PLUS DE RUSE QUE DE RAISON
PLUS DE RUSE QUE DE RAISON.
Point de vue de l’anthropologie clinique .
Robert STEICHEN
PSP/PCLI/CLAP et IEFS
1. Appui empirique.
La notion de ruse est bien trop vaste pour être traité comme un tout. Un choix s’impose. Notre option est d’arrimer la question de la ruse au double terrain dont nous avons quelque expérience: d’une part, une pratique clinique psychanalytique et, d’autre part, une recherche ethnographique sur les pratiques cliniques. Les deux recherches contribuent à une anthropologie clinique.
Notre approche de la ruse sera plus empirique que théorique, car la ruse n’est pas à proprement parler un concept scientifique et il n’y a pas non plus une théorie psychanalytique ou anthropologique de la ruse. C’est pourquoi nous tenterons ici de bricoler quelquechose qui y ressemble. Ici, nous nous en tenons à notre terrain clinique qui est constitué par les énoncés concrets de mes analysants dans les rencontres psychanalytiques.
2. Théorie psychanalytique de la rencontre: transfert et interprétation.
La rencontre clinique en question est théorisée dans le discours psychanalytique en termes de transfert et d’ interprétation jouant sur deux plans: celui de la relation intersubjective entre analysant et anlyste, et celui de la relation intrasubjective entre instances dans le chef de l’analysant.
Dans le transfert, il est question d’une relation intersubjective entre le psychanalyste et le patient qui se mue en analysant. Comme toutes les relations on y trouve des rapports de forces et de pouvoir, d’amour et de séduction, de haine et de rejet. Ce qui se transfère sont des affects, des représentations et encore des signifiants .
L’interprétation s’opère dans le transfert. La cure se termine par l’interprétation du transfert. L’interprétation prend dans son colimateur la relation intrasubjective révélée par sa projection dans la relation intersubjective . C’est à dire qu’elle porte sur les relations entre le Moi de l’analysant et les figures de l’Autre qui le déterminent. L’analyse part de la plainte, du malêtre, des souffrances, du symptôme pour aller vers leur cause. Ce qui suppose que l’analysant ait déjà renoncé dans une certaine mesure à considerer que l’origine de son mal se situe en dehors de lui. L’interprétation vise à identifier le conflit psychique entre les instances de l’analysant. Ce conflit intérieur se manifeste comme effet des rapports entre instances, entre désirs contraires, entre le désir et la volonté.
Tant dans le transfert que dans l’interprétation il est posssible de répérer des modalités de la ruse. Dans la situation du transfert la ruse se joue entre les partenaires de la relation intersubjective. Dans l’interprétation, la ruse se joue dans le chef de l’analysant entre les instances de la relation intra-subjective. Pour simplifier, nous réduisons ici la relation interne aux rapports entre le Moi et le Surmoi, ce dernier étant une figures insistante de l’Autre par laquelle se manifeste l’inconscient.
3. Définir la Ruse dans son champ sémantique.
Partons de l’idée générale que la ruse serait une stratégie de pouvoir utilisé dans un rapport de forces qui privilégie l’intelligence par rapport à la violence. On en trouve des exemples partout. En particulier dans les relations institutionelles. Le mariage, les hierarchies, les administrations, les universités, les églises. La ruse est un moyen pour échapper à l’opposition ouverte, à l’affrontement direct, au contact physique avec l’antagoniste. La ruse ménage une position supportable dans un rapport inégal sous couvert d’une apparence de soumission recouvrant une résistance larvée. La ruse est la force du faible dans les rapports de forces inégaux. Le but est d’amener le plus fort à renoncer à sa force, à endormir sa méfiance, à le distraire de sa vigilence, à assoupir ses défenses. C’est le cas de la ruse des enfants à l’égard des parents, des cadets vis-à -vis des ainés, des femmes vis-à -vis des hommes, des inférieurs vis -à -vis des supérieurs, des esclaves vis-à -vis des maitres. Il y a toutes sortes de ruses : amoureuses, sexuelles, guérrières, politiques, économiques. Mais la ruse n’est pas réservée aux faibles. Les puissants l’utilisent tout autant quand ils ne peuvent ou ne veulent faire usage de leur force. Le machiavelisme est la ruse des puissants.
Mais, le faible n’a pas le choix des armes. La ruse lui est nécessaire pour pallier à son impuissance.
Or, on vient consulter l’analyste parcqu’on est impuissant, submergé, dominé par une situation dont on ne reconnait pas l’agent ou forcé, mené, manipulé par un agent qui fonctionne comme un Autre.
Le terme de ruse ne figure pas dans le vocabulaire technique de la psychanalyse. Il nous faut donc chercher une entrée par le biais des définitions et connotations de la ruse.
Qu’est ce que la ruse? D’après la définition commune en vigueur (extraite du Dictionnaire de l’Académie de 1830) elle est définie comme « une finesse, un artifice dont on se sert pour tromper ». Ses synonymes sont astuce, machiavelisme, rouerie, stratagème, entre beaucoup d’autres. Le verbe ruser est rapporté à deux etymologies latines: d’une part  » recusare »: refuser, repousser, et, d’autre part « re-usare »: dol, double emploi. L’adjectif rusé signifie : adroit, fin. Les moyens de la ruse sont la finesse, l’artifice. Par ailleurs, la finesse est définie comme « une intelligence subtile » et l’artifice comme une « subtilité qui relève de l’art ».
D’après la même source, le but de la ruse est de tromper, c’est à dire d' »induire en erreur, violer la bonne foi, se soustraire à une contrainte ou une obligation, agir contrairement à ce qui est attendu ou convenu, détourner ou endormir par une diversion ». Ses synonymes sont nombreux: abuser, berner, décevoir, duper, mystifier, tricher. L’adjectif trompeur renvoie au faux et mensonger. Parmi les synonymes de la tromperie relevons celui d’abuser, tellement à l’ordre du jour. Abuser est défini comme « tromper, égarer, profiter sans discrétion, seduire et violer ». On entre par ce biais dans l’application de la ruse aux fins sexuelles. L’abus est un usage mauvais, excessif ou injuste, un excès, un désordre, une injustice et un dépassement des limites. (En termes psychanalytiques lacaniens ce dépassement des limites est désigné par le terme de « jouissance », lui-même repris au langage juridique, comme étant cette tendance à user d’un bien jusqu’à l’abus auquel le droit met une limite). On parle d’abus de confiance, d’abus de pouvoir, d’abus de crédulité et d’abus sexuel.
La ruse se trouve à la croisée de plusieurs séries de connotations, qui se répartissent entre les pôles du vice et de la vertu. Ainsi, on peut relever les séries suivantes, nullement exhaustives:
-la série « mensonge, imposture, supercherie, tricherie, tromperie, usurpation, perfidie, traitrise, trahison, etc » qui opère dans les jugements de valeur (vrai-faux) et dans les procès d’intention (vérité-mensonge), assimilant la ruse à un vice;
-la série « subversion, inversion, perversion, séduction, abus, facade, apparence, décor, parodie, imitation, pastiche, postiche, hypocrisie, mauvaise foi, duplicité, mythomanie, etc.;
-la série « construction, montage, fiction, illusion, artifice, semblant, simulacre, feinte, comédie, jeu, mise-en-scène, truquage, trompe-l’oeil, etc. » familière aux langages de la création artistique et plus spécifiquement du théatre;
-la série « mystification, mythification, affabulation, manipulation, duperie, leurre, attrape, hypocrisie, mauvaise foi, duplicité, abus de confiance, abus de crédulité »,etc. ;
-la série « tactique, stratégie, stratagèmes, propagande, camouflage, embuscade, piège, traquenard, appât, chausse-trappes, (attaque-)surprise, imprévu, inattendu, soudaineté, résistence, opposition, défense, défi, provocation, agacement, harcellement » relevant de l’art de la guerre et de la cynégétique;
-la série « travestissement, déguisement, mascarade, maquillage, séduction, enjôlement, malice, flatterie, flagornerie, ambiguité, flou, incertitude, trouble, indéfinissable, « etc. » qui renvoit à la confusion des catégories et des sentiments;
-la série « détournement, déroutement, déviation, division, égarement, trouble, déstabilisation, clivage, confusion, dédoublement, doublage, partage, etc.;
– la série « charlatanisme, arnaque, bonimenterie, escroquerie, dol, manigence, rouerie, fourberie, calcul, escompte, fraude, falsification, contre-façon, corruption », issus du langage mercantile, du marchandage.;
– la série « évitement, esquive, dérobade, fuite, évanouissement, effacement, évanescence, disparition, inconsistance, insaisissable, dissimulation, cachoterie, occultation, discretion, secret » qui rendent compte de la mobilité dans la ruse;
-la série « finesse, adresse, astuce, habilité, intelligence, ingéniosité, inventivité, raison, esprit, jugement, réflexion, maitrise » qui font de la ruse une qualité;
-la série « sacrifice, don, témérité, audace, vaillance, courage, héroisme, trempe, sang-froid,  » dans les situations de luttes ou de performances à risques et qui instaurent la ruse comme vertu.
