L’ATTITUDE PROSPECTIVE EN ANTHROPOLOGIE
L’ATTITUDE PROSPECTIVE EN ANTHROPOLOGIE:
LE POINT DE VUE D’UNE ANTHROPOLOGIE CLINIQUE
D’INSPIRATION PSYCHANALYTIQUE.
Robert STEICHEN .
Résumé:
Après un réperage succinct de l’attitude prospective en anthropologie sociale et culturelle et adoptant le point de vue de clinicien l’auteur définit ce que pourrait être une anthropologie clinique pluridisciplinaire. Il dresse un inventaire des textes qui y contribuent de la part des anthropologies qualifiées de médicale, de la santé, psychiatrique, psychologique, psychanalytique, philosophique, sociale et culturelle. Ensuite, il explore l’attitude prospective en clinique et en anthropologie clinique et approfondit les contributions de la psychanalyse à celle-ci. Enfin, l’article se termine sur la présentation d’un problème et de quelques taches pour une anthropologie clinique prospective.
1. Orientation et attitude prospective.
La présente réflexion tentera de répondre à la question abordée dans cette publication collective: quelles sont les attentes des chercheurs en sciences humaines à l’égard d’une anthropologie qui serait prospective? En termes plus précis, quel est de notre point de vue particulier, disciplinaire et individuel, le sens d’une anthropologie qui se veut « prospective »?
De quoi s’agit-il? D’une « nouvelle » discipline ou sous-discipline qui viendrait s’ajouter aux multiples autres qui surpeuplent déja le vaste et hétéroclite capharnaum de l’anthropologie? Ou une réorientation plus ou moins cohérente à visée fédératrice des recherches sur le développement et les transformations à tendance innovatrice et/ou prédictive ?
On n’en est pas là . La preuve: la publication à laquelle nous contribuons ici a un caractère purement exploratoire. C’est d’abord et avant tout une idée lancée pour en produire d’autres. Un aiguillon pour la réfléxion. Du moins, c’est ainsi que nous avons reçu l’invitation.
Pour amorcer notre contribution à cette réflexion collégiale, nous partons de l’intention d’examiner la présence de ce que nous appelons une « attitude prospective » dans le champ de l’anthropologie. Nous distinguons cette « attitude », en tant qu’intention consciente des chercheurs affirmée en connaissance de cause, de « l’orientation » prospective qui désigne la présence irréfléchie ou inconsciente d’une telle direction dans leurs discours. On peut postuler que toutes les recherches scientifiques présentent à l’un ou l’autre moment un telle orientation discursive mais que l’attitude subjective est moins évidente car elle engage son auteur, et reste d’autant plus exceptionnelle que les discours scientifiques banissent une telle attitude au nom de la règle de l’objectivité du chercheur.
Le qualificatif « prospectif-ive » appelle au moins deux connotations: celle de la prospection et celle de la prospective. La prospection concerne l’exploration d’un domaine dans un but extensif: elle livre accès à la recherche de richesses nouvelles, l’étude de régions inconnues pour y découvrir des objets d’intérêt, la recherche de clients éventuels ou, en général, de nouvelles possibilités. Elle sort des sentiers battus et des ornières des habitudes. La prospective concerne l’avenir. L’orientation prospective marque l’ensemble des recherches sur le futur des collectivités et des individus dans le but d’élaborer des modèles prévisionnels, prédictifs, anticipatifs. Elle est contraire dans son mouvement à la rétrospective, mais elle ne lui est pas opposée: en effet, la prospection s’étaye sur la retrospection qui lui fournit ses fondements. Son aboutissement est l’ouverture de nouvelles perspectives ou du moins l’élargissement des perspectives existantes. Complétons en conséquence notre définition de l’attitude prospective: c’est l’ensemble des actes réfléchis qui orientent les études d’un objet de manière à élargir et ouvrir des perspectives dans l’espace des domaines du savoir et dans le temps des bilans et des projets. L’objectif en est d’éclairer l’organisation du présent en se fondant sur l’étude scientifique des diverses tendances et leur projection dans l’avenir.
A première vue, l’orientation prospective est présente dans les différents moments et courants constitutifs du « dépot historique » de l’anthropologie. Il faut une étude plus approfondie pour y déceler l’émergence d’attitudes prospectives critiques. Les divers courants de l’anthropologie comportent dans l’orientation générale de leurs textes des indices plus ou moins évidents d’attitudes prospectives masquées par les valeurs des époques et les préoccupations des maitres de la discipline.
Les divers courants qui se sont succédés dans le temps: évolutionisme, diffusionisme, fonctionalisme , culturalisme, structuralisme, transformationisme et interprétationisme, se distiguent par leurs conceptions de la variété et du changement dans les cultures. Aucune culture vivante n’est statique, il n’y que des rythmes de changements différents. Toute anthropologie est donc nécessairement prospective. On peut dire que les divers courants se distinguent et s’opposent en grande partie par leur différence de conception prospective. Les uns mettent l’accent sur une actualité critiquée en fonction d’un passé valorisé. D’autres chantent l’évolution ou le développement en référence à un avenir idéalisé par rapport à un archaïsme condamné. D’autres s’en tiennent à une lecture en extension de situations actuelles lues comme systèmes structurés ou décrivent les invariants du système qui lui confèrent identité et cohérence. D’autres encore décrivent les transformations et les rapports entre principes d’ordre et de désordre. Chacun y projette ses propres relations à l’espace et au temps, idéalisés ou réinterprétés, et finit par trouver ce qu’il recherche en le construisant intelligement à son bénéfice. Les attitudes particulières ne sont pas nécessairement explicites et opèrent sous le couvert des orientations générales. Les effets escomptés ou attendus ne sont pas annoncés, soit que les intentions qui y président sont méconnues, soit qu’elles sont inavouables. On pourrait encore en dire davantage et les discours en question se prêtent d’autant plus aisément aux procès d’intention que les auteurs ne sont pas là pour se justifier. Restons en là .
Il semble aussi que des attitudes prospectives assumées, éclairées et critiquées ne se manifestent que depuis un quart de siècle environ. Leur émergence est correlée à l’implication croissante des auteurs dans leur discours. Tant que les auteurs s’effacaient derrière leurs textes au nom de l’objectivité scientifique, leur attitude subjective était volontairement masquée -mais pas toujours- par l’orientation objective de leur discours.
