Les Na de Chine : une société sans père?

Les Na de Chine : une société sans père 1 ?

Abrégé

Ils sont plus ou moins 25.000 2 et vivent depuis plus de 18 siècles dans les montagnes du Sud-ouest de la Chine. Dernière société matriarcale chinoise, les frères et sœurs vivent sous le même toit toute leur vie, avec leurs enfants, leur mère et, éventuellement, un ou plusieurs oncles. Les enfants sont éduqués par l’ensemble des membres de la maisonnée : grand-mère, grand(s)-oncle(s), mère, oncles et tantes. Le nom de la lignée maternelle se transmet de mère en fille mais l’autorité familiale est répartie de manière égalitaire entre les frères et sœurs. Il y a deux chefs de lignée : un homme pour les affaires extérieures et une femme pour les affaires intérieures. La désignation dépend non pas de leur âge mais de leur prestige. Les oncles sont le support des enfants de leurs sœurs et ceux-ci les prennent en charge lorsqu’ils sont devenus vieux. Dans ces maisonnées, l’interdit de l’inceste est d’une rigueur peu commune. Ainsi, les membres d’une même “ maisonnée ”, consanguins par leur mère, ne peuvent non seulement se baigner ensemble ou danser côte à côte mais il leur est aussi interdit de prononcer des propos évoquant la sexualité.

La vie sexuelle des Na peut prendre quatre formes différentes : la visite furtive, la visite ostensible, la cohabitation et le mariage [[Du point de vue anthropologique, le mariage est une institution légale that lends the involved parties understood claims and, at the same time, binds them with understood obligations. Les visites furtives et ostensibles ainsi que la cohabitation n’impliquent ni le contrat, ni aucune obligation, ni aucune exclusive. Elles ne peuvent être donc considérées comme une catégorie de mariage. ]] . Les deux premières formes sont les plus répandues 3. Les femmes reçoivent leur amant, la nuit, dans les “ boudoirs ” réservés à cet usage dans la maison de la lignée. Au petit matin, les amants rentrent chez eux. Dans la visite furtive, elles reçoivent leurs amants, silencieusement, à l’insu des membres consanguins, spécialement masculins de sa famille (frères et oncles, par exemple). Par contre lors des visites ostensibles, l’amant devient officiel. Il est reçu et accepté par la famille. Néanmoins, le matin, il regagne sa maisonnée où il retrouve sa mère, ses frères et ses sœurs, éventuellement ses oncles et les enfants de ses sœurs.

Ces derniers sont d’ailleurs les seuls enfants qui importent pour lui. Il n’a le plus souvent pas de relation particulière avec les enfants qui furent conçus lors des visites furtives ou ostensibles. Souvent il ne les connaît pas et dans le cas contraire, il arrive parfois qu’il vienne les visiter une fois par an. Chez les Na l’homme n’éprouverait pas le désir d’enfanter et de devenir père. Sa fonction primordiale est d’être un oncle adéquat pour les enfants de ses sœurs. .

Le seul pré-requis de ces institutions relationnelles sexuelles aussi appelées “ Tisese ” [[Terme na proposé par Shih dans un article critique face aux écrits de Cai Hua, pour désigner cette modalité particulière de relation sexuelle.]] est l’agrément mutuel des deux partenaires, chacun pouvant , quant il le veut, mettre fin à la relation. Le “Tisese ” n’implique aucune obligation pour l’homme de participer aux travaux des champs de son “ amante ”, aucune exclusive non plus, ni pour lui, ni pour elle d’ailleurs : ni la visite ostensible, ni la cohabitation , ni le mariage d’ailleurs ne suppriment la pratique de la visite furtive. D’après Cai Hua, le possessif n’est d’ailleurs pas de mise puisque la volonté de prendre possession de l’autre (amant ou amante) est très mal considérée par les Na 4. Quant aux enfants éventuellement nés de ces relations, sauf exception, ils appartiennent à la famille de la mère.

Tout ceci s’explique pour Cai Hua par la volonté de la société de privilégier le désir fondamental de multiplier les relations au détriment du désir de posséder l’autre. Pour Shih par contre, cette organisation des relations sexuelles s’explique par le lien matrilinéaire impliquant l’idée que le lien à la mère est indestructible , par la croyance dans la supériorité de la femme et par l’attachement des Na aux valeurs suprêmes de l’harmonie et de la solidarité dans la maisonnée lignagère 5.