Dans ce champ sémantique, ce sont les notions (à défaut de concepts) des premières séries (qui sont plus chargées d’un jugement de valeur négatif) qui sont susceptibles de fournir une voie d’entrée pour une réflexion sur la ruse dans la psychanalyse. Pour garder des limites raisonnables à cette réflexion, nous proposons de réfléchir sur les rapports entre le vrai et le faux, le semblant et l’imposture dans le discours et la cure psychanalytique.
4. La vérité et le réel en psychanalyse.
Il y a une explication simple du fait que la ruse ne figure pas dans le vocabulaire conceptuel de la psychanalyse. Au sens courant du terme la ruse désigne un « artifice pour tromper », c.à .d. pour éloigner de la vérité. Or, en principe, la cure psychanalytique vise à rapprocher un sujet de sa vérité. La cure serait le contraire de la ruse. Mais, de quelle vérité s’agit-il dans la psychanalyse?
C’est une vérité inconsciente, refoulée, donc fondamentalement méconnue et qui résiste à se dire.
Le discours psychanalytique différencie la vérité du sujet de la vérité factuelle (ou historique) dite objective. Cette vérité subjective n’est pas nécessairement produite par une énonciation vraire, mais tout aussi bien, et souvent plus efficacement, par un discours mensonger. En effet, la vérité du sujet n’est pas directement accessible à sa conscience. Cette vérité est insue. Le savoir de l’inconscient n’arrive pas à se dire intentionnellement et directement en passant par les grandes avenues de la vérité. Il emprunte par contre les détours du mi-dire, des allusions, des trébuchements du discours et des énoncés mensongers. C’est ce passage par les détours que vise la cure et que soutient le désir de l’analyste.
Quel est le désir du psychanalyste à l’égard de son analysant? En principe il désire que celui-ci fasse bien son travail: qu’il s’analyse efficacement, qu’il cherche à savoir ce qui est la cause de son mal, qu’il désire s’approcher de sa vérité. Cela peut paraitre évident que l’on fait une analyse pour se connaitre, pour aller vers sa vérité. Mais c’est bien parce que cette vérité se dérobe, parce que dans le chef de l’analysant il y a une résistance à savoir, que l’analyste a la charge de soutenir le désir de l’analysant. Pourquoi la vérité n’arrive-t-elle pas à se livrer toute nue ? Pourquoi ces voiles, ces détours et ces subterfuges? Pourquoi tous ces refoulements et ces résistances? Pourquoi la vérité du sujet se terre-t-elle dans l’inconscient? L’expérience de la cure donne la réponse: parcequ’elle est laide, mesquine et infantile. La vérité toute nue est à la fois crue et cruelle. Elle a la crudité du réel quand tombe le masque de la réalité. Elle est cruelle car elle confronte le sujet à sa propre cruauté. La démarche analytique est pénible parcequ’elle oblige le sujet à se confronter à sa méchanceté, sa bêtise, sa violence, sa volonté de domination et sa jouissance. Mais aussi à sa faiblesse, son impuissance, ses limites, sa castration imaginaire et sa propre mort. Et aussi, elle le confronte aux lois, prescriptions et interdictions, ou, en termes psychanalytiques, à la castration symbolique.
C’est ce qui fait dire que la vérité est du côté du réel .
La question du réel et de son rapport à la réalité est au centre de la recherche et de la théorisation psychanalytique. Les observations empiriques montrent que les rencontres entre les humains et le réel s’avèrent généralement assez douloureux, désastreux, catastrophiques pour eux. Ils en perdent la parole, leurs facultés de représentation et de témoignage. Ce qui permet de définir le réel comme ce qui est impossible à dire et à imaginer. C’est l’inimaginable et l’indicible. En d’autres mots, le réel ne se laisse pas récuperer dans les régistres de l’imaginaire et du symbolique. Il est ce qui y résiste et ne peut tout au plus qu’être cerné par les représentations en images et en mots. Le réel, c’est l’inhumain qui résiste à se laisser humaniser. Le symbolique et l’imaginaire contribuent à construire une réalité habitable par l’humain que l’on appelle communément la culture. Le réel, lui, s’il est logé quelque part, ce serait dans la nature, à condition d’entendre ce terme comme l’ensemble de ce qui nie l’humain comme tel. Ce n’est pas la Nature construite par les sciences naturelles, la contemplation romantique, l’expérience phénoménologique et la ferveur écologique. C’est la nature en tant que masse d’éléments dans des champs de forces qui est tout à fait indifférente, opaque aux humains. Ce réel s’impose à l’humain comme contrainte externe et interne. Venant de l’extérieur il s’impose comme obstacles, contraintes, cataclysmes, tremblements de terre, cyclones, raz de marée, volcanisme, avalanches, etc.
La psychanalyse a surtout à faire avec le réel intérieur de la « nature humaine ». Bien sûr tout le monde est confronté au réel du corps qui s’impose avec ses besoins, les douleurs, les maladies, la décripitude et la mort. Certains cependant en souffrent plus que la moyenne et désepérés par l’inefficacité des moyens physiques et chimiques cherchent à comprendre. Ils découvrent à l’origine des douleurs le réel des pulsions et leur insistance dans la répétition, l’angoisse et les compulsions. Il y a à l’intérieur de nous tous pris individuellement et collectivement, une sauvagerie naturelle contenue par la culture. Cette pulsionnalité est toujours prête à déborder, et quand elle déborde elle produit des ravages. Ce n’est pas pour rien qu’on parle de raz-de-marée pulsionnel, de personnalité volcanique, d’ avalanche émotionnelle, de catastrophe subjective. Le réel interieur est encore manifeste sous la forme des figures de l’Autre, en particulier ce pousse à aller toujours plus loin, plus haut, vers l’excès, le persécuteur interne, l’automatisme de la pensée et les rencontres avec la chose Ce réel intrasubjectif est encore plus évident quand il est collectivisé dans les masses. Alors il s’impose aux victimes comme réel social sous la forme des violences et abus collectifs, des discriminations et injustices sociales, des persécutions de masse, des massacres et des guerres.
Il y a une évidente cruauté dans le fait de pousser quelqu’un à aller vers la vérité, à s’approcher du réel. Cela donne le vertige, cela brûle, cela angoisse. Il y a un risque de cruauté dans la recherche psychanalytique et c’est bien pour cela qu’il est indispensable que le psychanalyste soit passé lui-même par ce chemin pour savoir ce que c’est. On peut espérer qu’en connaissance de cause il veille à mettre des limites à sa propre cruauté à l’égard de l’analysant, en d’autres termes, à modérer sa jouissance scopique et sadique.