L’attitude prospective, prise au sens psychologique du terme en tant qu’attitude mentale , impliquerait une prise de position consciente, volontaire, éclairée et déclarée par rapport aux processus et effets de leur entreprise de construction d’un objet scientifique. Mais elle n’en reste pas moins sujette aux effets de l’inconscient et donc aux logiques du désir inconscient. Cette participation de l’inconscient à l’attitude ne réduit d’aucune manière la responsabilité du sujet. Le sujet est d’autant plus responsable de son inconscient qu’il lui est possible d’en saisir les effets répétitifs et de se construire un savoir suffisant de ses fantasmes pour y mettre des limites. L’attitude prospective implique une éthique du chercheur, dont la moindre des tâches est d’arriver à gerer sa « jouissance », c’est à dire l’excitation que lui procure l’objet qu’il construit dans son travail. Ne fusse que parcequ’il y a évidement plus qu’un air de famille entre l’objet que le chercheur s’acharne à faire apparaitre dans la réalité et l’objet de son fantasme inconscient. Or, le scénario de ce fantasme n’est pas social et encore moins philanthropique. Bien sur, une éthique ne garantit pas le bien. L’éthique de Kant est suffisament proche de celle de Sade pour que l’attitude prospective, même dûment éclairée, même éthiquement fondée, ne puisse pas être considérée comme vertueuse ou recommandable d’emblée. Elle n’est pas audessus de tout soupçon. En effet, comme nous aurons l’occasion de le rappeler plus loin, l’enfer est pavé de bonnes intentions et nombre d’horreurs ont été commises au nom de l’éthique.
La prise de conscience des effets du discours correlée à l’émergence de l’attitude prospective en anthropologie a joué un rôle nullement négligeable dans la genèse d’une mauvaise conscience et de culpabilité dans ce champ. Il en résulte les actuelles recommandations relatives à une plus grande attention aux acteurs concrets du terrain. Il s’agit de directives relatives aux relations de réciprocité entre chercheurs et informateurs, à la prise en considération des informateurs comme co-auteurs et les propositions de retour des textes au terrain pour leur critique par les informateurs. En résultent aussi les questions relatives à l’engagement des anthropologues dans l’histoire sociale et politique des sociétés étudiées et l’appel lancé à leur responsabilité et ethique (Olivier de Sardan J.P., 1995, Agier M., 1997). Dans le même ordre d’idées entre la prise en considération des « savoirs sauvages » non en qualité d’objets des savoirs ethnologiques reconstruits par les sciences occidentales (toujours suspectes d’ethnocentrisme), mais comme devant prétendre dans l’avenir au statut d’ethnosciences locales originales (Scheps R., 1993). Le débat est ouvert entre les tenants du « regard éloigné » comme étant le seul garant de l’objectivité et les défenseurs d’une anthropologie de l’avenir qui non seulement « implique » les chercheurs mais leur assigne comme nouvel objet privilégié la culture contemporaine à laquelle ils appartiennent (Augé M. , 1994).
Ces quelques considérations montrent l’intérêt d’une mise en relief des orientations prospectives largement présentes et des attitudes prospectives émergentes dans le vaste champ des anthropologies.
2. De la clinique à l’anthropologie clinique.
Pour sortir des constats généraux, et quelque peu approfondir cette notion d’attitude prospective, il nous faut préciser notre point de vue particulier sur cette question. Il est en effet impossible de parler en connaissance de cause de l’ensemble du champ des anthropologies. Et même si par miracle quelqu’un disposait d’une telle connaissance encyclopédique, il ne lui serait pas possible de traiter de tous les points de vue en même temps et avec la même objectivité. Comme nous ne prétendons pas à une telle compétence, nous nous en tenons au point de vue dont nous avons quelque expérience.
C’est le point de vue d’un chercheur et praticien en « sciences humaines cliniques ». Notre réflexion prend appui sur une trajectoire clinique dans laquelle se succèdent et s’articulent les pratiques médicale, psychiatrique, psychothérapeutique et psychanalytique. Cette clinique nourrit une recherche poursuivie et transmise dans un contexte universitaire pluridisciplinaire. Elle est doublé de recherches sur le terrain par la répétition de rencontres avec divers tradipraticiens, guérisseurs et chamans dans leurs collectivités d’origine. L’ensemble contribue à la construction collégiale d’une anthropologie clinique.
Si cette démarche se spécifie par son objet qui est « la clinique » comme point de départ et comme aboutissement il s’agit de définir celle-ci. L’étymologie grecque suggère que le terme désigne « ce qui a un rapport avec le fait de s’incliner et/ou de se coucher, d’être couché sur un lit ». En conséquence, par « la » clinique nous entendons l’ensemble des attitudes inquiètes, attentives et interrogatives de ceux qui se couchent et de ceux qui se penchent sur eux parceque les premiers sont
tombés, blessés, malades ou faibles, abattus ou découragés. Les attitudes cliniques comportent d’abord le questionnement inquièt, soucieux et attentif. Ensuite, la clinique comporte l’ensemble des tentatives de produire des représentations explicatives et compréhensives du mal éventuel et de sa cause. Enfin, la clinique comporte l’ensemble des conduites thérapeutiques qui visent à soulager, circonscrire, réduire, éliminer ou prévenir le mal. Remarquons que dans cette conception, le traitement, au sens de l’application des remèdes et des techniques, n’est qu’une composante de l’ensemble des conduites thérapeutiques.
Ainsi décrit, le « clinicien » est en premier lieu celui qui s’interroge sur son propre mal et investigue les moyens de s’en proteger, de s’en accomoder ou de s’en sortir. Ensuite, plus tard, entre éventuellement en scène un clinicien « en titre » convoqué au chevet du premier ou consulté dans son cabinet ou ailleurs. Si cette rencontre se réalise, la clinique désigne la concertation entre les deux cliniciens (celui qui est impliqué et celui qui est titularisé) associés dans la triple tache du questionnement, de la modélisation et du traitement. Cette définition remet en question l’ampleur qu’ont pris dans la conception occidentale de la clinique la place du traitement par rapport au questionnement et à la représentation ainsi que le rôle du clinicien attitré par rapport au patient. Au plus le porteur du titre devient un « savant », au plus son savoir devient une science, au plus sa compétence devient une expertise, au plus le porteur du mal est expulsé de sa compétence clinique et est confiné dans le rôle passif du malade qui subit. La relation clinicien-malade devient une relation asymétrique, une relation de pouvoir fondé sur la supériorité du savoir de l’expert sur le savoir du patient, qui culmine dans le paradigme de la relation entre le médecin et son patient. Mais ce n’est pas le seul modèle clinique. Dans d’autres cliniques, le malade n’est pas réduit au statut du patient qui subit mais est invité au contraire à occuper la place du sujet qui agit activement sur son mal en connaissance de cause. La clinique n’est pas non plus réductible à la seule figure « médicale » du colloque singulier du clinicien et de « son » malade. D’autres figures existent d’un colloque élargi au couple, la famille, le groupe ou même la société dans son entiereté impliquant la participation au même scénario thérapeutique de plusieurs praticiens aux compétences diversifiées.
