques: lieu (institution, cabinet, lieu public ou privé, le domicile du praticien ou celui du patient), présence de tiers (assistants, observateurs, spectateurs familiers ou étrangers,..), objectifs (thérapie individuelle, conjugale, familiale, groupale, sociale), durée et fréquence, honoraires ( en nature, en numéraire, symboliques,…) consignes, instruments, objets médiateurs(offrandes,…). 3. La relation désigne le type de rapport établi. Sont pris en considération des éléments tels que hiérarchie ou égalité, autorité ou transactions, empathie, sympathie, compassion, implication, participation, neutralité, distance, objectivité /subjectivité. La fonction de la relation est déterminée par l’offre et la demande et aboutit, essentiellement à l’établissement de rapports de force ou de rapports affectifs. La relation est théorisable en termes de transfert et de contre-transfert. à condition de tenir compte du fait que le transfert est irréductible à la seule fonction de relation, car le transfert imprègne les six fonctions définies ici. 4. La compétence du praticien désigne la représentation qu’en ont le consultant et la société, les caractéristiques qui lui sont attribuées, les conditions de son exercice, la reconnaissance sociale, les facteurs vocationnels, les formations, initiations et épreuves qui font la preuve de l’adéquation, conformité ou marginalité du praticien par rapport aux attentes définies par le contexte. 5. La méthode ou rite est l’ensemble des techniques, conduites verbales et gestuelles qui actualisent le modèle ou mythe commun, qui le réalisent, le concrétisent ou le représentent. 6. Le modèle ou mythe désigne le système de représentations qui sert de référence commune aux participants de la pratique. Il rassemble les représentations relatives à la causalité du mal et à l’efficacité de la pratique. Le modèle représente la réalité clinique particulière, plus ou moins conforme à la réalité commune contextuelle, encore appelée conception du monde, cosmovision, Weltanschauung, théorie ou croyance. Ces six paramètres fortement schématisés ici sont des « fonctions » qui interviennent tous et ensemble dans l’efficacité de la pratique clinique. Etant donné cette interdépendance, le modèle constitue effectivement un « système fonctionnel ». 3. Construction de l’objet ethnographique.

L’objet « représentations et pratiques de guérison » est bel et bien une construction mentale. Elle ne diffère des mythes occidentaux sur les lieux exotiques, dont l’Himalaya, que par des précautions méthodologiques. Celles-ci tiennent compte des modèles actuellement en vigueur 4. Il s’agit de construire l’objet ethnographique en opérant par sélections et combinaisons. La construction choisit dans le matériel pour n’en retenir que certains éléments qu’elle agence dans un nouvel ensemble, présenté comme modèle compréhensif, voire explicatif de la réalité. De la sorte on obtient une maquette simplifiée et manipulable de l’ensemble complexe et insaisissable que la maquette est supposée représenter.

En l’occurrence, nous nous trouvons devant un matériel énorme. La culture des pays himalayens est une des plus complexes du monde. Nous limitons géographiquement notre investigation au Ladakh et au Népal. Mais nous y rencontrerons constamment les effets des grandes cultures voisines, l’ Inde, la Chine et le Tibet. La culture Tibétaine est particulièrement présente dans nos terrains. Le Ladakh est culturellement une partie du Tibet, échappée à l’occupation chinoise, et est appelé « le petit Tibet  » par les nostalgiques de la culture lamaïque. Quant au Nepal, notre aire d’investigation préférentielle est le site de Bodnath, petite ville comportant une population hétérogène de Newari, de réfugiés Tibétains, et de familles d’origine Gurung, Tamang, Raï et d’autres ethnies népalaises. La conséquence de cette situation est que l’étude des systèmes de représentation de la sante/ordre et de la maladie/désordre nécessite d’étudier l’ensemble du vaste système philosophico-religieux qui fait office de référence commune. Ce système articule des composantes dites « animistes » populaires omniprésentes, localement reprises dans le panthéon Bön, à des éléments richement figuratifs issus du polythéisme Hindou et à la symbolique très élaborée du bouddhisme Mahayana d’orientation Vajrayana, dite lamaïsme. Le tout est encore enrichi par les complexes spéculations et pratiques tantriques à la fois hindouistes et bouddhistes. La complexité et la variété des praticiens, agents de l’ordre/santé et guérisseurs divers, est le reflet de la diversité conceptuelle charriée dans le système des représentations philosophico-religieuses inspirant une cosmovision générale dite « himalayenne ». Au Ladakh, les agents traditionnels de la santé sont désignés par les termes de am-chi, des on-po, des lha-mo et des lha-bo, outre les lama guérisseurs. Au Népal, la situation est bien plus complexe. Il faut beaucoup de temps pour s’y retrouver parmi les catégories d’agents de la curation, et on n’est jamais au bout de ses peines. Je ne suis toujours pas fixé clairement concernant les attributions et compétences des sman-po, am-chi, bedayu, dhami, bijuwa, gubaju, jankri, melong, nag-pa, bönpo, jyotish, baidya, osha, kem-po. Et encore, à cette liste s’ajoutent des variations ethniques telles que celles des limbu qui disposent des catégories des phedangma, tshamba, angshi, mang-thukpa, yeba et baidang. Ce qui complique la situation est l’emprunt entre groupes ethniques de termes et de compétences, dont les nuances échappent au chercheur occidental. Celui-ci ignorant les dialectes locaux, assiste aux interminables discussions entre traducteurs et informateurs concernant l’origine gurung, tamang, limbu, raï ou newari d’un vocable et de son application pragmatique à une pratique. Et, en outre le chercheur se débat avec le problème de la transcription graphique des termes. En simplifiant à outrance, je me limiterai ici aux données provenant de l’observation et de l’interrogation de cinq praticiens caractéristiques. Je tenterai de décrire brièvement et d’expliquer schématiquement leur pratique, tout en sachant que cette pratique évolue dans le temps et que donc l’explication qui va suivre n’est que le reflet de leurs pratiques à un moment donné de leur trajectoire singulière. Ces figures ne représentant nullement des catégories homogènes et stables. Les traditions bougent tout comme les points de vue et les pratiques individuelles. Il y a un grand écart entre mes observations de 1978 et celles de 1996, dans la seule région de Bodnath. Mais un grand laps de temps n’est pas nécessaire pour obtenir de tels effets. Entre mon séjour de 1996 et mon retour de 1999, mes informateurs agents de santé avaient bougé, changé d’idées et de pratiques. Je tenterai de brosser un tableau systématique comparatif de pratiques cliniques, sous la forme d’un champ imaginaire orienté, d’un espace bipolaire fictif étendu entre deux repères: le pôle de la simplicité et celui de la complexité. Ces termes renvoient aux observations et aux explications fournies par les informateurs au sujet du modèle qui inspire ces pratiques. En l’occurrence, le pôle de la relative simplicité est représenté par le paradigme de la pratique des amchi et du dharma bouddhique, tandis que le pôle complexe est figuré par le paradigme du chamanisme et du système syncrétique animisme-polythéisme-bouddhisme. Le bouddhisme originaire est considéré ici comme une philosophie qui se donne comme objectif de déconstruire les figurations complexes polythéistes du monde pour accéder à une conception simplifiée. Il incite à détruire les illusions formelles fondamentalement impermanentes qui ne méritent pas l’adhésion. Cependant, ce bouddhisme intellectuel et abstrait n’est pas suivi par les masses qui résistent moins facilement que les ascètes à la fascination par l’imaginaire baroque du bouddhisme vajrayana, coloré des millions de dieux et démons des panthéons hindou et Bön. Les croyances populaires adhèrent plus volontiers à un bouddhisme religieux surchargé d’ une énorme masse de représentations mentales qui submergent le non initié. Il y a manifestement une tension entre la philosophie bouddhiste intellectuelle et élitiste, d’une part, et la religion bouddhiste polythéiste populaire, d’autre part. Cependant, l’opposition catégorique entre ces modalités de bouddhisme existe surtout dans la tête des intellectuels. Le commun des mortels dont le métier n’est pas de spéculer et est pris par les mille et un petits et grands soucis de la vie quotidienne, prend ce qui lui convient et fabrique système de représentation populaire qui est opérant dans la vie banale. C’est à la réalité commune que je m’intéresse ici. Je ne me réfère pas ici aux auteurs orientaux et occidentaux qui ont élaboré des théories savantes sur le bouddhisme et l’hindouisme. Je m’en tiens aux conceptions pragmatiques de mes informateurs et agents de la santé qui oscillent, selon les jours et les opportunités, entre adhésion à et critique de leur système de représentations usuel. 4. Cinq vignettes pour l’illustration d’un vaste et complexe champ clinique. Par vignettes j’entends des descriptions courtes, donc schématiques et caricaturales, destinées à illustrer mon propos. Ces descriptions sont des résumés rédigés à partir de mes notes de terrain, en sélectionnant les données de manière à produire un stéréotype. Il est évident qu’il y a un énorme écart entre la vignette et l’observation dont elle est issue. Mais cet appauvrissement est nécessaire pour avoir une vue d’ensemble dans un cadre aussi réduit que celui de cette communication. Ces cinq vignettes sont choisies parmi vingt-cinq observations personnelles amplement décrites et documentées. Je les ai sélectionnées parcequ’elles sont représentatives de la catégorie profession-nelle à laquelle appartient le clinicien traditionnel. Je les présente en partant de l’observation la plus simple pour terminer par l’observation la plus complexe du point de vue de l’ampleur quantitative et qualitative du matériel recueilli. Je présenterai successivement un amchi tibétain, un sman-po tibétain, une jhankri tamang, une lha-mo ladakhi et un yeba limbu. Les deux vignettes qui bornent la série font office de pôles: l’amchi est représentatif de la médecine traditionnelle et le yeba du chamanisme « original ». Les trois vignettes intermédiaires représentent des pratiques comportant à titre divers des éléments de la médecine et du chamanisme. Cette série n’est donc pas une juxtaposition de figures différentes mais une gradation de figures semblables qui constituent un champ transformationnel entre deux paradigmes opposés, le paradigme médical et le paradigme chamanique. On verra que le passage du paradigme chamanique, qui est « traditionnel » par rapport au « modernisme » du paradigme médical, comporte des gains et des pertes. 