Il est nécessaire d’évoquer ici l’idée d’une possible perversion du désir de l’analyste. « Le rapport entre le désir de l’analyste et la perversion est bien plus une question de structure que d’évènement accidentel. (…) Le répérage du désir de l’analyste (…) ne peut que passer par la confrontation au fantasme sadien: celle-ci nous est en effet imposée par une analogie de structure. (…) La relation analytique n’est pourtant pas, en soi, une relation perverse; c’en est même le contraire, en principe, et le désir de l’analyste devrait pouvoir être défini exactement à l’opposé du désir du pervers. Mais précisément cette opposition ne peut être clairement saisie qu’à partir du point où ces deux désirs se croisent ». Il y a dans la situation analytique quelquechose qui « peut évoquer la relation du bourreau sadien à sa victime. (…) La psychanalyse ne tient son existence et sa fonction que face à la plainte et à la souffrance. Pour qu’il y ait du psychanalyste, il faut qu’il y ait un sujet qui souffre. Il faut ajouter (…) que le psychanalyste, lui ne plaint pas celui qui se plaint ».
En outre, la psychanalyse va à la recherche de la division subjective de l’analysant. Cette même division que recherche la torture sadienne, car cette souffrance fait émerger chez la victime un clivage entre le pathos et le logos. Dans le sadisme, le logos est récupéré par le bourreau et à la victime, il ne reste que le cri. Dans la situation analytique, c’est l’inverse, « c’est l’analysant qui dispose quasiment de toute la parole, la part de l’analyste se réduisant à quelques soupirs et borborygmes. ».
Sachant cela, il est fondamental que l’analyste ait analysé son rapport à sa vérité particulière et donc son rapport à la jouissance et à ce qui peut le faire glisser du côté de la perversion. A défaut d’une décision ferme de prendre position contre sa jouissance, le « semblant » de l’analyste devient une imposture, car au lieu d’aider son analysant à se défaire de sa jouissance il en fait l’objet de sa jouissance ou l’accule au statut de complice d’une jouissance partagée. Nous venons d’introduire le terme de « semblant »: il nous faut maintenant développer cette notion centrale pour notre propos.
La vérité, le faux et le semblant.
Si nous prenons en considération le partage du monde entre un réel inhumain et une réalité humaine, nous devons nous interroger sur les relations entre ce partage et la distinction entre le vrai et le faux.
Si la vérité est du côté du réel sauvage alors, il faut logiquement admettre que la réalité civilisée est associée au faux. C’est concevable en effet si nous tenons compte du fait que notre réalité est une construction imaginaire et symbolique. Il s’agit bien d’une fiction, et cet artifice fait office de voile pudique jetté sur la vérité toute nue, d’écran qui masque le réel inhumain. Nous arrivons ainsi à une opposition entre la vérité du réel inhumain et le faux de la réalité humaine. Or, pour vivre humainement, il nous faut considérer cette fausse réalité comme étant la seule vraie pour les humains, car la seule possible à concevoir et la seule habitable. Ce qui n’empêche que notre vraie réalité est fausse par rapport à la vérité du réel. On pourrait aller plus loin et dire que notre réalité humaine commune est une imposture, car elle fait passer le faux pour vrai. La réalité serait finalement une énorme fiction universelle qui consisterait à éloigner de nous l’angoisse insoutenable d’une confrontation constante avec le réel. Et alors la culture, en tant que productrice de cet énorme artifice destiné à nous tromper, ne serait-elle qu’ une ruse universelle dans la complicité de laquelle tous les humains seraient trempés? Vraiment tous les humains? Non, il y en a qui se donnent comme mission d’arracher les masques, et de dénoncer la réalité de la culture comme supercherie. Qui donc? Les scientifiques qui viseraient à démasquer le réel? Non, du moins pas en tant que scientifiques. Les scientifiques contribuent largement à construire un système de représentations supportable, banalisé et utilitaire du réel. Les théories scientifiques font office de masque et non de dévoilement.
Les arracheurs de masques sont plutôt ces infatigables pourfendeurs des artifices, les increvables dénonciateurs de toutes les fictions. Ce sont ceux que les névrosés, grand amateurs de rêves désignent comme pervers. Comment cela ? Non, ce n’est pas possible! Car nous, névrosés bon teints normaux et banaux, nous considérons volontiers les pervers comme étant des tricheurs, menteurs, imposteurs et manipulateurs. Certes, pour les névrosés qui ne supportent pas bien de se trouver nez à nez avec des individus qui agissent ouvertement ce qu’eux refoulent soigneusement, les pervers sont insupportables, haïssables. Mais pour les pervers, les tricheurs ce sont les névrosés qui s’imposent comme paragons de la normalité. D’après eux, les névrosés trichent car ils ne veulent rien savoir de leur vérité ni aller jusqu’au bout de leur désir, jusqu’au delà du plaisir, jusqu’à la jouissance où ça fait mal. Or, font remarquer les pervers, les névrosés trichent car au fond ils sont pervers, mais ils nient qu’ils trichent tout comme ils méconnaissent qu’ils sont pervers. C’est à juste titre que les névrosés redoutent les rencontres avec des pervers qui risquent de les démasquer, de les forcer à reconnaitre leur fond de perversion, leur capital de méchanceté et leur goût de la jouissance.
La ruse intersubjective dans la cure: le don du semblant.
Pour aller vers la vérité, il faut du courage, de la persévérence, de la témérité. On attend de l’analyste qu’il soutienne l’analysant dans cette démarche. Pour approcher du réel, ne faudrait-il pas de la ruse de la part du psychanalyste et du psychanalysant? L’analyste n’a-t-il pas quelque chose à offrir à l’analysant pour l’amener là où ce dernier ne veut pas aller? Ne s’agit-il pas de séduire l’analysant, c.à .d. de le mener là où il ne veut pas aller c.à .d. au plus près d’une vérité qu’il cherche à fuir?
Dans la ruse, il y a une dimension de don. On donne quelquechose à l’autre, au moins sous la forme du « donner à voir ». Dans la ruse de guerre et de chasse on offre un leurre pour faire tomber la victime dans le piège. Dans la ruse amoureuse on se montre sous son plus beau jour. ( Ce qui n’est pas comme dans l’amour vrai, dans lequel on donne ce que l’on n’a pas. ) Dans la ruse professionnelle on fait l’étalage de ses compétences. Dans la ruse politique on exhibe sa conformité aux idéaux collectifs. Dans la ruse académique on fait briller son savoir comme un sou neuf. Actuellement, sous le chapiteau universitaire, il faut démontrer son « excellence », autre nom pour la conformité à l’idéologie de la performance.
Et comment cela se passe-t-il dans les psychanalyses? Qu’est ce qu’il peut offrir, le psychanalyste? Qu’a -t-il à offrir pour aider l’analysant à approcher puis à cohabiter avec une vérité douloureuse, insupportable? Le don de la ruse fait entrer la relation transférentielle dans le système des échanges et de réciprocité amplement développés par les anthropologues à la suite de Marcel Mauss et sa fameuse théorie du don. L’analyse des processus en jeu dans l’aide au développement montre que le don lui-même peut fonctionner comme ruse .
La ruse de l’analyste vise à amener le consultant à devenir un analysant. Un analysant, c’est un chercheur qui construit un savoir sur lui-même. Il ne trouvera pas sa vérité au bout du chemin, mais il la fréquentera d’assez près pour savoir de quoi il s’agit. Il est invité non pas à connaitre son fantasme fondamental, ce qui est impossible, mais à « traverser » le fantasme, c.à .d. à effectuer un parcours dans lequel se succèdent constructions et déconstructions de modèles du fantasme.