Le but de toute clinique (moderne, traditionelle ou en mutation) est de comprendre les processus qui empoisonnent la vie des humains quelque soit le nom appliqué à leur souffrance (maladie, pathologie, handicap, disfonction, marginalité, déviance, névrose, psychose, possession, ensorcellement, souillure, perte de l’âme, etc) afin d’induire des processus thérapeutiques (de guérison, de soulagement, de réadaptation, de salvation, de récupération, de purification, etc). De manière très synthétique, la clinique a comme but d’ avoir une prise sur le malheur. A cet effet, elle construit des représentations des causes et effets dudit malheur, à l’usage immédiat des sujets qui le subissent et aussi pour communiquer entre collègues d’obédience diverse. A cet effet la clinique mobilise tous les moyens possibles (chimiothérapies phytothérapies, pharmacologie, physiothérapie, psychothérapies, sociothérapies, ritologies, exorcismes, magies, transes, etc) dans le but d’activer l’efficacité symbolique et imaginaire en même temps que l’efficacité pragmatique de façon à produire une efficacité résultante qui soit réelle ou effective.
Nous proposons de définir l’anthropologie clinique comme « l’étude pluridisciplinaire des représentations et des pratiques cliniques ». Par « représentations cliniques » nous entendons l’ensemble des attitudes mentales, concepts, modèles et théories communes et savantes en matière de fonctionnement des humains dans des situations d’ordre/santé et de désordre/maladie et relatifs à la causalité du mal (maladie/malheur/mal-être/malédiction). Par « pratiques cliniques » nous entendons les attitudes intersubjectives (construction, maintien et résolution de relations cadrées) et les conduites d’aide complétées ou non de pratiques exploratoires (diagnostics et divinations) et curatives ( programmes de traitements et techniques de restauration de l’ordre et/ou de guérison) tant « modernes » (médecines allopathiques, homéopathiques et alternatives, chimio- et pharmacothérapies, psychothérapies, psychanalyses) que « traditionnelles » (chamanismes, ritualismes magico-religieux, exorcismes, phytothérapies). Ces représentations et pratiques cliniques sont identifiées par des observations pathographiques/pathologiques (études de cas) et par des observations ethno-graphiques/ethnologiques (études de terrain) .
Faisons remarquer que les représentations et pratiques qui constituent la clinique ne se limitent pas aux savoirs « savants » des cliniciens patentés mais comportent au même titre les savoirs « populaires » de ceux qui les consultent. Le principal intéressé de la situation clinique est celui qui est dans la position la moins confortable car il souffre. Il n’attend pas l’avis de l’expert pour se faire une idée de son mal, et ne sera pas d’accord pour la remplacer par le diagnostic savant en cas d’incompatibilité entre ses représentations et celles de l’homme de l’art. L’efficacité clinique à long terme dépend fort de cette compatibilité. Plus généralement, l’amélioration ou la guérison du mal dépend non seulement de l’efficacité du traitement étiologique ou symptomatique mais encore de l’efficacité symbolique et imaginaire de la représentation de la causalité dans le chef du sujet souffrant. Et cette représentation trouve sa cohérence dans sa credibilité eu égard au système des représentations disponibles et autorisés dans son contexte social et culturel.
Remarquons aussi que le champ clinique recouvre tant les cliniques « spécialisées » focalisées sur une seule dimension de l’humain parcellisé (les fonctions biologiques, les fonctions psychiques, la cognition, les conduites, les émotions, la sexualité, les relations familiales ou sociales,etc.) que les cliniques « holistes » qui prennent en considération l’ensemble (le complexe bio-psycho-social- cosmique) de l’être en situation. La lecture holiste est largement présente dans les représentations et pratiques traditionnelles des sociétés non occidentales.
De notre point de vue de clinicien l’objectif de l’anthropologie clinique serait d’éclairer et d’inspirer la pragmatique des représentations et des pratiques cliniques. L’anthropologie aurait à fournir aux cliniciens un regard perspectif sur l’ensemble du champ clinique qu’ils perdent de vue par leur engagement dans une position particulière dans ce champ. L’anthropologie aurait ainsi à répérer les idéologies qui commandent les attitudes cliniques concrètes dans le champ clinique et plus particulièrement celles relatives à la normalité qui entraine les appréciations d’anormalité, de déviance et de pathologie. L’anthropologie clinique aurait à soutenir une réflexion fondamentale sur les binômes conceptuels ordre/désordre, santé/maladie et bien/mal en problématisant les rapports entre les termes. Ces binômes ne constituent pas des équivalents à priori, mais leur traitement comme tels entraine des jugements de valeurs et des idéologies qui orientent les discours et les pratiques cliniques. Une interprétation antagoniste des rapports entre la santé (assimilée à l’ordre et au bien) et la maladie (assimilée au désordre et au mal) produit une idéologie manichéique militante qui impose le renforcement de l’ordre et éradique les manifestations du désordre. Par contre, une interprétation dialectique des binômes entraine des attitudes nuancées qui veillent à l’équilibre entre un ordre provisoire instable et un désordre inévitable et nécessaire.
La diversité des méthodes de recherches entraine la pluridisciplinarité de l’anthropologie clinique. Y contribuent les diverses sciences humaines cliniques telles que l’anthropologie médicale, l’ethnopsychiatrie, la psychologie transculturelle, l’anthropologie psychanalytique, les recherches d’anthropologie philosophique et psychologique sur les rapports corps-âme(psychè)-esprit, les recherches ethnologiques et d’anthropologie sociale et culturelle sur les représentations et pratiques de guérison dans des sociétés traditionnelles et de sociétés en transformation.