4. 1. Un amchi tibétain (Bodnath, Népal 1997) Nous sommes à Bodnath, dans la vallée de Katmandu. C’est une petite ville dont l’ancien centre est situé à une vingtaine de kilomètres de la capitale. Maintenant la route qui relie les deux villes est bordée d’une masse discontinue de constructions hétéroclites qui ont rongé la campagne. L’incontournable centre de Bodnath est le grand stupa, énorme coupole blanche déposée sur un socle rectangulaire à trois niveaux superposés. Il est surmonté d’un pinacle doré portant sur les quatre faces de son socle carré les yeux du bouddha qui regardent les pèlerins tournant inlassablement autour du stupa en priant. Par une étroite ruelle perpendiculaire à la circumambulatoire on accède à une placette minuscule entourée de vieilles façades en briques à loggias en bois. Là se trouve le cabinet de consultation d’Amchi Jampa. C’est un tibétain âgé d’une cinquantaine d’années. Comme la première partie de son nom l’indique, il est un amchi, c’est à dire un médecin tibétain traditionnel. Il est un réfugié des années 1960, et vit à Bodnath. En dehors de son local de consultation à deux pas du grand stupa, il a une consultation à l’hôpital public et fabrique ses médicaments et bâtons d’encens dans un atelier installé dans une grande et vieille maison où il vit avec sa famille et apparentés. Il est à la fois un physiologiste et un herboriste qui pratique une consultation populaire, systématique et économique basée sur un code de savoir désigné par le terme de Gyu-zhi ( transcription népalaise du terme tibétain Rgyud- bzhi). Le terme signifie « le livre des quatre traités ». C’est une encyclopédie qui s’enseigne dans les deux grandes écoles de médecine tibétaine (Gso-ba Rig-pa): l’école de Lhassa restaurée par les Chinois et l’école de Dharamsala soutenue par le Dalaï-lama et animée par la communauté des moines qui l’ont suivi en exil dans le Nord de l’Inde en 1960. La consultation d’Amchi Jampa est rapide et efficace ; les patients restent environ une demie d’heure. Il est assis, derrière sa table. Il est entouré des insignes habituels de son art: une bibliothèque de livres modernes et traditionnels en langue tibétaine. Derrière lui est suspendue une tanka (peinture sur coton) figurant le bouddha bleu de la médecine (Sman-bla). Tout un pan de mur est occupé par une armoire à médicaments, essentiellement fournie en bocaux de verre remplis de pilules brunes. Quelques statuettes en laiton et images multicolores de divinités du panthéon bouddhiste ornées d’offrandes sont disposées entre les médicaments. Par ailleurs, le local est extrêmement sobre, à l’image de sa pratique. C’est à peine si le praticien parle ou bouge. Il regarde attentivement le patient, le fait parler et au bout de quelques minutes l’anamnèse est finie. Les questions débordent à peine le symptôme: le patient signale simplement sa plainte et ses habitudes de vie élémentaires: travail, sommeil, appétit. L’amchi observe l’allure générale et le teint, fixe les yeux, inspecte l’intérieur de la bouche et la langue. Si le patient a pris soin d’apporter ses urines dans un récipient transparent de récupération, il l’examine longuement à contre-jour en la remuant. La partie la plus longue, la plus soigneuse et la plus déterminante de l’examen est la prise bilatérale du pouls. Le praticien s’empare de tout l’avant-bras avec les deux mains, en appliquant les dix doigts sur les tracés veineux. L’examen dure bien dix minutes pour chaque bras. Il demande ensuite à son commis d’aller chercher l’un ou l’autre bocal dans la pièce voisine, verse trente dragées sur un bout de papier, les emballe et dit par exemple “une par jour avec de l’eau chaude ”. Eventuellement il ajoute quelques conseils d’hygiène de vie, physique, mentale et spirituelle. Quelques formules brèves. Et la consultation est finie. 4. 2. Un sman-po tibétain (Bodnath, Népal 1978.) Remontons maintenant dans le temps. Nous sommes au même endroit, vingt ans plus tôt. Bodnath était à l’époque une petite ville isolée de Katmandu, isolée dans la campagne, qui n’était séparée du stupa que par deux rangées de vieilles maisons. Dans une ruelle qui conduit à une gompa (monastère), à l’entrée d’une petite cour, à l’air libre, une dizaine de personnes sont assises à l’orientale autour d’un vieillard. Il doit être agé d’environ quatre-vingt ans. Il est vêtu d’une goncha, une tunique rouge-brune sale et usée croisée sur la poitrine. Il porte une coiffe tibétaine traditionnelle en brocard élimé et pattes de fourrures mitées, mollement avachie sur une tignasse grise drue et fournie. Son visage est brun foncé comme brulé et profondément labouré de rides profondes. Dans une fente palpébrale étroite brille un regard d’une vivacité de feu. C’est un amchi de la vieille école, un Sman-po ou « homme du médicament » (Sman=Médicament, Po=Homme). Notre homme est né au Tibet, il s’est formé à Lhassa. Il s’appelle Dorje Lakpo. Sa consultation est, du moins dans son premier temps, semblable à celle de l’amchi: une brève anamnèse complétée d’une observation élémentaire et une longue prise bilatérale du pouls. Cependant il insiste d’avantage sur l’examen des urines. Les patients sont systématiquement invités à les apporter. Il regarde longuement ces urines en les remuant. Il vaut mieux que ces urines ne soient pas fraîches, qu’elles aient bien macéré de manière à être troublées et chargées de dépôts. C’est à ces conditions qu’elles se prêtent à une véritable lecture, une mantique systématique. Après cette première lecture, il les transvase dans un petit récipient en terre cuite à bord évasé. Sur ce bord, il dépose quatre baguettes de bois de manière à délimiter un cadre à neuf cases. Il se penche sur elles et entreprend une méditation, suivie d’un examen attentif accompagné de prières et formules. Il est en train de faire un diagnostic démonologique. Il déchiffre dans les urines les signes caractéristiques du démon supposé perturber le patient. Il existe en effet une démonologie extrêmement compliquée comptant mille quatre vingt démons. Ceux-ci sont dûment répertoriés dans le chapitre quatre du livre trois « Traité des maladies » du Gyu-zhi, intitulé « Les attaques par les démons (gdon) ». Les démons y sont représentés comme agents spécifiques de causalités pathologiques, principalement mentales mais aussi générales. Après avoir lu dans les urines, le Sman-Po envoie son commis dans l’arrière boutique chercher des pilules et les remet aux patients. Il ajoute systématiquement quelque chose par rapport à la pratique étudiée précédemment. Il déballe de sa housse en tissu noir de crasse un livre ancien composé d’une centaine de feuillets séparés, manuscrites en tibétain sur les deux faces, patinées jusqu’à la limite de la lisibilité et enserrées entre deux tablettes en bois. Il le feuillette et dispose devant lui un choix de feuillets. Il prend dans la main droite un petit sceptre en bronze appelé vajra et dans l’autre une clochette du même métal appelé gantha. Associant les deux instruments (yantra), des mouvements de la main (mudra) et des formules (mantra), il pratique le rituel élémentaire du tantrisme ou « art d’élargir la connaissance « (tantra). Il se concentre en agitant les deux symboles fonctionnant en couple: le vajra mâle exprime la rigueur de la méthode et le gantha symbolise la vacuité et la patience. Il peut encore s’aider d’un autre instrument (yantra) et déposer devant lui une feuille de papier ou une pièce de tissu représentant une figure schématique cosmologique ( mandala) pour effectuer un voyage imaginaire à travers ses méandres, jusqu’à la connaissance souhaitée. Par sa concentration, il est sensé entrer en communication avec l’énergie du monde et émettre à son tour une énergie supposée intimider le démon et le mettre en fuite. Un bon signe de succès, donc de fuite du démon, est que le patient lâche un vent, de préférence bruyant et malodorant (preuve que le démon était fort mauvais). Si le problème n’est toujours pas arrangé, le sman-po peut décider d’intervenir de façon plus vferme. Il peut alors recourir à la technique de la moxibustion. Il dépose sur les points saillants du patients (au sommet du crâne, de la nuque, des épaules, des coudes et poignets, des apophyses vertébrales, des pointes iliaques et des articulations) une petite mèche de feuilles de gerbera séchées, l’allume de sorte qu’elle se consume sans flamme. Le résultat en est un échauffement local censé modifier l’équilibre des humeurs et éloigner le mal. Si cette pratique ne suffit pas, il existe une autre technique. Elle consiste à chauffer un fer au rouge dans un petit brasero. Il dépose à même la peau du patient une sorte de petite cuillère en laiton parfois perforée en son centre et sculptée sous la forme d’un démon qui tire la langue. Le fer incandescent est déposé brièvement sur le centre de la cuiller juste le temps qu’il faut pour créer une brûlure superficielle analogue à une cicatrice de cautérisation. Si le mal ou le démon s’accroche toujours, le Sman-po peut recourir au rituel des gâteaux sacrificiels (storma). A cet effet il façonne manuellement plusieurs petits cônes en pâte de farine d’orge (tsampa) mélangée à du beurre, auquel il donne la forme d’un petit stupa par l’application d’un moule en bois ou laiton. L’objet est finalement décoré de quelques trais de couleur, de papiers coloré ou de sucre ou de petites friandises. C’est une offrande au démon. Si la force et l’intimidation n’ont pas fonctionnés, on offre au démon du gâteau pour le faire sortir. On commence par la manière forte et on finit par les douceurs. Si ca ne suffit toujours pas, il reste une dernière méthode qui est plus rarement utilisée car elle prend plus de temps: l’exorcisme. Le Sman-po prépare le rituel en fabricant une effigie (glud) qui est un double du patient. Ensuite, en présence du patient et d’assistants, il anime un rituel compliqué qui combine les techniques tantriques décrites plus haut avec des mantras activées par la frappe du tambour (dhangryo) ou du double tambourin (damaru). Le but est de faire passer le démon dans l’effigie. Et l’effigie chargée du démon est jetée dans les champs de manière à permettre au démon de rejoindre le champ de forces naturel d’ou il est venu. Cette dernière composante du rite de guérison, l’exorcisme, qui est complémentaire à la pratique du sman-po et qui a disparu de la pratique des amchi se trouve, est centrale dans les pratiques de guérison décrites par la suite. 