Ce que l’analyste est capable d’offrir c’est du semblant. Le semblant est défini par les dictionnaires comme « une apparence, une feinte ». Faire semblant, c’est feindre, avoir l’air, prendre l’apparence pour tromper. Le semblant entretient des relations sémantiques avec le mime qui est « l’acte de représenter par gestes, contrefaire, imiter, jouer sur l’apparence « . Il entretient encore un ir de famille avec le leurre qui est « un appat, une amorce, un artifice pour tromper ». Là , on retrouve la définition de la ruse. Le semblant c’est jouer d’un artifice. Mais tout artifice n’est pas un leurre, c’est à dire que tout artifice n’est pas destiné à tromper. Un artifice peut relever de la tromperie et de l’art. Dans la tromperie l’artifice induit en erreur. Dans l’art l’artifice est la porte d’entrée du rêve, de l’enchantement, de la magie. La magie n’est pas la tromperie. Comme l’ont montré les traveaux anthropologiques classiques , la magie est un ensemble de processus de maintien ou de restauration de l’ordre du monde . La magie est au service de la santé collective, à la manière dont le rêve est au service de la santé psychique du rêveur. Le rêve est autre chose que la tromperie: il est la voie royale de l’inconscient. Il est au service du désir humain. Il est même le seul lieu adéquat pour réaliser le désir: car le désir n’est pas fait pour se réaliser dans le réel mais dans la réalité imaginaire et symbolique.
6. Les avatars du semblant dans le transfert.
Le transfert est organisé sur base d’une supposition: le psychanalyste est censé dépositaire d’un savoir sur la cause des symptômes psychiques. Il est, selon la terminologie lacanienne, mis par l’analysant en position de « sujet supposé savoir ». L’analyste en sait effectivement quelquechose par l’analyse de ses propres symptômes. Mais ce savoir de l’analyste est inopérant pour l’analysant. C’est à celui-ci d’élaborer son propre savoir. Mais justement, son problème tient à ce qu’il n’en veut rien savoir. Quelquechose en lui garde ce savoir comme insu. Il s’agit pour l’analyste de laisser ce savoir de l’analysant s’éclore et s’imposer peu à peu contre les multiples résistances. Pour rendre cette opération possible il lui faut soutenir le temps qu’il faut le rôle du sujet supposé savoir. Voila un premier mode de semblant que l’analyste peut offrir: le semblant du savoir supposé.
Sur cette base, peut alors s’organiser le transfert. Ce que tout le monde sait du transfert, parceque cela a été vulgarisé, c’est que l’analysant est supposé projeter sur l’analyste les figures significatives de son existence. Et corrélativement réactualiser dans le transfert les affects liés à ces figures. C’est un peu caricatural. C’est plus compliqué que ça, mais c’est suffisant pour mettre à jour un autre semblant que l’analyste peut offrir à son analysant. Il peut s’offrir comme écran pour les projections. Et même, davantage, il peut en tenir les rôles, à la manière d’un acteur. A condition de ne pas en faire trop: le semblant ne reste tel qu’à la condition que l’analyste se souvienne du paradoxe du comédien. Le jeu semble d’autant plus vrai qu’il est faux, c.à .d. que l’acteur ne ressente pas les émotions qu’il joue. Le semblant n’opère qu’à condition de rester du côté de l’artifice. Ce n’est que dans la mesure où le semblant reste un montage qu’il est possible pour l’analysant de le démonter.
Au fur et à mesure des progrès de la cure, la position dans laquelle l’analysant met l’analyste change. Ce changement est commandé par le scénario de son fantasme au sujet de la rencontre avec son semblable. Le déployement du fantasme n’est possible que dans la mesure où l’analyste accepte d’occuper imaginairement et symboliquement la place à laquelle l’analysant le met. C’est la place de l’objet du fantasme de l’analysant. Cela est possible dans la mesure où l’analyste s’est prêté comme support projectif pour les figures biographiques significatives qui étaient les premiers partenaires des relations inspirées par le fantasme. Dans cette version du semblant il est supposé détenir, ou plus exactement, contenir l’objet du fantasme .
Finalement, l’analyste aura à offrir à l’analysant de quoi sortir du transfert, le liquider, terminer la cure et quitter son analyste. Il aura à offrir ce qui permet à l’analysant de se passer de lui comme supposé savoir, comme écran projectif et comme réceptacle de l’objet. Il aura à offrir son évanescence, sa disparition, son inertie, sa chute hors relation. L’analyste aura à offrir un semblant de mort pour que l’analysant en fasse son deuil. L’on connait la formule popularisée qui dit que « l’analyste tient la place du mort ».
Voilà une manière très schématique de voir le semblant à l’oeuvre dans la cure analytique. Le semblant serait l’effet du désir de l’analyste et il aurait comme effet l’interprétation. Il s’agirait donc d’un don de la part de l’analyste. Il ne se donne pas lui-même, mais offre son semblant. Pour résumer ce qui a été détaillé jusqu’ici, il offre d’abord un semblant de savoir, puis un semblant de figure, ensuite un semblant d’objet et pour finir un semblant d’évanescence. Il ne s’agit pas d’une succession ordonnée de phases mais plutôt d’allers et retours, de recouvrements et de répétitions, beaucoup de répétitions.
Pourrait-on dire que le psychanalyste joue un rôle, un personnage, et que l’offre du semblant pourrait s’éclairer de la fonction du comédien? Il y a certes des ressemblances entre le semblant et la comédie. Mais il y a surtout des différences. Le semblant du comédien est reconnu comme un artifice par tous les protagonistes en tant que condition fondamentale de la comédie. Son effet de vraisemblance, source de satisfaction pour celui qui désire s’y laisse prendre, est fondé sur la complicité entre l’acteur et le public qui respectivement leurre et est leurré en « connaissance de cause ». Acteur et public connaissent les conventions du théatre: on s’accorde sur un artifice inventé par un tiers: l’auteur de la pièce, représenté par son texte, son scénario, son livret.
Il n’en est pas ainsi dans la cure, dont la convention n’est pas de suivre un scénario disponible et convenu. Le semblant de l’analyste n’est pas reglé par un consensus préalable entre les protagonistes. La règle énoncée est celle de l’association libre dans le chef de l’analysant. Cette règle est censée mettre en évidence les contraintes que l’analysant subit de la part de son scénario personnel. Il y a de la scénarisation, mais le scénario n’est pas à la disposition des partenaires en présence. L’analysant découvre son scénario ou son « programme » fantasmatique à travers le rôle qu’il fait jouer à son analyste. Il s’agit aussi d’en découvrir l’auteur, plus précisément ses intentions, c.à .d. le grand Autre rédacteur supposé du scénario du fantasme. Et éventuellement l’analysant persévérant arrive au constat que cet Autre n’existe pas en tant qu’auteur, mais qu’il a à faire avec un texte sans auteur, ce dernier étant une pure invention de l’analysant, revêtue des intentions qu’il lui prête .
Le semblant de l’analyste n’est pas tout à fait celui du comédien. Mais il y ressemble. Il tire sa particularité du cadre analytique qui n’est pas la scène théatrale. Dans le cadre analytique, contrairement à la scène, il ne s’agit pas pour l’analyste de se donner à voir ni même de se donner à entendre , mais de faire parler l’analysant pour que celui-ci se donne à entendre (pour qu’il entende ce qu’il dit). Pour y arriver, l’analyste donne de temps en temps à entendre, et éventuellement à voir, par petits bouts et morceaux, des « signifiants ». Son semblant est essentiellement fait de signifiants et non de signes ni même de signifiés. Il donne des bouts de signifiants pour que l’analysant produise le reste, la suite des signifiants qui font reseau pour lui. S’il y a scénarisation, c’est dans le chef de l’analysant, et sa projection dans le cadre. La règle est de tout dire mais de s’abstenir d’agir. C’est une scénarisation exclusivement par et dans la parole. Le semblant de l’analyste et l’énonciation de l’analysant se jouent tous deux dans le régistre de l’énonciation, de la signification, de la signifiance et de l’évocation. Ce qui est évoqué est ce qui se joue sur la scène du fantasme, cette « Autre scène » (ein andere Schauplatz) comme l’appelait Freud.