L’anthropologie clinique ne se confond pas avec l’anthropologie médicale. D’abord parceque la médecine n’a pas le monopole de la clinique. Ensuite parceque l’évolution de la médecine, de moins en moins science humaine et de plus en plus arsenal technologique, ne contribue actuellement que faiblement à une réflexion anthropologique. Enfin, parcequ’en médecine la clinique a tendance à se réduire aux techniques de traitement et aux pratiques hospitalières. De ce fait la clinique médicale s’appauvrit en perdant sa dimension relationnelle humaine. En d’autres mots, elle se déshumanise. Cette évolution est évoquée dans les écrits de M. Balint, de L. Israel et de J. Clavreuil entr’autres . Cette perte d’humanisme médical s’accompagne d’un appauvrissement sur le plan de l’anthropologie médicale. Si on se réfère au bilan de l’anthropologie médicale dressé en 1974 par A.C. Colson et K.E. Selby les domaines de cette anthropologie comporteraient l’épidémiologie (étude des corrélations entre l’environnement social et naturel et les maladies endémiques et épidémiques), l’organisation des soins en institution (health care delivery systems), l’étude des problèmes de santé de populations particulières (enfants, vieillards, handicapés, toxicomanes, alcooliques, déficiences immunitaires) et l’ethnomedecine . Cette dernière étudie les rapports entre les maladies (leur apparition, leur évolution et leur traitement) et l’organisation sociale et culturelle des populations concernées. Elle étudie les pratiques de guérison « des autres » (lesquelles sont irréductibles à des médecines alternatives), les comportements relatifs à la maladie et les rapports entre la médecine scientifique importée et les pratiques de guérison populaires locales. Commentant ces domaines de l’anthropologie médicale, Augé constate que « toute l’ambiguité du propos de l’anthropologie médicale est là : certains font de la question de l’efficacité thérapeutique la question première et n’envisagent éventuellement la relation au social que sous cet aspect; d’autres (et d’après Augé ceux-là seuls font à proprement parler de l’anthropologie) s’intéressent d’abord à la place des représentations de la maladie et des institutions qui leur sont associées dans l’ensemble des représentations et des institutions de la société, n’envisagent leur efficacité que par rapport au fonctionnement d’ensemble de la structure sociale hiérarchisée  » (Augé M., 1980, 168).
A l’heure actuelle dans les pays du tiers monde, le développement d’institutions de soins selon le modèle de la médecine occidentale sophistiquée et coûteuse est devenue une menace pour les pratiques de santé locales, artisanales et bon marché. Certes, les dispensaires, les hopitaux et les cabinets de médecine allopathique constituent des progrès pour la population qui dispose des moyens financiers pour y accéder. Mais pour la majeure partie de la population c’est un luxe inabordable. Cette population trouve compréhension, soutien et traitement auprès des guérisseurs traditionnels. lesquels de la méconnaissance, du mépris et de la la concurrence des « doctors ». Les effets catastrophiques de cette situation n’ont pas échappé aux observateurs de l’OMS. Celui-ci a publié les directives visant à faire reconnaitre et respecter les pratiques traditionnelles, dans la mesure où elles se démontrent sans dangers aux yeux des médecins allopathes érigés en juges de l’efficacité des « autres ». C’est aussi un signe de méconnaissance et de mainmise que d’appliquer aux pratiques traditionnelles le qualificatif de « médecines traditionnelles ». Cette appellation enlève à ces pratiques leur spécificité, en méconnaissant leur efficacité symbolique et sociale qui fait leur radicale différence par rapport à l’efficacité pragmatique de la médecine technologique, et les réduit au statut de médecines au rabais (Singleton M., 1991).
Dans son évolution actuelle, la médecine occidentale, trop sûre d’elle même, fascinée par ses énormes moyens et pouvoirs, s’éloigne de plus en plus d’un dialogue avec les sciences humaines. De ce fait elle n’arrive plus à entretenir une réflexion anthropologique collégiale et disciplinaire. A fortiori, elle n’entre que difficilement dans des concertations interdisciplinaires avec les sciences humaines cliniques. Pour notre part, nous conservons à la notion étendue de clinique comportant ses divers aspects médical et non-médical, privé et social, technique et artisanal, pragmatique et symbolique qui ouvre des perspectives pour une anthropologie clinique, qui pourrait à son tour inspirer une clinique anthropologique.
Par ailleurs, l’anthropologie clinique diffère de l’anthropologie de la santé. L’anthropologie clinique concerne davantage les relations concrètes entre les acteurs de la situation clinique alors que l’anthropologie de la santé s’occupe plutôt des idéologies sociales et institutionnelles en matière de santé, des programmes d’hygiene ou de l’organisation des campagnes de prévention. Mais on y trouve également, plus proche des préoccupations cliniques, des réflexions sur les notions du normal et du pathologique , l’identification globale des représentations et des pratiques cliniques et des comportements collectifs en occident et ailleurs . Pour simplifier, on pourrait dire que l’anthropologie de la santé privilégie le regard macrosocial et que l’anthropologie clinique privilégie le regard micro-social. Privilégier ne veut pas dire exclure, et les deux sont articulés dans une relation complémentaire. Il reste que la notion de santé est très déterminée par son usage dans les discours occidentaux dans son opposition à la maladie, en tant que normalité organique et fonctionnelle (Steichen R.,1986). Un tel usage normatif rabat la santé sur le bon fonctionnement physiologique et mental objectivé par les mesures de laboratoire, les techniques fonctionnelles et les tests de diagnostic ou de dépistage. Une telle conception réduite de la santé couplée à la maladie rendent ces termes inadéquats pour rendre compte des notions locales supposées équivalentes dans des systèmes de pensée holistes. Il n’est pas évident de traduire dans les langues occidentales à vocation universelle des notions nuancées d’ordre et de désordre dans les rapports entre individus, collectivités et monde, d’harmonie et de dysharmonie entre composants et fluides subtils, ou d’équilibre tensionnels et de ruptures d’équilibre entre forces antagonistes ou encore les mouvements de bascule entre les deux pôles de l’ambiguité des instances invisibles qui déterminent le bien-être et le malêtre des humains. Il faut s’entretenir sur le mode collégial avec des « tradi-praticiens » de n’importe quelle partie du monde pour découvrir l’énormité des quiproquos causés par l’usage du terme de « health » ou de « santé » pour traduire leurs notions. Les termes de « salut » et de « sainteté » qui sont les frères étymologiques de la « santé » sont tout autant chargés de connotations chrétiennes qui les rendent tout aussi inadéquats pour les dialogues interculturels. Il faut donc utiliser des descriptions et des métaphores pour rendre compte des systèmes de représentations du monde des autres.