4.3..Une jhankri tamang (Bodnath, Népal 1999) Revenons à Bodnath. L’esthétique de la ville ne s’améliore pas. Les vieux bâtiments traditionnels se dégradent, et malgré le fait que le centre historique soit classé patrimoine mondial, les maisons ruinées sont remplacées par des cubes en béton et briques, sans âme ni grâce. En fait ca tourne au chaos architectural qu’on retrouve partout dans le tiers monde. Les pèlerins tournent toujours autour du stupa mais ils sont dorénavant vêtus de casquettes à l’américaine, de baskets chinois, d’anoraks indiens, et doivent se frayer un chemin entre les marchands du temple qui vendent de l’ethnocaquaille aux touristes. Ceux-ci, tout égarés dans leur hallucination exotique, ou pire, mystique, marchent dans tous les sens, y compris le sens contraire des pèlerins, et ne cessent de se heurter aux mats de prières et quelques vaches dites sacrées, qui font les poubelles, c.à.d, inspectent les mélanges de détritus et de déchets ménagers déposés dans les coins. Quittons la cohue multiculturelle. Repartons dans les rues latérales à la jonction entre la vieille et la nouvelle ville. Les chemins sont transformés en bains de boue par la mousson précoce. En bordure d’un terrain vague où broutent des chèvres entre des mini-potagers protégés par des barbelés, s’alignent les carcasses d’immeubles en construction interminable. De ci de la, il y a quand même un immeuble achevé. Entrons dans l’un d’eux tout à fait banal laid comme tous les autres. Nous allons visiter une Jhankri, qui est une chaman (j’adopte cette graphie plutôt que celle avec un e final) originaire de l’ethnie des Tamang qui est un des treize groupes ethniques du Népal. Cette « tribu  » compte à peu près un million cinq-cents mille individus qui vivent principalement de l’agriculture dans les collines avoisinantes. Ils possèdent leurs propres traditions et chamans. Notre chaman se nomme Buddah Mayli Lama. Elle a 54 ans et a quitté son village pour venir pratiquer son art à Bodnath. Ce transfert géographique est fréquent pour les jhankri qui ont une activité itinérante, et sont d’autant plus souvent appelés au loin qu’ils sont célèbres. Il est plus rare qu’ils se fixent en milieu urbain, à moins d’y trouver une clientèle assurée. La clientèle des villes n’ayant pas les mêmes références que celle des campagnes éloignées, il est inévitable que la pratique se transforme. C’est cette transformation ou modernisation qui nous intéresse ici en tant qu’elle constitue une mise à l’épreuve de la structure de la pratique chamaniste. Le système de pensée auquel se réfère la jhankri et ses clients rassemble des représentations animistes, hindouistes, bouddhistes et tantriques. Dans cet ensemble domine le culte des déesses mères concentré autour de la figure de Kali, encore appelée Durga, et invoquée sous sa forme de Mahishamardini, ou tueuse du démon Mahishasura. Le commun des Népalais connaissent tous cette figure et ses mythes, régulièrement réactivés par des fêtes rituelles à l’échelle nationale et des cultes à l’échelle locale. Il n’est pas question ici de s’étendre davantage sur la complexité symbolique et la richesse imaginaire de ce système de représentations. Il suffit de savoir que ce système est sans doute le plus complexe du monde et le plus difficile à comprendre par des occidentaux. Il est tout aussi complexe à comprendre par les populations locales et c’est la connaissance des subtilités de ce système de forces et de figures qui fait la compétence des chamans et ritologistes traditionnels. Tout en se référent au culte de la Grande Déesse (Mahakali), Mayli Lama a abandonné la pratique des sacrifices sanglants réclamés par celle-ci. Ce n’est plus que dans des circonstances exceptionnelles qu’elle fait couler du sang de coq. Difficile de dire si c’est sous l’effet du bouddhisme ou du pragmatisme. Contrairement aux am-chi dont la compétence est fondée sur les études de textes, celle du jhankri est assurée par la reconnaissance sociale de son efficacité. Mayli Lama est une célébrité locale, et même internationale. Elle a fait l’objet d’une interview publié photos à l’appui dans une revue à grand tirage allemand et elle a servi de guru à un anthropologue nord-américain, professeur d’université. Ce succès relatif n’a rien enlevé à sa simplicité. Née dans une famille d’agriculteurs pauvres elle n’a pas fait d’études. Actuellement elle est fière de son analphabétisme qui est la preuve d’un savoir accordé par les dieux et non trouvé dans les livres. Elle se moque gentiment de la science des occidentaux, « qui écrivent des théories savantes sans rien comprendre à la réalité des choses ». Elle insiste sur la supériorité de l’efficacité du savoir inspiré par rapport au savoir appris dans le domaine qui est le sien: déchiffrer les signes du champ de forces du monde. Ce que confirment volontiers les lettrés instruits qui viennent la consulter: son art opère là où leur science est limitée. Son don a été révélé à l’age de douze ans à l’occasion d’une grave maladie diagnostiquée par les chamans et lamas locaux comme étant une possession divine. Après une longue initiation de quatorze années, elle a commencé sa pratique à l’age de vingt-six ans. Elle a donc actuellement vingt-huit ans d’expérience. Elle a hérité les dons, les savoirs et les instruments de son père, chaman de village. Mais pour y arriver, il lui a fallu s’imposer contre ses trois frères, tous candidats à la même fonction, tout en sachant qu’un seul peut hériter de la fonction paternelle. La transmission passe en effet par l’élection par la divinité tutélaire (Kul-devata) et son passage du corps du père à celui de l’héritier. Se soumettant aux épreuves imposées par la famille, les villageois et les jhankri en place, Mayli Lama s’est retiré pendant trois ans dans des cimetières, en proie aux éléments naturels, aux esprits des morts et aux forces divines. Pendant tout ce temps, elle était à charge de sa famille et surveillée par son maitre chaman (guru tantrique). De plus, elle est soumise à l’épreuve annuelle du festival des jhankri. Ceux-ci se rencontrent pendant trois jours à l’époque de la pleine lune, dans les principaux sanctuaires de Kali (Kaisakunda, Nagarkot, Rigishor) pour un concours de pouvoirs (Mahadeva-puja). Le cadre de son travail est lui-même une épreuve quotidienne. Ses consultations sont ouvertes au tout venant et ses cures sont publiques. N’importe qui, du moment qu’il est respectueux des rites, peut vérifier ce qui s’y passe. Mayli vit avec son mari commerçant et ses trois enfants au deuxième étage d’un immeuble modeste. L’escalier extérieur amène les visiteurs à une terrasse ouverte qui fait office de salle d’attente. Une pièce qui ne peut accueillir qu’une dizaine de personnes sert de lieu de consultation. Si les visiteurs sont nombreux, ils observent de la terrasse par la porte toujours ouverte. Cette pièce comporte deux scènes. Près de la porte d’entrée, la scène des exorcismes. Au fond, près de la fenêtre, la scène des divinations. La scène des exorcismes ne comporte que quelques coussins et bouts de tapis par terre pour le public. La scène des divinations comporte l’autel aux figures des divinités et instruments, la table aux ingrédients rituels, le siège du chaman et le coussin du visiteur. Entre les deux la table basse où trône le bil de riz qui sert de monnaie pour les dieux, d’objet transitionnel aux forces, et de réceptacle pour les billets de roupies qu’y glissent les patients en guise de (très) modestes honoraires. Ne pouvant vivre de son travail, elle est à charge de son mari. On ne peut prétendre qu’elle cherche à s’enrichir par son art. Ses rapports avec ses consultants sont simples, chaleureux, et directs. Rien de cérémoniel ou d’affecté. Aucune recherche ou scénarisation ésotérique. Rien de folklorique. Sa pratique et ses dires sont faciles à comprendre par le commun des mortels parlant le tamang ou le népali. Elle ne parle aucune autre langue. D’où notre reconnaissance pour notre intermédiaire et traducteur d’origine tamang et lui-même initié au chamanisme local. Lors des transes, elle utilise son dialecte, suffisamment ponctué de noms d’entités locales et d’onomatopées, de regards et de gestes explicites pour que le sens en soit évident. Elle complète ses rites par des explications et directives pour les clients. Elle reconnait les limites de son action rituelle, et la complète, le cas échéant de prescriptions de médicaments traditionnels à base d’herbes (les « simples » de l’herboristerie à consommer en infusions et non les « préparations » combinées des amchi à consommer en pilules). Elle conseille aussi en cas de maladie organique avérée de consulter un médecin allopathe, un médecin ayurvédique, ou encore l’un ou l’autre herboriste traditionnel (dhami ou bedayu). En présentant le contexte, nous avons déjà introduit le système de référence général de la jhankri et de ses clients. Précisons