7. Le semblant et l’imposture.
Tout ce qui précède indique que le semblant serait un outil thérapeutique. Mais ceci n’empêche pas d’être sceptique et de se poser une question de confiance. Du fait qu’il est un artifice et qu’il entraine une tromperie, le semblant ne risque-t-il pas de virer à l’imposture? Entre le semblant et l’imposture la différence semble mince.
Certes, il y a une différence d’intention entre les deux. Dans l’imposture, il y a une visée de tromperie, d’induction en erreur, d’égarement, de piège, de chute, de perte du sujet trompé. A l’opposé, l’analyste recourt au semblant pour faire entendre, faire comprendre, ouvrir des pistes, faire découvrir.
Est-ce que les « bonnes intentions » suffisent à garantir que le semblant ne vire à l’imposture?
Il n’est pas possible d’y répondre par l’affirmative. Les bonnes intentions n’ont jamais garanti les effets. L’enfer est pavé de bonnes intentions. Il faut bien reconnaitre que la limite entre le semblant et l’imposture est bien mince et que les arguments qui plaident pour une distinction relèvent de la casuistique. Un glissement est possible entre le semblant et l’imposture. Un grande vigilence est requise à l’analyste pour éviter qu’il ne mette son analysant au service de sa propre jouissance, tout en se leurrant lui-même sur la qualité du semblant qu’il croit offrir à son analysant. Je renvoie le lecteur à ce que j’ai écrit plus haut au sujet de l’analogie de structure entre l’analyste et le sadique.
On peut opposer le semblant (comme ruse bienveillante) de l’imposture (comme ruse malveillante). On peut dire par exemple que si le semblant en tant que ruse vise à induire en erreur qu’il ne vise pas pour autant à faire passer le faux pour le vrai: l’erreur n’est pas nécessairement le faux. Ainsi un marchand qui fait semblant de s’intéresser au récit de son client dans le but de l’amener à acheter un article sans le tromper sur la marchandise n’est pas assimilable au trafiquant qui utilise le même stratagème pour vendre une contrefaçon pour un original, ou du faux pour du vrai. Dans le premier cas il n’y a pas de préjudice sur le matière et le client loin d’être lésé est satisfait de ce qu’il a acheté, et est même content d’avoir été aidé dans sa décision par le commercant qui lui a un peu forcé la main.
Le semblant joue dans la réalité de la fiction, au sens du désir, là ou l’imposture joue au plus près du régistre du réel de la jouissance Le semblant est au service du désir. L’imposture précipite l’imposteur et ses victimes dans les catastrophes inévitables de la tromperie dont l’acte final, le démasquage, sera dramatique pour le trompeur et les trompés. L’issue est dramatique de toutes façons.
8.Efficacité de la fiction pour approcher la vérité.
Il existe une clinique des rencontres malencontrueuses et catastrophiques avec le réel: la clinique du traumatisme. Cette clinique se caractérise par le maintien dans l’actualité de traces du s’intéresse activement aux pratiques autothérapeutiques auxquelles recourrent les traumatisés.
Dans les limites de mon expérience clinique de l’écriture du traumatisme, les textes autobiographiques à visée cathartique et thérapeutique sont de deux ordres: les témoignages et les fictions. Ces deux genres ne sont pas tranchés, et il y place pour un mélange des genres.
cfr. Chiantoretteo J.F. ,Ecriture de soi et trauma, Paris, Coll. Psychanalyse, Anthropos Ed, 1998.
cfr Lelong E., Ecriture de la Douleur, douleur de l’écriture. A partir des témoignages de Marguerite Duras et Jorge Semprun, Mémoire Licence (prom. Steichen R.), Fac Psychologie, UCL, LLN, 1999.
cfr DELCROIX Lucie, Les Soeurs de la Nuit, Ed. Bernard Gilson, Bruxelles, 1997 (Seminaire ARAC du 27 janvier et 9 mars 2000
Qu’est ce que cette « magie » de l’écriture ? Qu’est-ce qui fait son efficacité symbolique, définie comme son pouvoir de construction ou de transformation de la réalité?Lors de notre rencontre du 27 janvier 2000, nous avons eu l’occasion de nous entretenir avec Mme Lucie Delcroix au sujet de son livre « Les soeurs de la nuit » (Bernard Gilson editeur, Bruxelles 1997). La réflexionconcernait le processus de l’écriture du traumatisme. Il était question du passage des traces mnésiques à la remémoration, à l’évocation et au témoignage. Lucie Delcroix parlait de trois moments d’écriture aboutissant à des textes spécifiques. D’abord, un « texte d’émotions » intenses jetté sur le papier dans le désordre. Ensuite, un « texte séquentiel » constitué par les énoncés d’un « je » qui se donne une biographie en inscrivant les évènements dans un ordre chronologique. Enfin, un « texte distanciant » qui recourt à la technique du dédoublement entre le « je » de l’auteur-narrateur qui rapporte et commente les « évènements », d’une part, et « l’enfant » qui a subi la « chose » incompréhensible et indicible, d’autre part.
De multiples questions surgissent: comment l’écriture peut elle « soigner », libérer, exorciser l’écrivain (et le lecteur), transformer la douleur attachée aux traces ? Quelle est la part de l’abréaction (ou décharge des affects), de la catharsis (ou purification des affects) et de l’élaboration symbolique (ou transformation des affects)? Comment s’y retrouver entre répétition, remémoration et perlaboration (cfr S. Freud, 1914, « Errinern, Wiederholen und Durcharbeiten »)? S’agit il de la transformation en mots d’un cri étouffé? Ou de recouvrir les traces de la rencontre avec le « réel de la « chose » du voile de la « réalité de l’évènement »? Ou encore d’inventer une écriture qui historise l’évènement en l’inscrivant sur le blanc du reel « qui ne cesse de ne pas s’écrire »? Comment s’opère le passage d’une écriture qui répète le traumatisme (qui tourne le fer dans la plaie) à une écriture qui serait thérapeutique? Comment concevoir le passage d’une écriture métonymique vers une écriture métaphorique? Comment comprendre l’écriture en tant qu' »acte » d’engagement privé et public qui transforme l’actant? (Cfr. Lelong E. « Ecriture de la douleur, douleur de l’ecriture », Mémoire PSP,UCL,1999).etc.
Avantages de la fiction par rapport au témoignage, du roman par rapport à l’histoire. A partir de diverses données littéraires et cliniques, il nous parait possible d’avances l’hypothèse que
l’efficacité thérapeutique de la fiction romanesque réside dans son statut de semblant. Le fait que le semblant soit ici non pas de l’ordre du donner à voir ou du donner à entendre, mais du donner à lire, a l’avantage de produire des traces analysables.
Il semble logique d’interroger l’efficacité d’une écriture comme forme de l’efficacité symbolique. Certes, l’efficacité scripturale ne risque pas de s’éclairer de manière lumineuse en recourrant à un concept relativement obscur. Le très classique concept crée par Levi-Strauss( cfr. LEVI-STRAUSS Claude, « L’efficacité symbolique » (1949), in Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, réed. 1974, pp. 205-226) a donné lieu à diverses interprétations enthousiastes mais également à des critiques justifiées (cfr par exemple PERRIN Fr. Le Chamanisme », Paris, Que sais-je? PUF, 1995, réed 1998, pp.70-71.)
L’efficacité de la fiction ne tiendrait-elle pas essentiellement à l’usage étendu qu’elle fait de la métaphore contrairement au témoignage qui, dans son souci de restituer l’exactitude des évènements conformément aux souvenirs et preuves recours préférentiellement aux figures de la métonymie, qui répète et insiste pour faire passer le message contre les résistances. N’y a-t-il pas plus de ruse dans la métaphore que dans la métonymie?
Steichen R.  » La parole dans la psychanalyse et les processus langagiers dans l’inconscient », in Psychothérapies, vol 7, 4, Genève, 1987, pp. 187-197.
La ruse dans le rapport intersubjectif à l’Autre.