Une anthropologie clinique doit évidement prendre en compte les données de l’éthnomédecine (qui est la partie la plus anthropologique de l’anthropologie médicale) et aussi celles proches de son objet qu’elle trouve dans l’anthropologie de la santé. Mais sa spécificité consiste à prospecter ce qui est laissé en friche par les études des moyens technologiques et des organisations institutionelles. Sa tâche spécifique est d’étudier les relations concrètes entre les acteurs des rencontres cliniques, les « cliniciens », les « clients » et les « tiers » (famille, société, institutions). On doit donc considérer la situation clinique élémentaire comme un système à trois éléments: deux adresses et une référence: deux acteurs ou agents et en position tierce le social avec ses normes, croyances et représentations. Ce système se complique de surajouts. In fine, la clinique est un système complexe d’attitudes, de relations, de représentations et de moyens qu’il s’agit d’étudier dans leur ensemble pour comprendre ce qui s’y passe . Elle a aussi comme objectif l’étude de l’efficacité des pratiques thérapeutiques (sous l’angle de leur efficacité symbolique et imaginaire) donnant sens et appui aux traitements physiques et chimiques (sous l’angle de leur efficacité pragmatique) sachant que l’efficacité réelle résulte de cette combinaison d’effets. Elle a encore à explorer les représentations populaires, vulgaires, communes, avec leurs imprécisions, mouvances et contradictions mais aussi leur sagesse, expérience et efficacité propres. Elle a enfin à analyser les rapports de force entre les savoirs populaires et les savoirs experts, et à en dénoncer les éventuels effets pervers.
Les recherches en anthropologie clinique visent à comprendre le fonctionnement de l’humain en général au delà de la maladie considérée comme révélatrice de processus habituelement discrets mais exacerbés par la crise ou la maladie. Les pathologies sont considérées comme réalisant des expériences de clivages, de conflits et de tensions dans l’humain, qui mettent à jour les failles et les articulations structurales dans l’humain. Notre hypothèse est que les diverses expériences du mal (malaises, maladies, malheurs, malédictions) constituent des épreuves identitaires qui révèlent les composantes et lignes de clivages de l’identité. Au terme d’un siècle de recherches en sciences humaines cliniques il est possible de définir l’identité humaine comme construction mentale qui articule en un ensemble des représentations individuelles et collectives. L’identité est à la fois individuelle et sociale, personnelle et interpersonnelle, subjective et sexuelle, parcequ’elle est un effet de sens produit par un reseau de signifiants consensuels. Dans la construction de l’identité, la fonction de la référence est capitale: pour l’individu c’est le social, pour la personne, c’est le semblable, pour le sujet c’est l’Autre de l’inconscient. L’identité n’est de ce fait que concevable par rapport à l’altérite et ses diverses figures (Steichen R., 1997 et 1998). Dans cette perspective, la santé et la maladie sont non seulement des expériences ou des représentations mais encore des états d’identité. Les divers discours sociaux relatifs à l’ordre/santé et au désordre/maladie servent de référence pour faire exister socialement les expériences individuelles en qualité de représentations à fonction identitaire. Une illustration parlante en est l’étiquetage social et la formation de stéréotypes. Les discours sociaux donnent le statut de réalité sociale aux expériences individuelles qui correspondent aux systèmes de représentations des expériences de l’être humain, sous ses aspects dialectiques du « bien-être » et de « mal-être ».
3. Les repères de l’anthropologie clinique.
Pour reconnaitre les avatars de l’attitude prospective en anthropologie clinique, il nous faut d’abord en construire une vue d’ensemble. La construction de l’anthropologie clinique se fait par bribes et morceaux, par la rencontre entre des textes hétérogènes au premier abord mais qui se rassemblent autour d’un objectif commun: rendre compte de la realité clinique à partir des représentations individuelles et sociales de cette réalité. Les textes de référence sont écrits par deux catégories d’auteurs.
D’une part nous disposons de textes à portée anthropologique écrits par des cliniciens qui s’interrogent sur leur expérience clinique. Ils construisent une théorie de l’humain sur base de ses attitudes en période de crise ou de maladie et confrontent leur expérience à celle de cliniciens de la même ou d’autres cultures et aux données de la sociologie et de l’anthropologie culturelle.
Il s’agit là d’une anthropologie par la clinique.
D’autre part, nous trouvons dans le relevé de la littérature un très grand nombre de textes d’éthnologie, d’anthropologie sociale, culturelle et philosophique qui étudient les représentations et les pratiques cliniques ainsi que les rapports entre les humains en souffrance et les cliniciens qui s’en occupent. Les auteurs d’une anthropologie de la clinique entretiennent un dialogue continu avec les cliniciens en leur offrant un regard extérieur indispensable pour soutenir une attitude prospective critique à l’égard de leurs disciplines et pratiques.
Dans les textes constitutifs d’une anthropologie par la clinique nous trouvons, outre les données de l’ethnomédecine et de l’anthropologie de la santé, les contributions de l’anthropologie psychiatrique, de l’anthropologie psychologique et de l’anthropologie psychanalytique.
L’anthropologie psychiatrique interroge l’humain à partir des maladies mentales. Nous y trouvons toutes les tentatives de donner un sens humain à la folie. La maladie mentale est considérée par les uns comme une perte de facultés humaines, par d’autres comme un dissociateur des composantes de la logique humaine, et par d’autres encore comme une logique originale particulière. Le champ de l’anthropologie psychologique est aussi varié et contrasté que celui de la psychologie qui le fonde: on y trouve les courants de la psychologie et psychothérapie existentielle,de la psychologie et psychothérapie systémique et des recherches de la, psychologie des mecanismes de la perception, de la cognition, des apprentissages, des conduites et des émotions.
Dans une autre direction, les textes fondateurs de l’anthropologie psychanalytique sont les classiques écrits métapsychologiques de S. Freud qui font le lien entre les thèmes rencontrés dans la clinique et leurs correspondances dans le social . J. Lacan a proposé une relecture de Freud: on trouve dans les « Ecrits » et dans « les Séminaires » les étapes de la construction d’un modèle de réalité, de sujet et de l’inconscient à ouverture anthropologique . Le concept d’anthropologie psychanalytique a été introduit par des chercheurs travaillant à la jonction de la clinique et de l’ethnologie. On y trouve des écrits de psychanalystes et de sociologues qui établissent explicitement des ponts entre les deux disciplines . Une contribution tout à fait importante à l’anthropologie clinique est apportée par l’ethno-psychiatrie , associée à et confondue avec l’ethno(psych)analyse, dont les fondateurs sont G. Roheim et G. Devereux . Parmi les cliniciens actuels qui se réclament de l’ethnopsychiatrie le plus prolifique mais aussi le plus contesté est T. Nathan. Les interrogations que soulèvent sa pratique intéressent au premier abord les praticiens d’une clinique transculturelle des populations immigrées en sociétés européennes. Ces recherches cliniques alimentent les réflexions anthropologiques autour des thèmes de l’identité ethnique (de la population immigrée) dans son rapport à la normalité culturelle (de la société d’accueil).
En ce qui concerne les contributions à une anthropologie de la clinique par des non-cliniciens nous trouvons les écrits de philosophes, de sociologues et d’ethnologues mais aussi des essais littéraires remarquables dont il ne pourra être question ici.