ici brièvement le système conceptuel ou mythe, auquel se réfère spécifiquement la méthode ou rite de notre jhankri. Notre médiateur tamang insiste auprès de ses interlocuteurs occidentaux pour que ceux-ci se montrent prudents dans l’usage des termes anglais gods, démons, spirits et souls qui traduisent les concepts locaux supposés correspondants. La jhankri, tout comme notre médiateur, se réfère à un système de représentations d’un monde de forces circulantes plutôt que d’entités substantielles. Les forces sont provisoirement liées à des formes invisibles lesquelles s’incorporent dans les corps visibles. L’imagerie qui représente ces forces est un codage: dont les figures sont les concepts. La terminologie utilisée ne désigne pas des êtres substantiels auxquels il serait possible de croire. Il s’agit d’êtres conceptuels, intellectuels et conventionnels destinés à rendre compte des processus invisibles qui produisent les effets visibles, en l’occurence, les malaises, les maladies et les malheurs. En avançant dans la conceptualisation de ces processus, nos informateurs parlent d’un champ de forces complexes, d’un réseau d’énergies qui tout en restant invisibles produisent des effets tangibles. Shiva et Kali sont les noms donnés aux deux grandes orientations des énergies: création et déstruction. Mayli se réfère principalement à son Kul-devata, qu’elle implore sous la forme de Mahishamardini. Son modèle (ensemble de théories, de méthodes et de pratiques) est celui du tantrisme hindouiste, avec quelques emprunts au tantrisme bouddhiste du Vajrayana. Ce qui est essentiel pour elle, c’est la connaissance expérimentale des énergies sortant des corps des défunts hantant les cimetières. Cette expérience est analogue à celle de la méditation démoniaque (tchöd) des moines bouddhistes du Vajrayana. Elle consiste à comprendre l’essence des âmes errantes (ou énergie des morts) sans se laisser effrayer par les figures qu’elles suscitent dans l’imagination. Cependant une fois qu’elles sont maitrisées, ces figures permettent de les identifier et d’agir sur elles. Mayli Lama dit reconnaitre différentes formes d’énergies néfastes qu’elle nomme lors de ses rites telles que Bayu, Bhut, Preda, Pishach et Massan. Chacune de ses nominations correspond à une pratique rituelle spécifique. Mayli explique le mécanisme de la sorcellerie locale: l’âme d’une personne frappée de mort violente (meurtre, accident, suicide, guerre) est condamnée à errer avant de trouver une occasion de réincarnation. Fragilisée par le choc et l’absence d’un accompagnement rituel elle risque d’être une proie facile pour un sorcier (choda) ou une sorcière (bokshi) qui s’en saisit, la charge de mal et l’introduit dans le corps d’une victime désignée par un commanditaire. Les rites de guérison de la jhankri appartiennent à trois catégories de « séances » à complexité et efficacité croissantes: les séances de divinisation (jokana), de purification (manchaune) et d’exorcisme (puja; ce terme tibétain est général et désigne une oration magique; le nom tamang est réservé aux initiés). Une consultation habituelle d’un quart d’heure comporte un jokana et un manchaune. Le rituel d’exorcisme qui clôt éventuellement une série de cinq à six rencontres comporte les trois séances, ce qui peut prendre près de deux heures. La séance d’exorcisme se résume comme suit. Le patient se tient assis à même le sol, les pieds orientés vers la porte ouverte sur l’extérieur. Devant lui se trouve le panier aux figures en pâte de farine (le double et les gâteaux sacrificiels) destinées à capter les esprits possesseurs. Le patient est relié à ces figures par un écheveau de fils des sept couleurs de l’arc en ciel, matérialisant la trajectoire des esprits. La jhankri est assise face à l’axe patient-panier-porte. Elle induit sa transe par méditation et un rituel tantrique épuré (avec mantra et mudra mais sans yantra). Quand la transe est induite elle est dite « montée  » par le Kul-devata). La possession se manifeste par les tremblements du tronc, le durcissement du faciès, le raccourcissement du souffle, la tension générale et brusquerie des gestes. Par sa gestuelle et ses invocations continues à voix haute elle incite les esprits à suivre le chemin indiqué. Elle leur parle au moyen d’offrandes (de fleurs, de fruits, d’argent, de riz, d’oeufs) frottés sur le corps de patient et déposées ensuite dans le panier aux figures. Le rite culmine dans la captation des esprits dans le corps d’un animal. Un coq vivant est frotté, puis frappé sur le patient, et jeté dehors. Le feu est mis au panier aux figures et offrandes. Un rite de purification par lavage suivi d’un rituel de renvoi du Kul-devata et de ses adjuvants devant l’autel termine le rite. Notons que ce rite est conforme à ce qui se décrit du chamanisme. Cependant, le rite est sobre. La transe n’est pas spectaculaire, sans altération de la conscience. La jhankri n’utilise pas couramment ses instruments de « force ». Mayli nous montré ses instruments hérités de son père: la couronne de plumes de paon, les baudriers aux rudaksha et gantha, le tambour (dhangryo) typique du chamanisme mongol, et le poignard magique (purbhu). Elle réserve ces instruments pour des situations exceptionnelles (combat magique avec Massan) et à sa participation au festival annuel. 4.4. Une lha-mo ladakhi (Sabu, Ladakh 1996). Changeons de décor et dirigeons-nous en Inde du Nord, au Ladakh, dans un petit village nommé Sabu situé à trente kilomètres de la capitale Leh. Le Ladakh est un pays de montagnes et de vallées à haute altitude, dans l’Himalaya occidental. Il comporte cent-cinquante mille habitants. Actuellement administré par l’Inde, on voit partout la présence de l’armée indienne qui monte la garde face à la Chine au nord et à l’est. C’est un territoire considéré comme un paradis par les ethnologues car c’est le dernier territoire de la culture tibétaine qui a gardé ses apparences, coutumes et rites. Sabu est un village d’allure moyenâgeuse avec ses maisons traditionnelles de forme carrée accrochées aux rives du torrent. Elles sont construites en briques de terre séchée et paille par leurs occupants avec l’aide de quelques maçons et menuisiers. Elles comportent généralement un étage et sont dotées d’une terrasse qui sert d’entrepôt et de support pour les lha-kang (sanctuaires familiaux) , le lha-to (autels des dieux domestiques) et les drapeaux de prières. Dans le village, on trouve une profusion de lha-to destinés aux divinités du village. Les abords du village sont bordés de longues séries de stupas en pierre (chorten) et de murs de prières. Le tout constitue une ceinture magique destinée à protéger les villageois contre la profusion des dieux et esprits qui peuplent les hauteurs (lha), les profondeurs (khlu) ou parcourent les environs désertiques du « monde du milieu » (lha-tsan), sans compter une foule impressionnante d’esprits ambigus. On peut également voir partout des lha-tos élémentaires en pierre destinés à tenir à l’écart les innombrables entités spirituelles. Il y en a partout. Rendons-nous chez Sonang Zangmo, qui est une femme d’une soixantaine d’années avec quarante-cinq ans de carrière chamanique derrière elle. On l’appelle lha-mo, c’est à dire  » femme habitée par un dieu ». Le don de chamanisme est surtout féminin. On compte quelques hommes désignés par le terme « lha-bo ». Sanom Zangmo est une praticienne forte appréciée pour sa sagesse, sa longue expérience et son efficacité. Sa vocation a commencé à l’âge de douze ans. Elle a fait une crise épileptiforme dont elle n’est sortie qu’après avoir consulté plusieurs référents traditionnels de la sagesse: des devins (on-po), des médecins (am-chi) et des moines érudits (lama). En fin de course, elle a été reconnue possédée par un dieu local qu’elle connait nominativement, car il a été identifié par un moine de qualité supérieure (rimpoche) et confirmé par un boudda réincarné (tulku). Depuis lors elle vit en cohabitation avec cette divinité qui la laisse tranquille la plupart du temps ce qui lui permet de vaquer à ses occupations domestiques et agricoles habituelles. Elle exerce la fonction de lha-mo en supplément, ce n’est pas une profession et la rétribution sous forme de dons est minime. La fonction n’est pas un bénéfice. C’est plutôt une catastrophe: les lha-mos se plaignent de cette charge très lourde, qui entraine un surplus de travail, des insomnies, des angoisses et des relations sociales compliquées par l’ambivalence dont elles font l’objet. Elle travaille donc dans la petite ferme familiale. Il faut savoir que généralement les lha-mo sont héritières d’un art familial qui se transmet de génération en génération. De temps en temps il y a des lha-mo qui sortent de familles sans tradition mais elles ont très dur à s’affirmer. Généralement les lha-mo qui ont du succès sont considérées comme puissantes parce qu’elles ont hérité le savoir d’un père lha-bo ou d’une mère lha-mo. Les familles de lha-mo (bo) n’appartiennent pas aux classes supérieures. Tout comme les familles d’am-chi elles appartiennent à la classe moyenne rurale et paysanne, et n’ont aucun privilège par rapport aux autres classes sociales. Notre lha-mo a hérité son savoir de sa famille mais pour pouvoir reprendre cette fonction elle a dû passer par une quadruple reconnaissance. D’abord, il lui a fallu être désignée par un dieu-possesseur. Ensuite, être reconnue par un lama de haut rang. Puis être initiée et confirmée par un(e) lha-(bo)mo. Enfin, ce qui est le plus difficile, être acceptée par la communauté villageoise. Voilà donc un système initiatique exigeant : savoir héréditaire, maladie élective, confirmation théologique, confirmation chamanique et reconnaissance populaire. Celle-ci est continue puisque les consultations sont publiques. Tout le monde voit et entend ce qui se passe, il est donc facile de vérifier si ces consultations sont efficaces. N’oublions pas que ce sont des villages où tout le monde se connaît, sait ce qui se passe et possède un regard critique à l’égard de ceux qui agissent sur la santé des autres. Décrivons