Même s’il est peu souvent pratiqué, le mariage existe chez les Na. Mais il est réservé à quelques riches et aristocrates (il coûte très cher) sans doute par imitation du mariage du Zhifu, le chef suprême de la société Na. En effet, le mariage et la transmission du titre de père en fils sont de règle pour le Zhifu. Il est associé à la transmission de la fonction de zhifu de père en fils tandis que la transmission du nom reste matrilinéaire. Tous les enfants nés de ce couple avant ou après le mariage, conçus ou non par le mari de leur mère, vivent sous le même. Cette fois, c’est le mari de leur mère qui exerce son autorité sur eux bien que leur oncle maternel reçoive tout le respect que prescrit la tradition. Néanmoins, les enfants appellent le mari de leur mère de la même façon que le frère de leur mère. Le père est donc un “ oncle ” particulier : mari de leur mère et parfois géniteur . Autre caractéristique de ce lien de mariage : le mari appelle les enfants de sa femme fils et filles. Selon Cai Hua, mariage et pouvoir seraient donc à l’origine du concept de fils et de père. Ce type mariage est d’ailleurs en voie de disparition depuis que le gouvernement central a supprimé la fonction du zhifu. Par contre se développe aujourd’hui un mariage imposé par le gouvernement central usant à cet effet de multiples voies de coercition. Les diverses campagnes organisées se heurte néanmoins à de très forte résistances.

Identifier le père géniteur d’un enfant n’est pas toujours simple et un certain nombre d’enfants nés à l’occasion de “ visites furtives ” ne connaissent pas leur géniteur. Bien plus nombreux sont ceux qui ne connaissent pas le géniteur de leur géniteur. C’est là aussi un savoir sans aucune importance affirme Cai Hua 6. Ce sont les ancêtres de la mère que l’on vénère et qui ont leur place dans la pièce commune. L’amant furtif n’est qu’un pourvoyeur de sperme fécondant. Et Cai Hua d’observer que pour les Na, le fœtus existe déjà dans le ventre de la femme. Pour faire des enfants, il suffit que “ les femmes soient “ arrosées ”, peu importe qui arrose

Cela étant, même si une majorité d’enfants na savent qui est leur père géniteur et réciproquement pour beaucoup, cela ne crée aucun lien spécifique entre père géniteur-fils. Certains pères viennent néanmoins rendre visite à leur enfant une fois l’an. Mais ce ne sont pas les géniteurs qui constituent les modèles prédominants pour ces enfants, ni les nourriciers, ni les éducateurs. Ce n’est pas eux non plus qui transmettent à l’enfant le patronyme, la langue, l’héritage financier ou moral familial. Ils n’ont aucun devoir ni aucun droit sur leurs enfants. Ce ne sont pas eux enfin qui, en faisant jouir la mère, détourne son désir sensuel de l’enfant, sauf dans les cas minoritaires de mariage ou s’ils restent un certain temps avec elle, l’amant de cette femme 7

Pour en revenir à notre question de départ, s’il est vrai qu’il n’y a aucune reconnaissance officielle de la paternité en cas de visites furtives et ostensibles – et même en cas de cohabitation, on ne peut pas dire comme le laisse entendre le titre de l’ouvrage de Cai Hua qu’il s’agit d’une société sans père. On ne peut dire non plus que c’est l’oncle qui assume ce qui s’appelle chez nous la fonction paternelle. Il me semble qu’il faut plutôt souligner que les diverses facettes de cette fonction dite paternelle sont assumées par de nombreux agents dont le père géniteur mais aussi par la mère de la mère, la mère elle-même (qui transmet le nom de la lignée), les frères et sœurs de la mère (qui assument une part de l’éducation), les amants de la mère (qui satisfont sa sensualité et la détourne ainsi de ses enfants), les chefs de lignées, les chefs de villages et le chef suprême (shifu) responsables du respect des lois et des traditions, le daba (prêtre) qui est invité à donner un second nom à l’enfant, (nom choisi en fonction de différents éléments comme l’heure de naissance, la position des coquillages jetés sur un plateau, etc.) 8 et enfin, l’administrateur général, représentant auparavant de l’empereur et aujourd’hui, des gouvernements provincial et central et de leurs lois.