Il existe une tres vaste et riche anthropologie philosophique centrée sur les rapports entre le corps et les fonctions qui l’humanisent désignées par les termes de l’âme, la psychè, l’esprit, le langage. On pourrait ici faire état de toute la philosophie qui se pose la question de ce qu’est l’homme à partir de l’expérience des ratages de l’humain, dans la folie, la déraison et l’inhumain.
Dans l’optique d’une anthropologie pluridisciplinaire les travaux du Centre international d’études bio-anthropologiques et d’anthropologie fondamentale, plus précisément à l’occasion du Colloque de royaumont de 1971-72, ont trouvé leur porte-parole chez E. Morin. Ses réflexions sur l’unité homo sapiens-démens sont tout à fait capitales: les arguments qu’il apporte concernant l’indissociabilité entre les versants du désordre et de l’ordre dans l’organisation bio-psycho-sociale de l’humain modifient radicalement la signification de la folie, de la déraison et des débordements humains par rapport aux mots d’ordre des discours sociaux dominants . Une réflexion tout aussi puissante sur l’incontournable part maudite dans l’humanité se trouve chez G. Bataille . De son côté, l’anthropologie philosophique d’ A. De Waelhens propose une relecture de la psychose dans le cadre d’un grille de lecture qui articule la phénoménologie, la psychanalyse freudienne et lacanienne et la clinique psychiatrique . L’oeuvre de M. Foucault occupe une place originale dans la littérature qui construit une archéologie des savoirs et une anthropologie des discours contribuant de manière déterminante à une anthropologie de la clinique occidentale. Ces divers auteurs alimentent un fourmillement d’idées qui invitent les tenants des sciences humaines cliniques à des études approfondies, vastes et exigentes. Est-ce la difficulté d’aborder cette masse impressionnante de réflexions compliquées de savants riches de toute une vie de lectures et d’observations qui décourage tant les actuels étudiants universitaires qui débutent dans une formation clinique? C’est l’avis de J. Gagnepain qui pense que les sciences humaines cliniques sont handicapées par leur excessive richesse. Son espoir est de fournir aux sciences humaines en général et aux sciences cliniques en particulier un outil qui permettrait de réduire la masse hétéroclite des descriptions et interprétations cliniques produites par la grande diversité des courants à des données homogènes et comparables. A cet effet il propose l’utilisation de catégories intellectuelles et de concepts strictement définies et universellement acceptables parceque correspondant aux fonctions isolées par les pathologies qui désintègrent le complexe fonctionnel. Sa théorie de la médiation est fondée sur une interprétation linguistique de la clinique des troubles du langage et des praxies. Mais le remède proposé rejoint le mal. Son oeuvre imposante est trop riche et trop complexe, et, malgré son grand intérêt échoue à constituer un outil d’interprétation qui fasse l’unanimité entre les chercheurs des sciences cliniques.
Par ailleurs, d’autres chercheurs de l’horizon de l’ethnologie et de l’anthropologie sociale et culturelle interrogent les mythes, discours et pratiques de guérison d’autres sociétés. L’objet détude privilégié des chercheurs est constitué des phénomènes des cures par la magie et par la transe. Parmi les textes désormais classiques citons ceux de M. Hubert et M. Mauss, C. Levi-Strauss, E. Evans-Pritchard, R. Bastide, A. Metraux et M. Eliade . Actuellement il faut y ajouter les multiples écrits sur le chamanisme et la possession qui mettent en discusion les observations antérieures en les confrontant avec des nouvelles données de terrain. Ces traveaux mettent avec insistance l’accent sur la dimension identitaire et existentielle prise en charge par les pratiques traditionnelles qui les rendent irréductibles à des techniques cliniques fonctionnelles.
Le lecteur sera sans doute aisément persuadé du fait que l’anthropologie clinique est loin de constituer un ensemble homogène. Cela tient à la complexité de son objet, la clinique dont les enjeux sont multiples, individuels et sociaux. L’anthropologie clinique comporte de nombreux recoupements avec les anthropologies sociale, culturelle, politique, religieuse. Il y a peu de littérature spécifique et pas d’organisation disciplinaire. On comprend dès lors aisément qu’il n’est pas aisé de s’y retrouver. Néanmoins le lecteur interpellé, surtout s’il est clinicien ou anthropologue, ne peut manquer d’y trouver une communauté de préoccupations. Au centre de la clinique se trouve la question de la gestion de l’ordre et du désordre par les sociétés, compte tenu du fait que leurs cultures sont productrices de désordre et d’ordre à la fois.
4. L’attitude prospective en clinique et en anthropologie clinique.
Il semblerait logique de retrouver en anthropologie clinique les mêmes orientations prospectives qu’en anthropologie sociale et culturelle étant donné que les auteurs de l’anthropologie clinique ont subi les mêmes influences idéologiques que leurs collègues. Cependant, cette lecture ne nous semble pas adéquate pour les textes de l’anthropologie clinique car ils traduisent davantage les attitudes de leurs auteurs que ce n’est le cas pour ceux de l’anthropologie sociale et culturelle. Les auteurs cliniciens sont davantage engagés dans leur discours car impliqués dans leur objet. On ne parle pas avec le même détachement de l’angoisse, de la souffrance et du malheur, que de la culture, des arts et des techniques. Si on peut aisément tenir des discours généraux sur l’ordre, on est plutôt démuni face au désordre et davantage impliqué dans le choix des mots, des thèmes et du style.