Dans l’interprétation, nous avons à faire à la question du rapport de l’analysant à l’Autre, le lieu d’ou çà parle, le lieu de la voix (la petite voix, la voix de la conscience, la grosse voix) le lieu du code, le lieu d’ou lui viennent les énoncés qui le déterminent, le lieu d’ou se profèrent les idéaux, les precriptions et les proscriptions, obligations et interdits,les jugements, les critiques, la culpabilité, les insultes, les grands chatiments et les petites punitions. C’est le lieu ou logent les figures de l’Autre
qui fonctionnent comme s’il y avait une intention qui y opérait, alors que l’Autre n’existe pas en tant que sujet. Il est acéphale, automatisme, programme. L’interprétation consiste à construire l’Autre pour mieux le déconstruire. L’Autre a un pouvoir d’autant plus exorbitant qu’il est difficile à cerner, qu’il lui manque une figure, ou que la figure fonctionne comme dotée d’un pouvoir absolu, magique, divin ou infernal.
La figure de l’Autre est au centre des recherches de la cure comme au centre de l’enquête ethnologique.
cfr Steichen Robert « Figures de l’altérite: les autres et l’Autre », in Presvelou C. et Steichen R. (dir), Le Familier et l’Etranger:. Dialectiques de l’accueil et du rejet. Academia-Bruylant, 1998? pp. 39-57. et Singleton Mike « Anthropo-logiques de l’Autre », in op. cit., pp.59-78.
Le persécuteur est en nous Cfr Julia Kristeva, Etrangers à nous-mêmes », Paris, Arthème-Fayard, 1988
Comment vivreavec l’Autre? Etant donné sa puissance et la faiblesse des humains qui cohabiten,t avec lui, il s’agit de ruser avec lui.
Par souci de simplification admettons que la ruse est liée à la raison et laissons de côté l’épineuse question de la ruse de l’inconscient. Si on admet qu’il y a un calcul de l’inconscient, voire une pensée de l’inconscient, il est logique de concevoir une possible ruse de l’inconscient. Mais je ne souhaite pas entrer ici dans ce débat d’experts. C’est déjà suffisament compliqué de réfléchir de manière cohérente à la ruse consciente.
Toujours pour simplifier, imaginons la relation intrapsychique sous la forme du rapport de forces entre l’agent de la raison, le Moi, et l’agent de la contrainte, le Surmoi. Cette distinction est théorique, car en pratique ils sont intriqués, et le phénomène de la contrainte de la pensée en est une démonstration.
Le Surmoi se mêle de la pensée du Moi et s’impose au Moi comme pensée obligée. L’obligation de penser, nécessité dont les intellectuels font vertu, est bien l’effet d’une complicité entre le Moi et le Surmoi. Les relations entre le deux termes est complexe: ils sont d’une part des intimes et d’autre part le Surmoi fonctionne comme extérieur au Moi, par exemple quand il s’impose à lui à la façon d’un critique, censeur, tyran, juge ou bourreau.
Etant donné leur liaison intime, leur cohabitation forcée quotidienne, leur partage de la pensée, comment envisager la possibilité pour le Moi de ruser avec le Surmoi? Est-ce possible de ruser avec quelqu’un qui cohabite intimement avec vous, qui sait tout de vous, qui voit tout de vous, qui connait vos pensées et qui connait donc vos ruses? Impossible de cacher ses pensées au Surmoi, impossible donc à priori de ruser efficacement contre lui. Mais peut être y a-t-il des processus de ruse qui ne passent pas par la pensée? Peut on dire des processus psychiques de projection et d’identification qu’ils sont des ruses?
La projection consiste à éxclure de soi, à éjecter dans le monde extérieur une composante du monde intérieur. Il est évident que ce mécanisme est très efficace puisqu’il est universelement utilisé massivement pour donner existence aux figures dominantes des destinées: Dieu, les dieux, les démons, les esprits, les revenants. La projection est tout aussi éfficace pour attribuer à d’autres des caractéristiques qui nous sont propres. On pourrait considérer la projection comme une ruse, dans la mesure où le sujet projectif élabore une fiction destinée à le tromper lui-m^me. Le sujet se trompe, se leurre, mais il tire de cet artifice d’ énormes bénéfices. Du coup, il lui est possible d’accuser l’Autre d’être la cause de tous ses malheurs. Et le bénéfice est encore accentué par la projection collective. Le fait du consensus frappe l’artifice du label d’authenticité. La projection renforcée par la croyance donne à l’artifice le statut de vérité. De ce fait l’Autre devient une réalité consensuelle, qui justifie les pratiques individuelles et collectives à l’égard de cet Autre. Les pratiques religieuses, politiques et sociales sont largement fondées sur cette croyance. Il est extrêmement commode d’attribuer à l’Autre les caractéristiques du Surmoi, et de la qualifier de sévère, juste ou injuste, d’excessif, de cruel, etc.
Un autre mécanisme est celuui de l’identification. En l’occurence, le sujet qui s’identifie au Surmoi, se met à fonctionner comme tel. Il se prend pour Dieu, le juge, le censeur ou le commandeur, et s’impose comme tel son entourage. Il y a suffisament de tyrans et maitres, grands et petits, institutionnels ou domestiques, pour que tout le monde ait eu l’occasion de rencontrer des exemples frappants de Surmoi incarné.
En l’absence de ces deux mécanismes d’autant plus efficaces qu’ils sont socialement admis, voire encouragés sous les formes de la projection religieuse et de l’identification politique, le Moi se trouve aux prises avec le Surmoi sous les formes de l’obligation interne, de la critique interne etc.
Ce qu’on appelle névrose de contrainte ou névrose obsessionnellle en est un exemple frappant.
Sans doute que la plupart d’entrenous avons quelque expérience de ces comportements apparement bizarres qui ressemblent à des rites religieux. Je pense ici aux rites d’endormissement par lesquels les travailleurs intellectuels tentent de vider leur tête de la pensée ou du moins d’apaiser leur pensée pour trouver le sommeil. Je pense encore aux rituel de « purification » qui consistent à nettoyer la pensée de ce qui dérange: tels les sentiments d’insatisfaction, d’imperfection, de culpabilité. On nettoye ses pensées en nettoyant son corps, sa maison ou ses dossiers. On espère éliminer des soucis en jettant des factures, des lettres comportant des mauvaises nouvelles, ou des objets quelquonques n’ayant apparement qu’un lointain rapport avec les préoccupations. Ces rites visent à établir une paix intérieure. Il s’agit de produire un ordre intérieur par un ordre extérieur, de ranger les pensées en rangeant des objets. C’est une opération magique fondée sur des correspondances analogiques entre les objets extérieurs et les représentations intérieures. Dans le même ordre d’idées on peut citer les confessions, pénitences et indulgences qui font partie de l’arsenal de la religion. Et aussi les rites de vérification, de contrôle, de surveillance, qui visent à éliminer les risques d’intrusion dans la maison, comme si, en empêchant un visiteur extérieur, on pouvait verrouiller sa pensée intime pour la protéger contre l’intrus intérieur.
Un autre ruse consiste à tenter d’amadouer le Surmoi par des promesses, des dons ou des sacrifices. Le Moi lui offre une apparence de conformation à ses exigences. Le Moi montre au Surmoi une facette conforme supposée l’apaiser. Il marchande avec lui: il lui donne quelquechose pour qu’il rende en retour. « J’ai bien fait ceci ou cela, maintenant j’ai droit à ma récompense ». La paix intérieure devient la récompense du travail: sans travail bien fait, pas de repos. On peut tricher un peu. Au lieu de faire un travail embêtant on fait un autre travail plus agréable. Le Surmoi se laisse dans une certaine mesure tromper. Mais jamais tout à fait. Ce n’est jamais acquis. Il se réveille régulièrement de sa torpeur et reprend ses critiques et exigences.