brièvement le cadre de sa pratique. Sa maisonnette est petite, extrêmement démunie. Elle comporte une seule pièce assez vaste pour recevoir du monde. La pièce centrale est une grande cuisine construite comme un microcosme. Elle comporte deux points de forces: le foyer et le pilier central. Le foyer est traditionnellement un âtre à feu ouvert dont la fumée s’échappe toute droite par une ouverture carrée dans le toit-terrasse. Actuellement l’âtre est remplacé par un poêle en fonte décoré de symboles auspicieux en laiton. Quelque soit le dispositif, le foyer est considéré comme la divinité de la maison. A trois mètres de celui-ci se dresse le pilier qui supporte la poutre principale de la maison. Ce pilier est le siège d’une divinité masculine qui forme couple avec la déesse du foyer. L’axe qui relie le poêle au pilier délimite deux espaces. Coté fenêtre, on a l’espace sacré et coté porte l’espace profane. Dans l’espace sacré se trouvent les batteries de cuisine sur une étagère, les coussins pour la famille et les convives. Dans l’espace laïque se trouvent quelques réserves alimentaires et objets utilitaires. Les jours du rituel chamanique, la lha-mo officie dans l’espace sacré et les visiteurs restent dans l’espace profane. Sur la ligne de démarcation entre les deux espaces se promène la matrone, mère de la lha-mo qui veille au bon déroulement de la cérémonie. C’est également elle qui vend pour quelques sous au début de la séance les petits foulards de coton ou de soie (khatan) qui constituent une sorte de rémunération. Chaque visiteur achète un khatan, et quand son tour de consultation est arrivé, il salue la lha-mo en lui posant son kathan autour du cou. La relation entre la lha-mo et ses visiteurs est bon-enfant avant la transe. Dès que le rituel est enclenché, une distance hiératique s’installe qui culmine lorsque la chaman est possédée. Tout le monde sent la présence du sacré et se tient en position respectueuse. Dès la fin du rite, la chaman redevient une paysanne parmi les autres. Le respect est du à l’entité possédante, pas à son véhicule.. En effet, la lha-mo est désigné comme la monture du dieu, et rien de plus. Elle est un moyen, un médium. Quand tout le monde est entré, la matrone allume de l’encens dont la fumée enveloppe la lha-mo. Elle se trouve assise sur les talons face à l’armoire aux batteries de cuisine, dans laquelle se trouve l’autel familial: quelques statuettes des divinités familiales et titulaires en laiton ou en bronze, des chromos de tanka bouddhistes et des photos du Dalaï Lama. Devant elles sont disposés sur une petite table basse des plats dans lesquels se trouvent du riz, de l’orge, de l’eau, des cordelettes de sept couleurs différentes, un gantha et un vajra, un couteau, parfois un phurbu (poignard sacrificiel) et un damaru (tambour à deux faces). Du point de vue du rituel Sonang-Zangmo est une lha-mo sobre, c’est à dire que sa transe ne sera pas particulièrement spectaculaire. Elle médite et appelle la divinité, en faisant les mêmes gestes que le sman-po décrit plus haut. Au bout de cinq à dix minutes, elle délaisse les instruments liturgiques afin de saisir l’instrument chamanique par excellence: le damaru. Ce petit tambourin est généralement constitué de deux calottes crâniennes reliées ensemble par le vertex, tendues de peaux frappées alternativement par un battant fixé au manche. Elle l’actionne vivement en faisant ses invocations à voix haute ponctuées par de grands cris hauts et forts. Soudain, elle tremble très fort de tout le corps: le dieu la monte. En état de transe elle revêt son costume de fonction. Elle se couvre la tête d’ un voile rouge qu’elle drape de façon à se couvrir la bouche. Elle se coiffe de la couronne à cinq volets décorées des cinq figures de bouddha: elle signifie ainsi sa soumission ainsi que celle de sa divinité titulaire à l’autorité de bouddha. Elle porte également une collerette rouge, sorte de cape brodée. La figure générale est rouge. Elle se calme et instantanément la consultation peut commencer. Tout le monde passe à tour de rôle devant la chaman en s’asseyant sur les talons. On parle peu, posément et à voix basse. Et tout le monde entend tout. Sonang-Zango a une pratique très sobre d’extraction du mal. Elle emploie de temps en temps un petit chalumeau en cuivre, l’applique sur l’endroit douloureux du patient, aspire et recrache le mal dans un petit récipient où on peut voir flotter un caillot de sang. Tout le monde se penche pour regarder: le caillot est là, rouge et noir, le mal est bien sorti. Une autre manière de faire est d’utiliser le damaru. La chaman appuie le bord tranchant du damaru sur l‘endroit douloureux,, applique sa bouche sur l’autre bord et aspire en prononçant des mantras. Le mal se promène à la surface du tambour, elle le prend en bouche et recrache le caillot. Ce rite peut prendre des formes spectaculaires, mais en l’occurrence la lha-mo a tendance à réduire l’aspect visuel au bénéfice de rituel prononcé. La cérémonie se termine avec le départ des patients, il n’y a pas de rite de clôture. 4. 5. Un yeba limbu (Dakshin-kali, Népal 1999). A dix-huit kilomètres au sud ouest de Katmandu, se trouve un sanctuaire consacré au culte de Kali sous sa forme sanguinaire, fondé vers 1660 par le roi Pratapa Malla. Dakshin-Kali est un lieu de pèlerinage très populaire. Situé au fond d’une gorge profonde aux parois richement boisées, traversé par un torrent sacré venant d’une montagne tout aussi sacrée, le temple est une cour rectangulaire à ciel ouvert selon la tradition archaïque. Au centre trône la déesse terrible sous la forme d’une figure de pierre usée et recouverte d’une épaisse croûte de poudre rouge et de sang coagulé. Elle est entourée des sept mères divines. Les pèlerins lui sacrifient les animaux, égorgés sur place par des sacrificateurs patentés. On ne sacrifie que des animaux mâles: coqs, boucs, béliers, taureaux. En outre, la foule offre du riz, des fleurs, des bâtons d’encens, des fruits, de l’argent en pièces de monnaies, de la pacotille de couleur rouge. Le lieu est animé comme une foire par la présence de marchands d’offrandes, de saltimbanques et de mendiants. Comme les autres sanctuaires de Kali, celui-ci attire des chamans, venus souvent de très loin. Ayant appris que parmi ces étrangers figurait un chamane fameux venant du pays des Limbus, notre informateur a engagé notre équipe a passer trois jours sur place, dans une ferme transformée en logis pour pèlerins, en compagnie de ce praticien. Il s’agit d’un chamane du plus haut grade, un yeba, personnage qui se trouve entre le prêtre et le guérisseur. Il est originaire de l’ethnie des Limbu, dont les fortes et originales traditions sont en cours de disparition. Il ne reste que cent-cinquante à deux-cent mille limbus répartis entre le Népal oriental, le Sikkim et le sud du Tibet. Un enregistrement anthropologique de sauvetage a été entrepris avec la collaboration des derniers chamans. Ces recherches ont été publiées en 1995 (Chaitanya Subba, The Culture and Religion of Limbus, à compte d’auteur à Katmandu). Les Limbu sont pour la plupart des agriculteurs regroupés en villages situés dans des clairières de montagnes. Ils vivent de la riziculture en terrasses et de la chasse. La cosmovision des Limbu est très riche et extrêmement compliquée. Cette complexité du système de représentation du monde, des dieux, démons, esprits et âmes errantes nécessite la compétence d’experts qui sont la mémoire vivante d’une tradition exclusivement orale. Ces experts cumulent les fonctions d’historiens-récitants, de prêtres-ritologistes et de chamans-guérisseurs. Notre informateur s’appelle Man Bahadur, originaire de la région de Taplezung, à l’extrême est du Népal. Sa compétence lui a été transmise transgénérationnellement. Son père était un phedangma (chaman en rapport avec les esprits de la forêt, sans élection divine) et sa mère une mangthukpa (chaman sélectionnée par un Kul-devata ou divinité familiale). Son grand père paternel venu du nord du Tibet à la frontière chinoise savait encore pratiquer l’envol de l’âme, tout comme la translocation (transport instantané d’un lieu à l’autre) et la télékinésie (transport d’objets par la force de la pensée). Le père a perdu cette faculté en déménageant vers le Népal. Man Bahadur se dit possédé par le Kul-devata Yehilya, envoyé par la triade hindoue Brahma, Civa et Vishnu. Dès sa naissance, il était frappé d’un tremblement. A huit ans, une vision lui a révélé l’identité de son Kul-devata. A l’âge de neuf ans, il est capturé par un esprit de la forêt qui le garde pendant cinq mois. Il en revient initié aux forces de la nature. Il en garde un caractère sauvage sensible. Il est initié ensuite par un guru chaman Bijuwa. A dix ans il était chaman et à quatorze il était célèbre. Maintenant, à vingt huit ans il a déjà quinze disciples. La raison de son pèlerinage à Dakshin-Kali est un rite d’activation de ses pouvoirs. Il nous explique que la région de Dakshin-Kali est considérée par ses compatriotes comme extrêmement puissante. Il n’est pas étonnant qu’il se trouve si loin de son pays, car les yeba limbus sont de grands marcheurs, ils voyagent énormément dans leur pays mais également en-dehors car ils sont appelés de partout pour faire office de maîtres de cérémonies de propitiation et d’exorcisme collectifs. Le yeba se sent bien dans les grands espaces, et officie de préférence à l’air libre, sur les places publiques ou dans des bâtiments à usage collectif. Un yeba est un chanteur de la tradition locale, il connaît les récits (mundums) de la création du monde, des dieux et démons, les mythes d’origine des grands lignages, la liste des fondateurs des clans, ainsi que sa propre généalogie. Toute pratique chamanique commence par la scénarisation du monde invisible qui constitue à la fois la consécration de l’espace sacré comme microcosme reflétant le macrocosme et la preuve de la compétence du chaman fondée sur les antécédents sacrés de son savoir. La complexité et durée de la cérémonie est un facteur de disparition car il est couteux. Le rite doit être financé