Les textes de l’anthropologie clinique trahissent les options et les préoccupations de leurs auteurs. Si l’ordre social et individuel ouvre des perspectives pour la prospection, le désordre social et individuel nécessite à la fois des solutions d’urgence et des réflexions prospectives. Dans la clinique, l’urgence qui impose des pratiques met à rude épreuve les belles théories paufinnées dans le calme et la quiétude. On pourrait dire que la fonction de l’anthropologie à prétention scientifique serait précisément de prendre la distance nécessaire pour examiner dans le calme de l’ordre ce qui se passe dans le trouble du désordre. Mais une anthropologie ne peut dire quelquechose de valable de la réalité clinique qu’en prenant en compte la part du désordre comme composante de la réalité clinique. Les modalités de prise en compte du désordre, c.à .d. la prospection du rapport entre l’ordre et le désordre, diffèrent dans le champ clinique et dans l’anthropologie clinique. Deux attitudes prospectives constituent les pôles opposés qui polarisent ce champ. Une attitude consiste à séparer radicalement l’ordre du désordre et de les opposer, de voir dans le désordre chaos et destruction à éliminer radicalement au bénéfice d’un ordre bien reglé: c’est l’attitude qui promeut l’ordre comme bien supérieur et état normal des individus et des sociétés. Une toute autre attitude consiste à lire l’humain et le social comme un rapport dynamique entre ordre et désordre, de voir dans le désordre non seulement du chaos mais aussi du mouvement et du changement, non seulement destruction mais aussi intensité vitale et recréation. Pour les défenseurs de l’ordre, tout le mal est du coté du désordre. Pour les tenants de l’équilibre, le mal est tout autant du coté des excès de l’ordre que de ceux du désordre. Pour les premiers, il faut renforcer l’ordre pour éviter le retour du désordre; pour les autres, il faut s’attendre au retour cyclique du désorde nécessaire pour temperer l’ordre et reproduire la mouvance. Nous invoquons ici la thèse d’E.Morin concernant l’homo sapiens-demens évoquée plus haut. Certes, le désordre est avant tout inscrit dans l’humain sous les formes de la violence pulsionnelle, de l’agressivité, de la volonté de puissance et du sadisme. La négation et le refoulement de ces sources de désorde en soi entraine le refus de la reconnaissance du désordre dans la culture et son attribution projective aux autres extérieurs à cette culture. C’est malheureusement aussi la meilleure manière de préparer le retour du refoulé sous la forme de brusques accès de violence dans les biographies individuelles comme dans l’histoire collective. Ce qui est refoulé n’est pas annulé et reste disponible dans l’inconscient. Si vous ne vous occupez pas de l’inconscient, lui il s’occupe de vous..
Il est évident que l’attitude prospective est présente dans l’objet de l’anthropologie clinique et détermine la réflexion anthropologique à son sujet. Toute démarche clinique concrète (médicale, psychiatrique, psychothérapique, psychanalytique, ritologique, traditionnelle, …), comporte non seulement une orientation générale prospective (exploration de la situation), mais réclame de la part du clinicien une attitude subjective prospective qui l’engage comme acteur. Cette attitude supposée au clinicien est à l’origine des demandes et offres de soins. Elle fonde l’engagement de tout clinicien dans sa pratique et constitue l’objectif de toute pratique clinique. L’attitude prospective clinique se condense dans l’intention d’améliorer la situation existente, de réduire ou supprimer la douleur physique et/ou la souffrance morale, et si possible, d’en supprimer la cause. Soulager et éventuellement guérir. A défaut d’un traitement étiologique qui guérisse, le clinicien est censé instaurer un traitement symptomatique qui aide à vivre ou encore,quand tout est perdu, un traitement palliatif qui aide à mourir le plus dignement possible. Voilà des évidences.
Dans le processus clinique, l’attitude prospective est indissociable de l’attitude retrospective et du bilan de l’actualité. La propédeutique médicale relie ces trois moments: l’anamnèse et l’observation (ou examen) porte sur l’actualité mais aussi sur l’évolution du ou des symptomes (ou du syndrome) et de son contexte. Elle prend en considération tant les symptômes subjectifs que les symptômes objectifs. A travers les dires du patient et sur base des pièces médicales éventuelles ou d’un dossier, elle explore les antécédents personnels et familiaux, Le diagnostic est établi sur la base des antécédents et de l’actualité. Le pronostic découle du diagnostic et de la projection dans l’avenir des effets supposés d’un modèle thérapeutique déduit du diagnostic. Le pronostic inspire le traitement. Dans le pronostic interviennent tant les éléments objectifs du diagnostic que les éléments subjectifs du praticien. C’est son expérience clinique et son optimisme ou pessimisme personnels qui vont largement déterminer sa prudence, son audace ou son abstinence, et déterminer l’avenir du traitement.
Du moins, il en était ainsi dans la propédeutique médicale occidentale telle qu’elle était enseignée il y a un demi siècle. Actuellement la part subjective du client est réduite à la portion congrue et même disqualifiée au regard de l’exploration objective à grand renfort de techniques. Le diagnostic découle davantage des données de laboratoire, des radiographies, scintigraphies, échographies, electroencéphalographies, electrocardiographie, électromyographie, et autres examens spécialisés et épreuves fonctionnelles que de l’interprétation clinique médicale.
Actuellement, les personnes malades ont toutes les peines du monde à trouver un médecin qui ait la disponibilité temporelle et la compétence de fonctionner comme clinicien au sens ou nous l’entendons ici. Le plus difficile est de trouver un médecin qui puisse dans le cas de pathologies chroniques, récidiventes et atypiques, de l’ordre de celles qui empoisonnent l’existence quotidienne, prendre le temps que nécessite l’acte intellectuel et responsable de l’interprétation clinique. Celle-ci comporte une série de composantes: l’ écoute patiente du récit du client qui décrit sa représentation « personnelle », la synthèse intellectuelle des données techniques, la construction d’une représentation « savante », la prise de conscience du caractère hypothétique de cette représentation et de la part subjective du clinicien dans la construction de celle-ci, la traduction de cette représentation et sa restitution au client, et la construction avec le client d’une représentation « consensuelle » résultant de l’articulation entre la représentation « personnelle » et la représentation « savante ».