Remarquons une particularité du dialogue entre le Moi et le Surmoi. Le Surmoi usurpe la parole du sujet. Il s’énonce à la première parole du singulier. Pour s’en sortir le Moi est obligé de lui reprendre la parole, le dénoncer comme usurpateur, comme imposteur, retourner sa grosse voix contre lui. Le diviser pour regner. Wo Es war, soll Ich werden. Le Moi récupère sa parole et rétorque au Sur-Moi. Instauration d’un dialogue intérieur dans lequel le Surmoi est désigné par le tu de la deuxième personne. Dénoncé comme n’existant pas en tant que tel, mais en tant que parasite de la parole, de la pensée.
Le Surmoi est un maitre très puissant. En plus, il est rusé. Il est double, comporte deux visages: un visage aimable et apaisant, un visage féroce et grimacant. Sa duplicité est d’autant plus déconcertante qu’il vire brusquement du doux au dur sans prévention. En termes psychanalytiques cette duplicité du Surmoi est expliquée par l’intrication entre une facette légale et une facette hors-la-loi. Le Surmoi légaliste est sans doute celui qui a été le plus vulgarisé. C’est ce qu’un lecteur pressé de Freud retient le plus facilement. C’est le censeur, le juge interne qui interdit, prescrit et punit.
L’autre face, celle du Surmoi transgresseur de la loi, est plus difficile à comprendre. Freud l’avait introduite dans ses réflexions sur ce qui nous pousse vers la souffrance (Au-dela du principe de plaisir), sur ce qui nous soumet à un tyran intérieur (Le père de la horde primitive dans Totem et Tabou), sur ce qui nous apparait comme un dieu cruel (Moïse et le Monothéisme). Mais cette figure a surtout été développée par Lacan sous la forme de ce qu’il appelle le pousse-à -jouir(Encore).
Tout ceci pour indiquer combien il est difficile de ruser avec le Surmoi. Et quand cela marche plus ou moins, comme dans les rites religieux, sociaux et privés, on n’en sort jamais. C’est une tâche sans fin qui consomme une énorme énergie.
Comment s’en sortir? On ne s’en sort pas par la ruse car on ne sort pas de la ruse? La ruse devient alors un piège.
En effet, la ruse à l’égard du Surmoi repose sur la reconnaissance du Surmoi par le Moi. Cette reconnaissance lui confère consistence, il prend de la place et abuse de cette place qui lui est accordée par le Moi. Il prend de plus en plus de place et usurpe la place. Il s’approprie même de la parole du Moi. Le Surmoi s’arroge la première personne du singulier et laisse au Moi la deuxième ou la troisième personne. Le Moi s’entend dire « Tu es bête » ou « Ce qu’il est moche ». Le Moi entre dans un tribunal, un procès qui le dépasse, face à un Surmoi qui assure toutes les fonctions: président, partie civile, jury et bourreau ou geolier. C’est à grande peine que le Moi, en position d’accusé arrive à se trouver un avocat de la défense.
La cure analytique vise à amener le sujet à faire l’économie de la ruse. La ruse de l’analyse, si ruse il y a, serait de faire faire l’économie d’une obligation de ruse continue et vouée d’avance à l’échec. Il s’agit de récuser le tribunal et toutes ses fonctions. De démonter, dégonfler, vider le Surmoi d’une consistence qu’il n’a pas en lui-même mais qui lui est concédée par le sujet. Le Surmoi a le pouvoir qu’on lui confère. Il s’agit de le traiter comme un imposteur, de le destituer, de le détroner.
Mais il est impossible de le supprimer, de l’annuler, de le faire disparaitre. D’ailleurs, sa facette légale est nécessaire pour la vie en société. Bien sûr, c’est extrêment difficile d’y arriver. Une manière de l’affaiblir est de le diviser entre ses faces, d’opposer le Surmoi légal au Surmoi hors-la-loi. Mais cela reste pénible à supporter et gérer. On peut aussi tenter de le décomposer en ses éléments constitutifs qui sont les dépots des autorités qui ont joué dans l’histoire du sujet: le Surmoi archaique maternel, le Surmoi archaique paternel (imaginaire), le Surmoi légal paternel (symbolique), le Surmoi social (le régistre de la Loi consensuelle).
Dans tous les cas, il s’agit de renoncer à la ruse qui entretient la relation de pouvoir. Il y a un prix à payer pour en sortir. Il s’agit de perdre de la jouissance, de perdre l’excitation du combat, l’exaltation de « la lutte avec l’ange », la jouissance liée à l’exercice de la ruse. Il s’agit de réperer le fantasme qui programme la jouissance sadique et masochiste qui trouve sa réalisation dans le couple Moi et Surmoi. Ce couple, ne l’oublions pas, représente bien deux facettes d’un même et unique sujet. Divisé sans doute, mais unique jouisseur de ce qui se trame entre les poles de la division subjective. Le sujet jouit de cette affaire. Il jouit de la jouissance sadique du Surmoi qui bat et ricane , tout aussi bien que de la jouissance masochiste du Moi qui est battu et pleure. Le sujet jouit sur les deux versants de la violence agie et subie. En sortir implique de perdre cette double jouissance. Mais on n’en sort jamais tout à fait. Il reste toujours de la jouissance parcequ’il reste un programme de jouissance, qui est le fantasme. C’est pourquoi la cure analytique vise à déconstruire le fantaseme. Cela ne veut pas dire le détruire (cela est impossible), mais le traverser. Il s’agit alors d’affaiblir l’impératif de la jouissance en prenant le contre-pied du programme de jouissance sur lequel il prend appui.
Résumons ce qui précède. S’il y a ruse du Moi à l’égard du Surmoi, elle joue sur plusieurs modalités.Nous en avons décrit cinq:
-la projection à l’extérieur: l’identifier, lui donner figure, lui trouver des lieux répérables, transactionner avec lui, ritualiser les relations avec lui;
-l’identification: se prendre pour le Surmoi et exercer ses fonctions à l’égard de tiers;
-l’intériorisation: reconnaitre le conflit interne, instaurer un dialogue intérieur et récuperer le « je » de la parole;
-la déconstruction: diviser le Surmoi en ses composantes et induire une discorde entre celles-ci;
-la traversée du fantasme: déconstruire le programme de jouissance en même temps que l’impératif de jouissance (risques de déplacements de la jouissance: jouissance de la déconstruction sans fin) .
En conclusion, on pourrait dire que la cure déploie la ruse du semblant (dans la relation intersubjective) pour amener le sujet à faire l’économie de l’obligation de ruser sans fin avec plus fort que lui (dans la relation intrasubjective).
10. La question de départ: la ruse comme arme du faible. (Résumé donné à ANSO).
Pour terminer, reprenons la question proposée par P.J. Laurent dans son document de présentation: « Qu’en est-il aujourd’hui de cette ruse populaire, de la Raison rusée des laissés pour compte -provisoirement ou durablement- de la mondialisation, des « anormaux », des groupes déboussolés par l’élucidation de leurs anciennes identités? »
Si « la ruse est l’arme favorite des faibles », alors les pratiques cliniques constituent un champ d’observation tout a fait privilégie pour l’observation des ruses déployées par ces « laissés pour compte », « anormaux », « déboussolés » et autres « faibles » qui luttent contre l’adversaire par excellence, l’Adversité elle-même sous la forme du malheur insaisissable, inommable, non figurable. Pour survivre face à cet Autre , la premiere ruse, fondamentale, ruse de guerre existentielle, consiste à faire comme si cet Autre pouvait être répéré, nommé et figuré. Il s’agit de faire comme si cet Autre absolu , radical était un autre relatif, amendable. Dans l’impossibilité d’un rapport de forces physique, d’une lutte armée, il s’agit de jouer au plus fin et de capter l’Autre dans des illusions. De lui faire croire qu’il existe alors qu’il n’existe pas! De lui conférer une figure reconnaissable, minérale, végétale , ou plus efficacement, une apparence animale ou humaine, de manière à pouvoir transactionner avec lui. En lui attribuant des qualités et des défauts humains, l’Autre prend l’apparence d’un autre semblable. Il devient dès lors possible de transactionner, de marchander, de ruser avec lui. Par le recours à la projection sur l’Autre et à l’interprétation de cet Autre humanisé, il devient possible de se représenter l’Autre monde invisible. Ainsi les individus et les peuples inventent pour leur usage Dieu, les dieux, les démons, les esprits. Ils peuvent de même multiplier les figures susceptibles de pieger le Mal, dans les formes du Malin, du Maléfique , de la Malédiction, du Malheur…Après avoir inventé les grandes Diableries , les Passions fatales, les Monstruosités et les Folies, et après avoir déjoué les Destins et Fatalités, le systeme de représentations occidental de l’isupportable réalité a adopté le vocabulaire de la psychanalyse. Maintenant, les figures du déterminisme sont désignées comme « ça » , l’inconscient, le Sur-Moi, la Pulsion de Mort. Le langage lacanien a introduit les notions revisées de la Jouissance et du Reel. Dans le cadre des cures, la ruse joue à plusieurs niveaux: le masquage du réel par la figure de l’Autre, les ruses pour se jouer de cette figure, et encore le semblant déployé par l’analyste pour mettre masques et ruses au jour.