par l’ensemble du village, il nécessite une importante instrumentation avec beaucoup d’ingrédients et la participation de trente à quarante personnes dont le logement et nourriture est à charge des organisateurs pendant toute la durée du rituel de deux à six jours. C’est donc une organisation couteuse. Le yeba doit d’abord organiser un espace mental, imaginaire et symbolique. Dans un premier temps, il rassemble les villageois pour un long récit de l’histoire des dieux et de la tribu. Ces histoires sont extrêmement compliquées. Les Mundums décrivent trois catégories de forces surnaturelles: les dieux (Mang), les divinités secondaires (Sammang) et les accompagnateurs des dieux (Sammang Chyang). La divinité supérieure à la fois masculine et féminine porte le nom de Tagera Ningwaphu Mang, réincarné dans la figure féminine de Yumma Sammang, honorée dans tout le pays Limbu. Elle commande à une foule innombrable de divinités, démons et esprits naturels dont la nomination varie de région à région. Il faut être doué d’une mémoire exceptionnelle et être un expert pour pouvoir distinguer et nommer toutes ces entités et leurs attributs. C’est la fonction du Yéba de visualiser la cosmovision, le système de représentations dans lequel il va agir. C’est pour ça qu’il y en a si peu car très peu ont encore la connaissance des Mundums et des généalogies. Notre Yeba a construit son rituel en quatre étapes. Le premier jour a été consacré aux récits et explications des Mundums. Le soir il a fait l’étalage de ses instruments de pouvoir. Toute la journée du lendemain il s’est activé à préparer le cadre et les ingrédients du rite. Enfin la nuit a été consacrée au rite. En l’occurence, le rite était une cérémonie d’offrande propitiatoire collective, dite Tamsingh gera. Ce rite puissant est destiné à renforcer les pouvoirs du chamane et à stimuler sa lucidité divinatoire, de manière à lui permettre de voir les destins collectifs et individuels, à soigner les malades présents et à prévenir les malheurs collectifs et individuels. La topologie magique, établie en l’occurrence dans une grand salle ouverte à tous comporte en son centre une échelle en bambou à neuf degrés, dressée vers le ciel, qui matérialise l’axe cosmique et le passage entre le monde des humains et celui des êtres supérieurs. Au sommet sont fixées des offrandes (des lampes à beurre, des bouteilles d’alcool local (chang). A la base sont disposés des montages de bâtonnets réunis par des réseaux de fils de couleurs (indreni) destinés à capter les forces nocives. L’échelle comporte un côté masculin et un côté féminin, les différents degrés symbolisant les différentes étapes par lesquelles doit passer mentalement le yeba pour monter vers le monde surnaturel. Au pied, on retrouve des paniers dans lesquels sont plantés toute une série de bâtonnets reliés entre eux par des réseaux de cordelettes. A proximité, sur une natte, sont disposés trois grands paniers dans lesquels le Yeba dispose les fétiches et instruments hérités des générations précédentes. Le panier central est consacré à Tagera Ningwaphu Mang, les autres à Shodong Legmuhang et à Purugmi Yumbhami, trois dieux qui correspondent à Mahadeva, Vishnu et Brahma du pantheon hindou. Ainsi se trouve construit un espace magique instrumentalisé très complexe. Après avoir récité les mundums et planté l’espace symbolique, le rite peut commencer dès que la nuit est tombée. L’action principale est représentée par une transe spectaculaire. Le Yeba frappe longuement un grand tambour (dhangryo de type Sibérien), tambour chamanique par excellence à deux faces avec un long manche en bois sculpté en forme de têtes de démons dont la langue tirée se transforme en poignard. De façon très rythmée, avec l’assistance d’un acolyte, il bat ce tambour pendant plus d’une heure en appelant a son secours ses multiples dieux et démons. Dès que la transe est installée, il s’équipe de son armure magique. Il enfile sa grande robe blanche à bordures rouges, ses sachets aux amulettes, sa ceinture de sonnailles et ses baudriers magiques. Finalement il se couronne de sa coiffe de plumes noires et blanches. Ainsi équipé, il danse autour de l’ échelle cosmique, dans le sens contraire des periambulations des bouddhistes autour des stupas. Les bouddhistes tournent avec l’épaule droite vers le dieu protecteur. Ici, c’est l’inverse. Tout en tournant autour de l’axe cosmique, il tourne sur son axe dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Il tourne sans arrêt autour de l’axe cosmique cent-huit fois. La transe est maintenant bien installée. Le yeba tremble vigoureusement de tout son être d’une fièvre sacrée. Sa fonction divinatoire est activée. Il est supposé habité de visions envoyées par la divinité qui le possède. Tout en tremblant, d’une voix transformée, haut perchée et chevrotante, il annonce publiquement les destins individuels et collectifs. Il peut alors commencer à chasser les démons et utilise pour cela la technique des effigies et des structures de cordelettes (shilamsakma) pour capter les démons. Les malades viennent s’asseoir un à un devant lui. A la fin de la cérémonie, le yeba bénit toute l’assistance. Ensuite il remercie les instances, les congédie et clôture. 9. Entre théorie bouddhiste et transe chamanique : deux paradigmes du savoir appliqué. Voici donc passées en revue de manière très schématique cinq pratiques, depuis une pratique sobre jusqu’à une pratique plus spectaculaire. Il y a là une logique qui se dégage sous la forme d’un apparent continuum bipolarisé. Nous examinerons successivement les lignes de force des représentations médicales de l’ am-chi, puis celles des représentations chamaniques du yeba. Nous les considérons comme des paradigmes, c.à.d. des représentations exemplaires et explicatives qui bornent le champ clinique dans lequel se situent les pratiques du sman-po, de la jhankri et de la lha-mo. 9. 1. Le paradigme de la médecine bouddiste. Historiquement la médecine bouddhiste (Gso-ba Rig-pa) et l’enseignement bouddhiste (Dharma) sont indissociablement liés dans le chef de leur fondateur commun Gautama Siddharta, ou le Bouddha historique. Dans les lieux de pratique des am-chi se trouve systématiquement une tanka ou une effigie figurant le bouddha de la médecine (Sman-bla) de couleur bleue, assise à l’orientale, les mains posées l’une sur l’autre tenant le bol à médicaments. Le dharma est un traité de thérapeutique spirituelle qui enseigne l’essence douloureuse des expériences humaines qui sont « la mort, l’union avec ce qu’on déteste, la séparation avec ce qu’on aime et l’impuissance à obtenir ce qu’on recherche ». La cause de la douleur est « la soif du plaisir des sens, de l’existence, de devenir et de non-devenir ». Le remède est l’arrêt de cette soif en poursuivant « la non-attraction, le renoncement, la délivrance et le détachement ». Ce qui entretient la soif et contrarie l’action des remèdes est l’ignorance, cause fondamentale du mal, sous la forme de ses trois passions: l’agressivité, l’obscurité mentale et la concupiscence. Le remède est la connaissance, et son but ultime, l’illumination ou connaissance absolue. Dès lors, la première tache est de déconstruire les illusions, et plus particulièrement ces illusions que sont les dieux et les démons. La pensée bouddhiste est au départ une philosophie antireligieuse, une réaction contre le démonisme (au sens des daimon, c.à.d. figures des êtres spirituels à la fois bienveillants et malveillants). Cette déconstruction affecte également les figures du moi et de l’âme. Le concept de l’âme (bla en tibétain) diffère de l’âme occidentale et surtout chrétienne. Il ne s’agit ni d’une entité à la jonction entre le visible et l’invisible, ni d’une parcelle de divinité déposée dans l’humain , ni de l’âme individuelle et immortelle des chrétiens qui monte au paradis. Le bouddhisme ne croit pas non plus en cette forme d’âme appelée “ psyché ”. Ils ne croient pas en une psyché personnelle dont l’émanation serait l’égo, le moi, cette figure imaginaire à laquelle nous nous identifions et qui unit dans une représentation unique nos différentes fonctions psychiques. Ils ne croient ni en l’âme divine, ni en l’âme psychologique. Mes informateurs insistent sur le fait que bla n’est qu’un mot pour désigner une énergie momentanément isolée dans un corps. Ils le font correspondre à l' »atman » qui cherche à rejoindre au plus vite le « brahman » dont il est provisoirement séparé. Il existe pourtant une confusion phonétique dans le langage courant entre le terme “ bla ” désignant l’âme et “ lha ” qui désigne la divinité. Chaque fois que le terme intervient, on ne sait pas de quoi on parle: d’un notion abstraite, d’une figure imaginaire, ou d’une entité substantielle. C’est le contexte de l’énoncé qui le précise et qui spécifie également l’adhésion personnelle du locuteur aux énoncés officiels. Les informateurs se réfèrent cependant régulièrement à un principe spirituel à la fois individuel et transindividuel désigné par la notion de karma. Ce principe individuel est de nature psychologique mais il est évanescent. Ils sont obligés d ‘en tenir compte pour comprendre la persistance transindividuelle des conséquences des actes posés par les individus. Comment comprendre les effets actuels d’actes posés dans des vies antérieures sinon en admettant qu’il existe une entité psychique transindividuelle qui se réincarne. De la sorte la faute et le malheur causés par des actes immoraux passent d’individu en individu à travers le cycle des réincarnations. Ils admettent donc un principe individuel sans que celui-ci soit propre à l’individu. Il est trans-individuel mais habite l’individu le temps d’une vie. Et pourtant ce principe n’est pas l’âme, c’est uniquement un principe de causalité qui fait que les effets d’actes antérieurs ne sont jamais perdus. C’est donc une trace logique, historique, une valence en termes de bien ou de mal détachée de toute fonction psychologique. C’est une légèreté ou un poids qui affecte une existence concrète. Les maladies peuvent être l’effet du karma. Dans le Ghyu zhi