Remarquons ici que le premier nom est celui de la lignée, plus précisément celui de la mère qui lui vient de sa propre mère. On se trouve donc ici, devant une structure qui subvertit radicalement le concept de paternité, devant une tout autre façon de penser la séparation de la mère et de l’enfant, dans laquelle le géniteur a, dans de nombreux cas, peu de responsabilités à assumer.

Même en cas de cohabitation des deux amants sous le toit de la lignée de sa compagne, l’oncle a plus d’autorité sur l’enfant que son géniteur [[Cai Hua les géniteurs cohabitant comme des “ pseudo-oncles ”. Op. Cit. p. 223.]], et celui-ci se sent plus proche de l’enfant de ses sœurs que de ceux de sa compagne. Il n’a d’ailleurs de droit, ni sur ses enfants, ni sur les biens de son couple 9.

Ceci constitue évidemment une situation tout à fait extraordinaire pour les peuples voisins [[Notamment les Han qui constituent la grande majorité de la population chinoise.]] , sociétés patriarcales, patrilinéaires et patrilocales dans lesquelles les femmes sont sensées ne pas avoir d’amant mais seulement un mari, sous l’entière domination duquel elles vivent toute leur vie. Cette situation l’est relativement moins pour nous qui voyons depuis quelques dizaines d’années les diverses facettes de la fonction paternelle se répartir entre de multiples agents : nouveau compagnon ou nouvel époux de la mère, amant de la mère, amie ou ami du couple homosexuel voire la mère elle-même dans beaucoup de familles monoparentales et au-delà du cercle familial , les divers représentants de la loi, domaine réservé jadis au seul père qui partageait il y a peu de temps encore, avec le roi et avec Dieu le fondement de son autorité 10.

Le peuple Na vit dans ce système du “ Tisese ” depuis des temps immémoriaux et ne témoigne pas d’une fréquence inhabituelle de troubles psychotiques ; on peut penser que cette modalité particulière d’organiser la séparation psychique d’avec la mère fonctionne effectivement quand bien même, le sujet porte le même nom qu’elle et vit toute sa vie dans la maison qu’il partage avec elle et son(ses) frère(s) à elle, sa (ses) sœurs et son (ses) frère(s) à lui, et les enfants de ses sœurs. Ce qui ne veut pas dire que ce système est sans effet. On peut notamment observer qu’un tel système qui favorise le non désir de posséder et qui cultive le rejet de la jalousie, de la rivalité et donc de la combativité individualiste, est peu compatible avec une société qui met à l’avant plan le profit individuel, la lutte pour la puissance, et donc aussi le développement industriel, technologique, scientifique. On ne peut tout avoir… nom de la mère, visite furtive cachée ou ostensible, cohabitation conjugale et famille monoparentales maternelles, par exemple.
  1. A partir du livre de Cai Hua, Une société sans père et sans mari. Les Na de Chine. PUF, 1997. ↩︎
  2. Curieusement, les statistiques sont très variables d’un auteur à l’autre. Certains avancent le chiffre de 30.000 d’autres de 15.000 Na. ↩︎
  3. Selon les villages, les époques considérées et selon les auteurs, entre 10 et 59% des Na seraient ou auraient été formellement mariés. (Shih, op. cit. p. 703 et 706). Ces chiffres sont notamment influencés par les diverses campagnes plus ou moins contraignantes en faveur du mariage, organisées par le gouvernement central. ↩︎
  4. Pour certaines informatrices néanmoins, cette liberté sexuelle ne serait pas effective mais surévaluée par la rumeur et la volonté de faire sensation de la part de certains Han, qui constituent la majorité des habitants de Chine et qui vivent dans une société très stricte, de notre point de vue, quant à la vie familiale et sexuelle. ↩︎
  5. Shih C., “ Tisese ” and Its Anthropologiacal signifiance, op. cit., p. 704. ↩︎
  6. Cai Hua, op. cit., p 14 ↩︎
  7. En cas de “ visite ostensible ” et surtout de cohabitation. ↩︎
  8. Cai Hua, op. cit., p. 137. ↩︎
  9. Cai Hua, op. cit., p. 211, 2130 ↩︎
  10. Cfr. Casanova A., Figures du père et mouvements historiques des sociétés. La pensée, Paris, septembre 2001 ↩︎

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