Il y a des cultures qui témoignent de manière poignante d’une écrasante proximité du réel. La seule parade est le tissage d’un voile de représentations à jetter sur le réel. La ruse consiste à masquer le réel, et à ruser ensuite avec le masque en faisant semblant qu’il est ce qu’il parait. Projections et interprétations contribuent à construire une réalité humaine habitable, supportable et rassurante, qui protege d’un réel toujours prêt à submerger les faibles sujets. Ce réel est extérieur au x sujets: la violence du réel surgit dans les soubresauts de la nature et l’ennemi envahisseur. Mais ce réel est aussi interne aux sujets: la violence pulsionnelle et le déchainement des signifiants sont prêts à pousser les sujets dans la démesure, l’ubris, la folie meurtrière. Personne n’est a l’abri. Tout un chacun est obligé de ruser avec l’Autre et d’en inventer les stratagèmes. Il s’agit de faire l’économie des catastrophes en inventant le sacrifice. Il s’agit de faire l’economie des sacrifices sanglants pour leur substituer des boucs émissaires. Il s’agit d’épargner ces derniers en créant des substituts imaginaires et symboliques. La ruse est fondamentalement liée aux conditions élémentaires d’existence humaine, tant individuelle que collective. Par la construction de leurs mythes scientifiques, cliniciens et anthropologues contribuent à l’art universel et populaire de la ruse existentielle. La ruse opère là où la raison manque d’arguments. Quand les mots et les images font défaut à la raison, il ne restent plus que les ruses de la déraison déguisée en ultime raison.
Conclusions: une ruse « fondatrice » d’humanité?
In fine, une réflexion sur la ruse amène loin. On la trouve partout: dans les relations aux autres humains, familiers et étrangers et dans les rapports aux maitres, aux dieux et démons, et les esprits des morts. Mais du point de vue du psychanalyste , ces ruses phénoménologiques diverses pourraient fort logiquement être considérées comme l’effet de l’extériorisation, de la projection sur le monde sensible et sur les représentations communes d’une ruse structurale, fondamentale, qui fait de l’homme un être humain. Qui se donne un dieu trompeur parcequ’il est doué de la faculté humaine de la tromperie.
Le modèle premier de la ruse est donné par le fantasme. Première modalité de l’être au monde des humains réduits à l’impuissance la plus totale, celle du petit enfant non encore doué de paroile, ce que infans veut dire. Le fantasme est un semblant que l’enfant doit se donner en guise d’un savoir premier à défaut d’expérience. Le fantasme est le scénario d’une rencontre (impossible) avec le réel. . Le fantasme est le premier élément de réalité par lequel le petit de l’homme médiatise sa rencontre avec ce réel d’où il est issu . De par son extrême fragilité l’enfant est menacé d’y retourner pour y disparaitre. C’est de ses semblables, ces humains que l’on appelle parents ou leurs substituts qu’il dépend entièrement pour sa survie. Mais c’est de son inconscient qu’il reçoit les premièrs moyens de la médiation. L’inconscient lui fournit les premiers moyens d’interpréter ce qui lui arrive. Etant donné l’immaturité de son système nerveux central, il n’arrive pas à distinguer l’intérieur de l’extérieur Il ne peut donc comprendre des perceptions floues, confuses, ambigues. On n’a aucune connaissance certaine de ce qui se passe dans la tête d’un enfant en bas age. On ne connait que des éléments de fantasmes fondamentaux reconstruits en cours de cure par des analysants à la recherche de leurs expériences premières. On n’y trouve que des fictions, des montages, des constructions appelés « fantasmes ». Les fantasmes, et à leur suite ces fantaisies appelées « romans familiaux » et puis ces inventions collectives appelés « mythes », et enfin toutes ces constructions désignées par les termes de « visions du monde, Weltanschaungen, conceptions de la réalité, cosmogonies, » ne seraient elles pas toutes des modèles effectifs de la ruse fondamentale qui consiste à se trouver une référence extérieure pour se faire exister en tant que humain? Les religions, les systèmes de valeurs, les grandes théories scientifiques, ne sont elles pas de la même veine?
S’il en était ainsi, alors on pourrait définir la Réalité comme étant la ruse inventée par les humains pour ruser avec le Réel. Et on pourrait définir les Cultures comme les ruses des sociétés pour se donner de l’humanité. Tous les groupes n’ont-ils pas cette ruse qui consiste à se donner le statut d’humains en se nommant « les vrais hommes » par rapport aux autres, désignés du coté de la nature, des animaux et autres êtres plus ou moins utilisables ou commestibles?
Et nous ici, tant que nous sommes, ne sommes nous pas en train de ruser avec le non-sens qui nous guette, en nous fabriquant inlassablement des systèmes de sens consensuels qui nous font exister en tant que collectivités?
La ruse est précieuse. Et c’est sans doute parcequ’elle est fondamentalement nécessaire à l’existence humaine , tout comme l’amour, qu’elle résiste à se laisser dire et à se laisser théoriser, tout comme l’amour, d’ailleurs. (Dont Bernard Shaw disait par ailleurs, qu’elle était la ruse tendue par la nature aux humains pour asssurer la perpétuation de l’espèce.)
Et si, pour se maintenir la Raison rusée devait ruser avec la Raison théorisante? Dans ce cas, notre docte assemblée rendrait un bien mauvais service à l’humanité en tentant d’élaborer un savoir scientifique de la ruse. Mais je ne pense pas que pour autant nous devrions arrêter tout de suite ce colloque pour préserver la Ruse. La Ruse n’est manifestement pas une espèce en voie de disparition. Et la meilleure des contributions à la Ruse est peut être de contribuer à créer à une anthropologie de la Ruse puisque toute théorie est ruse. Toute contribution théorique à un science de la Ruse, en tant que rejeton de la Ruse, contribuerait à la prolifération de la Ruse fondamentale.
Tout le monde n’est certes pas également doué pour la ruse. Il y a des individus qui sont brillament rusés, qui rusent sans efforts apparents, comme s’il s’agissait d’une ruse spontanée ou naturelle, et qui rusent pour leur plaisir. Il y a certes une jouissance de la ruse, qui peut mener les ruseurs invétérés à risquer de plus en plus gros jusqu’à leur perte. Il y en a d’autres qui peinent à ruser, qui raisonnent trop et leur ruse échoue lamentablement. Trop de raison peut nuire à la ruse. L’urgence de la situation ne laisse pas le temps au raisonnement. Il faut ruser tout de suite, inventer avec ingéniosité. Trop de raison entraine la prudence, l’hésitation, le doute et , finalement, l’inhibition de l’action. C’est encore plus vrai lorsque l’antagoniste est dans la demeure.
Etat du 23 mars 2001.