les maladies « karmiques » sont considérées comme l’effet du principe transindividuel sur l’équilibre des énergies vitales. En résumé, le modèle de réalité élaboré dans le Gyu zhi réduit le système des représentations de l’invisible à deux éléments: un élément d’ordre qualitatif qui détermine la qualité des vies futures (karma) et un principe quantitatif qui est l’ensemble des énergies (khams). Celles-ci sont constituées des cinq éléments qui composent tout ce qui est: terre, eau, feu, air et éther (ou vacuité). Ces cinq « agrégats » constituent les khams qui parcourent le corps sous la forme d’énergies informelles. Lesquelles se formalisent en se transformant en humeurs subtiles. On retrouve ainsi dans le Ghyu zhi la théorie des trois humeurs composées chacune à partir des cinq éléments. Ces trois humeurs sont traduites par les termes « air, bile et flegme  » mais n’ont aucun rapport avec les fluides biologiques que désignent les termes occidentaux. Les am-chis expliquent que leurs humeurs sont bien plus subtiles et complexes. Ce sont trois principes de fonctionnement: le lung (Rlung), traduit par air, correspond au souffle subtil ou le pneuma. Le tispa (Mkhris-pa), traduit par bile, désigne le principe igné. Le bad-kan (Patkonia), traduit par flegme, désigne le principe humide. Le lung est une pression qui correspond à la force vitale qui traverse le corps. Il assure la fonction kinétique du corps. Tout ce qui bouge dans le corps est poussé par le lung. Les mouvements compliqués comme le fait de marcher, de travailler,…sont liés à la possibilité d’une force motrice qui vient du lung. Le lung est connecté à l’esprit (pensée véhicule d’intentions). Le lung est l’humeur qui alimente la force de la pensée, de l’intention, de la croyance. Le lung est donc un principe de santé, mais un excès de lung produit aussi la maladie. Penser trop produit des croyances, des dieux et des démons. Les penseurs excessifs sont considérés comme des fous du lung car ils passent leur temps à produire des théories qui sont des matérialisations du lung et ces théories sont du vent. Le lung est sous le contrôle de l’esprit. La volonté (sems) peut aussi ramener le lung à sa juste mesure comme le formule le dicton: “Le lung est comme un cheval aveugle et le sems comme son cavalier sans jambes ”. Le lung intervient dans toutes les fonctions qui nécessitent une augmentation de pression dans le corps. Les effets les plus sensibles du lung sont : le fait de cracher, uriner, déféquer, éjaculer, se moucher, et aussi les battements du cœur et les mouvements respiratoires. La tispa traduite par bile est de nature ignée. Elle est lié au feu. Elle est active, non tant du côté de la motricité que du coté du rythme de fonctionnement, la vitesse, la lenteur et la manie. La bile ajoute le feu au lung pour produire la passion. C’est le feu qui réchauffe le corps, brûle la nourriture, qui est associé au réchauffement du sang (avoir le sang chaud) et fonctionne dans le métabolisme de dépense (le fait de transpirer et se fatiguer dans son travail). Elle est l’agent de la consomption, c’est à dire de l’épuisement de la personne brûlée par un feu intérieur. C’est la maladie des passionnés, des mystiques, des personnes qui se consument dans leur liaison intime avec les dieux, les démons et les esprits que peu à peu ils s’émacient et meurent. Le bad-kan traduit par flegme constitue tout ce qui est fluide dans le corps. Le terme est composé de “ bad ” qui veut dire terre et “ kan ” qui signifie l’eau. Le mélange de l’eau et de la terre forme un fluide visqueux comme de la boue, qui s’écoule plus ou moins lentement d’après la teneur respective en liquide et en éléments. Le bad-kan est le principe qui prend forme dans tout ce qui a une consistance visqueuse dans le corps, c’est à dire les fluides biologiques dans leur ensemble ou encore ce que nous appelons dans notre vocabulaire les sérosités et sécrétions. Le lung intervient pour chauffer le sang, mais c’est le bad-kan qui détermine la fluidité du sang. Un faible bad-kan fait que le sang est trop liquide et une hémorragie devient alors dangereuse. Quand au contraire le bad-kan est élevé, le sang est s épaissit avec le risque de production de caillots. Le bad-kan est aussi l’agent de production du liquide péritonéal et pleural et bien sûr des sécrétions génitales comme les menstruations, le liquide prostatique et le sperme, dont la consistance varie entre liquidité et viscosité. Cette explication humorale a une limite: elle ne parvient pas vraiment à rendre compte des pathologies mentales. C’est beaucoup plus complexe. Pour en rendre compte le Gyu zhi, qui essaie d’épurer les représentations des fonctions physiologiques, est obligé de réintroduire les démons. Le bouddhisme essaie d’éliminer les démons des anciennes religions, mais ceux-ci reviennent en quelque sorte lorsqu’il s’agit de comprendre la causalité des maladies mentales. Il existe cinq grandes catégories de perturbations mentales : 1- La maladie mentale karmique est la plus importante. On devient fou car on a un mauvais karma, parce que dans les vies antérieures, on a mal agi et répandu le mal autour de soi. Un des plus grand malheurs est le fait de détourner les autres du détachement, de les distraire dans leurs prières et de ramener dans la jouissance sensuelle ceux qui sont en voie de s’en détacher. 2- L’extrême souci, au sens existentiel du terme mais aussi au sens de l’avidité comme mouvement qui vise à obtenir absolument une valeur supérieure ou matérielle. L’avidité divine, c.à.d. la volonté fanatique de rencontrer dieu est une maladie. Toute avidité et toute forme de jouissance est maladie mentale. Pour guérir il faut déconstruire ce vers quoi on tend pour annuler ce souci excessif. 3- La perturbation des trois humeurs qui oriente les caractères ou les tempéraments, c’est à dire la manière de vivre journellement, de s’orienter vers un certain type de perturbation mentale qui condense les tendances journalières. 4- Les poisons organiques sont des agents déclencheurs qui interagissent avec le karma, avec la manière dont on se soucie et la manière dont est réglée l’humeur. 5- Les démons sont les agents qui sur base des quatre autres étiologies évoquées (karma, souci, déséquilibre des humeurs, poisons) donnent à la pathologie déjà en cours sa forme spécifique. Chaque démon oriente la maladie ou déséquilibre humoral vers un style phénoménologique particulier ou, en termes occidentaux, un tableau clinique. Actuellement, les am-chi abandonnent l’étiologie démoniaque. Même si les démons (gdon) ne sont pas des entités mais des signifiants, leur archaïsme les rend suspects aux yeux des modernes. Les pratiques d’exorcisme, qui font encore partie intégrante de l’art du sman-po ont disparu dans la pratique de son successeur am-chi. La médecine tibétaine est en cours de modernisation. La paradigme s’épure par autocensure et se rapproche du paradigme de la médecine occidentale. Cela entraine un gain en crédibilité aux yeux des modernes, mais se paye d’une perte de spécificité, c.à.d. une perte de la référence au dharma, de plus en plus discrète. Le transfert de la pratique de la médecine tibétaine dans un contexte occidental, donc avec un public non initié au dharma, appauvrit singulièrement la pratique réduite à une consultation technique sans plus, ni incidence psychologique, ni promotion spirituelle. De cela, j’en ai les témoignages directs par un am-chi travaillant à Moscou et la consultation avec un autre à Amsterdam. Sortie de son contexte, la pratique n’est plus que l’ombre d’elle même. 9. 2. Le paradigme de la magie chamanique.

Le chamanisme est bien connu en occident grâce à une importante littérature ethnologique et à la synthèse qu’en a fourni la somme anthropologique de Mircea Eliade [[Mircea E. Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase (1951), Payot, Paris 1968.]]. On ne trouve pas dans cet ouvrage d’allusion au chamanisme népalais. Pour Eliade le terme de chaman doit être réservé aux praticiens de l’extase. Dès lors les praticiens de l’enstase devraient être considérés comme des médiums possédés. Les auteurs anglo-saxons auxquels je me rallie sont moins tatillons et parlent couramment de chamans pour désigner les jankhri, lha-mo (bo), yeba et leurs collègues. La distinction entre exstase et enstase ne me parait pas fonctionnellement pertinente. En effet, la transe conduit systématiquement à l’extase, qu’elle soit la manifestation de l’envol de l’âme du chaman ou de sa possession par l’entité. Suffisamment de chercheurs actuels associent possession et chamanisme dans un seul et même processus 5. De mon matériel d’observation il ressort que la pratique des chamans au Népal est passée du vol de l’âme à la possession (donc de l’extase à l’enstase) sans changer pour autant de paradigme. Le grand père du Yeba est représenté comme pratiquant encore l’envol de l’âme, ce qui a été perdu par le père. Or entre les deux, il y a eu un changement de contexte suite à une translocation (de la Chine méridionale au Népal oriental). La jhankri de Bodnath a abandonné les instruments et la scénarisation de la transe en quittant son village des collines pour la zone suburbaine. La transe se fait discrète dans ses manifestations visibles, mais l’extase reste l’élément invariant essentiel.

Qu’est ce qui persiste comme paradigmatique dans ces transformations? Ce qui reste inchangé c’est l’origine du savoir du chamane: par l’extase, ce savoir lui vient de l’Autre. Que ce soit par le fait de voyager vers l’Autre ou que ce soit par le fait d’être habité par l’Autre, qu’il aille vers l’Autre ou que l’Autre vienne à lui, ce qui compte c’est que le savoir vient par la voie de l’inspiration et non par celle d’étude. C’est un savoir immédiat et non médiatisé. Le savoir vient de l’expérience de la transe et non de la discipline de l’étude. Ce qui est également inchangé c’est la croyance de la collectivité dans l’efficace du chaman. Les auteurs anglo-saxons utilisent volontiers le terme de « faith healers », guérisseurs par la foi, comme équivalent de chamans 6.

L’art du chaman qui était classiquement expliqué par la magie et la sorcellerie l’est actuellement par le processus de l’efficacité symbolique, lequel explique également la magie et la sorcellerie. La théorisation de ce passage est l’œuvre de Lévi-Strauss. Dans un premier texte il confirme « les mécanismes psychophysiologiques de la mort par conjuration ou envoûtement en se basant sur l’étude « Voodoo Death » de Cannon W.B. (1942). L’efficacité de la magie repose sur la croyance dans la magie. Et cela de la part des trois protagonistes concernés: il faut que le sorcier croie dans ses techniques, que le malade ou la victime croie dans le pouvoir du sorcier, et que la collectivité croie dans le système culturel qui les rend possible. Levi Strauss illustre son idée par un cas de sorcellerie chez les Nambikwara du Brésil central, un autre chez les Zuni du Nouveau Mexique, et un cas de chamanisme chez les Kwakiutl de l’ile de Vancouver au Canada. Cette dernière étude (un cas publié par Boas en 1930) est remarquable par le fait que son principal protagoniste, du nom de Quesalid, est un incrédule.

Il cherche à démasquer la supposée supercherie des chamanes de sa tribu, et pour cela, il s’initie à leurs techniques. Le chaman, même incrédule, ne peut s’empêcher de croire au système qui se construit dans son esprit, en constatant l’efficacité de techniques faussées et mystificatrices. Ce que Lévi-Strauss appelle le système ou le complexe chamanique comporte « l’affabulation d’une réalité inconnue faite de procédures et de représentations, est gagée sur une triple expérience: celle du chaman (…) qui éprouve des états spécifiques de nature psychosomatique, celle du malade qui ressent ou non une amélioration, enfin celle du public (…) et la satisfaction intellectuelle et affective qu’il en retire 7.

L’élément fondamental du système est la reconnaissance du shaman par le groupe, ou plus exactement la reconnaissance par celui-ci de la crise initiale qui l’a fait chaman. D’où la nécessité pour le chaman de répéter sans cesse le récit de la crise qui fonde sa compétence et d’agir dramatiquement et publiquement cette crise dans sa mise en scène collective. Son « abréaction » produit chez le malade une abréaction analogue de son propre trouble, par identification au chaman. Le rapprochement entre chaman et psychopathe opéré par Lévi-Strauss donne lieu à une critique par Leiris ce qui oblige Lévi-Strauss à y apporter des nuances.

La collaboration entre la tradition collective et l’invention individuelle produit une structure, c.à.d. un système d’oppositions et de corrélations qui intègre tous les éléments d’une situation où sorcier, malade et public, mais aussi représentations et procédures, trouvent chacun sa place. La condition de l’efficacité est la participation de tous à l’abréaction, la participation émotive à une représentation commune d’une transformation d’un chaos inquiétant en une cohérence rassurante. Ce processus de l’efficacité symbolique sera réaffirmé et développé par Lévi-Strauss dans son deuxième texte de la même année 8.

Une conclusion en est que la pensée magique instaurée au principe de l’efficace du chaman fournit un nouveau système de référence qui intègre la contradiction entre les deux systèmes de référence qui sont le signifiant (toujours excessif dans la pensée) et le signifié (toujours en manque dans l’univers). La fonction de la pensée magique serait de compenser le manque de signification de l’univers avec la richesse signifiante de la pensée. Certes, mais alors les mécanismes en œuvre dans la pensée magique sont les mêmes que ceux qui opèrent dans toute pensée humaine. Il n’y a pas de différence de processus langagiers entre pensée magique et pensée rationnelle. Ce processus opèrent en tous les lieux où apparaissent les miracles au sens large du terme, c.à.d. de transformations spectaculaires: la culture, les religions, les arts et les sciences, partout où se produisent collectivement des systèmes de référence qui intègrent signifiant et signifié. Pour réintroduire une différence, il faut retourner à la croyance. L’adhésion subjective apparait indispensable pour rendre acceptable toute trouvaille, découverte ou initiative. S’il en est ainsi, alors la critique que fait Lévi-Strauss du système magique en l’opposant à la connaissance tient encore moins, car non seulement le système magique produit de la connaissance, mais il faut autant de croyance pour rendre acceptable une théorie scientifique qu’une connaissance produite par la pensée laïque ou encore magique. Et dans ce cas, la différence n’est plus entre magie et connaissance, mais entre modes de construction de la connaissance: inspirée (c.à.d. comprise) ou apprise (c.à.d. expliquée). Les scientifiques occidentaux clament la supériorité de la deuxième sur la première. En clinique psychologique, psychiatrique et psychanalytique ce n’est pas l’explication mais la compréhension qui est efficace et produit des miracles, et les patients s’en tirent mieux par inspiration que par apprentissage. L’efficace de la connaissance produite par le chamanisme est encore démontrée par sa persistance et ses résurgences, entrainant l’actuelle expansion de complexes chamaniques un peu partout dans le monde, entrainant la co-existence entre chamanisme ethnique (cohérent avec le contexte identitaire), néo-chamanisme occidental (reconstitué hors contexte d’origine) et chamanisme néo-ethnique (reconstitué après disparition dans le contexte d’origine). Il y aurait encore tant à dire, mais alors nous débordons largement du cadre de cette communication. 10. Quelques conclusions provisoires. Du point de vue systémique: Les modèles théoriques des praticiens pris individuellement se réfèrent à un même vaste système de représentations du monde, de son ordre et de ses désordres. Cette même cosmovision est interprétée et représentée différemment par les courants religieux interagissant dans la même région culturelle. L’étude comparative des pratiques, représentées concrètement par des guérisseurs particuliers, montre la présence dans ces pratiques d’éléments communs et de variations de ces éléments communs, qui en font des éléments interdépendants. La compréhension de chaque élément nécessite de les référer à l’ensemble qui leur donne sens. De la sorte les théories et pratiques particulières constituent un système d’éléments interdépendants, chacun trouvant son identité dans son rapport aux autres. Du point de vue structural: Si on définit la structure comme « la loi du système », c.à.d, l’ensemble des formulations qui font consensus et lien entre les éléments et leur assurent leur cohérence, d’une part, et différentient un système par rapport aux autres systèmes, d’autre part, dans ce cas, la structure est l’effet des communs dénominateurs des croyances en vigueur dans cette région du monde. Croyance dans la passagerité des formes et la vacuité du moi, la participation de tous et de tout à un champ de fluides, d’énergies ou de forces (holisme énergétique, brahman et atman), et continuité par ailleurs d’une causalité transindividuelle (karma), constituent une constante des conceptions locales. Du point de vue fonctionnel: Les pratiques opèrent sur les trois registres de l’efficacité: l’efficacité réelle des médicaments supposés modifier l’équilibre des fluides vitaux, l’efficacité imaginaire des conduites, objets et images rituelles, l’efficacité symbolique des gestes (tantra), des figures (mandala) et des formules (mantra). Les trois modalités sont inséparables et articulées dans la trilogie de la médication, la méditation et la médiation. Du point de vue constructiviste: Les conceptions du monde des praticiens sont remarquablement constructivistes, en ce sens que toutes les réalités sont considérées comme effets des opérations mentales. Les résultantes de ces opérations sont assimilées à des illusions (maya) destinées à être déconstruites pour être reconstruites sur un modèle dont la symbolique est codifiée et reconnue comme purement spéculative et logico-mathématique. Les figures imaginaires des mandalas et tanka sont reconnues comme purement formelles, et sans autre valeur que celle de support de méditation. Du point de vue psychanalytique: Cette conception présente la réalité comme simple voile jeté sur un réel inconnaissable, car informel, inimaginable et indicible. La conséquence en est l’absence de prétention à un moi narcissique, égoïste et autiste. Les maladies sont généralement attribués à une capture illusoire dans l’image d’un moi hypertrophié ou dans l’image d’un autre démoniaque persécuteur. La cure vise à établir la vacuité interne, à vider le corps des excès (l’envie), et à l’amener au statut de  » désert de la jouissance ». Dans la cure, le praticien joue sur les représentations de l’opposition du vide et du plein. Ce dernier est associé au monde concret des excès, imaginarisés par le panthéon des démons, tandis que le vide est associé au monde abstrait de l’équilibre interne, symbolisé par l’harmonie des fluides subtils. Ainsi l’univers mental se joue entre deux termes: le vide du coté des forces et le plein du coté des représentations qui aliènent ces forces essentiellement subtiles dans des figures substantielles. L’opposition subtilité-substance se retrouve dans toutes les pratiques étudiées, la « transe » elle-même étant un moyen de transformation de la substance du médium en essence subtile, susceptible d’entrainer avec elle, dans son mouvement, les fluides subtils des participants impliqués du rite. Il est évident que ces quelques énoncés sont bien schématiques et insuffisants pour rendre compte de l’ensemble des observations et expériences qui constituent le matériel de cette recherche. Cette recherche est inachevée, bien sûr. Elle sera poursuivie en Himalaya, et aussi ailleurs. Un récent voyage d’études au Chili m’a conduit à la rencontre des praticiens Machi des indiens Mapuches de la région de l’Araucanie. La pratique des Machi comporte des éléments probants qui permettent de les considérer comme tout à fait représentatifs de l’art des chamans de tradition mongole, au même titre que les chamanes des Limbus du Nepal et du Sikkim et des Na chinois. On y retrouve des cosmovisions analogues, l’usage de la transe, des rêves et des visions (perimontun) l’usage du tambour (kultrun), de l’axe cosmique (rewe). Il nous faudra retourner au Népal et aller à la rencontre des chamanes des Limbu au Tibet. Et aussi suivre de près les recherches qu’un de mes doctorants poursuivra auprès des chamanes amazoniens, qui associent la prise d’hallucinogènes (ayahuasca) à la médiation symbolique dirigée. Cette recherche collégiale et pluridisciplinaire est très loin d’être terminée et ne le sera sans doute jamais, se transformant en une quête sans fin, mais aussi sans hâte ni passion.

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