Cette interprétation devrait être un travail de collaboration entre le médecin et son client, dans laquelle les représentations « savantes » n’ont aucune supériorité par rapport aux représentations « personnelles », et dans laquelle le client garde son statut de sujet. Nous en sommes loin actuellement. Les médecins n’ont plus le temps de penser, comprendre, interpréter. Ils sont de plus en plus enfermés dans la fonction d’experts voire de techniciens appliquant des technologies. De leur côté, les clients sont aliénés au statut de patients désubjectivisés réduits à des « cas cliniques » et dépossédés de leur maladie (expérience personnelle) ramenée à une « pathologie »(une épure mathématisée et topologisée). En principe l’interprétation serait l’apanage des médecins généralistes, dit médecins de famille. Ils sont censés être les médiateurs entre leurs clients et leurs collègues pécialistes rattachés aux laboratoires, hopitaux ou instituts de recherches qui disposent des budgets exorbitants que dévorent les technologies sophistiquées. En principe donc, les médecins les plus humanistes seraient les médecins de famille. Mais il n’est un secret pour personne qu’ils sont surchargés de travail et ne peuvent que difficilement être disponibles à la fois pour tous leurs clients et pour leur formation technologique permanente. L’évolution technologique de la médecine compromet le développement actuel d’une véritable anthropologie médicale. Cette situation n’est pas récente. Le prix Nobel 1940 de la médecine, A. Carrel, a appelé de ses voeux une « science de l’homme » qui dépasserait les cloisonnements entre la biologie, la psychologie et la sociologie et inspirerait l’avenir de la médecine. Mais surtout, il espérait que la médecine dépasse sa division entre une science des maladies abstraites et une approche des individus concrets. « Il serait impossible(…) de construire une science de la médecine en se contentant de compiler un grand nombre d’observations individuelles ». Par la compilation on obtient une connaissance des maladies en tant qu’entités abstraites. Cependant la médecine ne devrait pas être une science générale des maladies mais une science des individus malades, concrets et singuliers. Le rôle du médecin « consiste à découvrir dans chaque patient le caractère de son individualité, sa résistance propre à l’agent pathogène, le dégré de sa sensibilité à la douleur, la valeur de toutes ses activités organiques dans son passé et son avenir »(Carrel A., 1957, 343-345). Nous retrouvons dans le partage de la médecine entre une science des maladies et une clinique des malades l’opposition entre les essentialistes et les nominalistes. La médecine scientifique défend la réalité des universaux abstraits tandis que la clinique médicale s’occupe de personnes concretes auxquels est appliqué une nomination conventionnelle. Les médecins se trouvent en présence à la fois de la réalité concrète (des patients) et des abstractions scientifiques (des pathologies). La médecine devrait construire une science du particulier à partir d’une science du général. C’est là le programme difficile et exigeant d’une anthropologie médicale qui dialectise la recherche scientifique et l’approche clinique. Carrel plaide pour un rapprochement entre le réalisme et le nominalisme car l’homme est à la fois un être humain (universel) et un individu (singulier) (Carrel A.,1957,371-375). Cet ouvrage d’avant guerre met déja les médecins en garde contre une priorité accordée au développement technologique et spécialisé par rapport à une approche individuelle et totale (de l’homme comme ensemble somato-psycho-social). Actuellement, l’écart entre la technologie et la clinique s’est creusé et la technologie s’est compliquée au point de devenir un monde à part, très éloigné de la vie quotidienne des individus concrets. Si on veut trouver actuellement une anthropologie médicale, il faut aller la chercher dans les lieux où se débattent les questions éthiques soulevées par les technologies nouvelles en matière de manipulations génétiques et de manipulations d’embryons (eugénisme), de la greffe d’organes et de techniques de prolongation artificielle de la vie. Il y a ample matière pour une future anthropologie médicale mais il manque singulièrement de médecins dans ce débat.
Au terme de cette réflexion il faut constater que l’attitude prospective dans les pratiques médicales déserte la clinique pour se concentrer sur les questions de techniques et de gestion. L’attitude clinique prospective n’est pas interrogée dans les textes constitutifs du savoir médical actuel. On y trouve une prospection active de nouveaux domaines (pathologies) et de nouveaux moyens (technologies). Il s’agit plus d’inventorier et de comparer des savoirs de pointe que de réfléchir aux attitudes cliniques. L’orientation générale est celle de l’amélioration des conditions d’hygiène (santé publique), de la détection des endémies et de la prévention des épidémies (programmes de vaccination), de gestion hospitaliere, de la solution de problèmes ponctuels de santé prédominant à un moment donné dans une société donnée. Mais on y apprend peu du point de vue clinique.
La désubjectivation des malades est d’autant plus marquée que la médecine sépare radicalement les maladies somatiques d’une part et les maladies psychologiques et mentales, d’autre part. La médecine psychosomatique et la psychiatrie sont pris dans le même engrenage. La nosologie et le diagnostic psychiatrique ont fort changés en ce dernier quart de siècle. La psychiatrie est passée de la richesse descriptive de la nosographie classique à la pauvreté classificatoire du manuel de diagnostic statistique des maladies mentales ou DSM. Pourtant, ainsi que nous l’avons vu, la psychiatrie phénoménologique, la psychiatrie existentielle et la psychiatrie psychodynamique mais aussi les courants de l’antipsychiatrie et de la psychiatrie de secteurs ont élargi des perspectives et ouvert des espoirs nouveaux pour la transformation des patients en sujets. La standardisation dans un but d’efficacité de gestion institutionnelle a refermé les perspectives. On est passé d’une attitude prospective centrée sur la compréhension des malades mentaux vers une attitude prospective centrée sur l’efficacité de la gestion des institutions soignantes. Actuellement la profession de psychiatre est de moins en moins attirante et l’actuelle génération de cliniciens ne recoit pas dans les facultés les moyens intellectuels pour entretenir et construire une anthropologie psychiatrique qui puisse inspirer leurs pratiques. Aussi, à défaut de soutien institutionnel, l’ouverture clinique humaniste des psychiatres nécessite de leur part des efforts personnels de formation continue. N’est ce pas trop leur demander de consentir un tel effort sans aide institutionnelle, alors qu’ils sont dans une situation très inconfortable tiraillés entre les terreurs de leurs patients, les angoisses des familles et les exigences des administrations de la santé ? Là aussi, la question de la formation des compétences pourrait faire l’objet d’ une prospection de la part d’une anthropologie clinique engagée dans la réalité sociale.
Le champ de la psychologie clinique présente actuellement les mêmes transformations.
Une coexistence pas toujours harmonieuse entre des tendances spécialisées et des tendances globalisées divise les représentations et pratiques de la psychologie. Entre les deux extrêmes d’une prospective focalisée dite « fonctionnelle » et une prospective élargie qui aboutit à une perspective « humaniste » s’étend un vaste champ d’interprétations. Cette bipolarisation des perspectives en sciences humaines ne sont pas neuves: W. Dilthey avait déjà décrit en 1894 deux orientations de la psychologie: une psychologie nomothétique privilégiant l’explication par l’expérimentation de laboratoire et une psychologie idiopathique basée sur la compréhension par l’expérience humaine . Logiquement une approche clinique associe compréhension et explication. Cependant, en pratique, ces deux orientations comportent une évidente charge idéologique respectivement désignées par « fonctionnalisme » et « humanisme ». Les tensions entre ces orientations prospectives sont de plus en plus sensibles et s’affrontent dans le champ clos des facultés universitaires autour des enjeux de la reconnaissance narcissique, du pouvoir et des financements. Ces débats consomment une énorme énergie soustraite à l’investissement dans des concertations pluridisciplinaires productrices de réflexions anthropologiques.
Malgré son déclin et sa mort annoncée à plusieurs reprises depuis un demi-siècle, la psychanalyse tient le coup et le cap. Son défi est de rester avant tout une pratique clinique au sens plein du terme, ce qui n’est possible qu’à condition de rester privée, indépendante et artisanale. Mais son défi est aussi de subsister comme collectivité théorisante de chercheurs. Ce qui fait que la psychanalyse a apporté une importante contribution à l’anthropologie clinique. La diversité des tendances et écoles psychanalytiques devrait offrir une garantie de critiques mutuelles qui réduisent les risques de dérapage de la psychanalyse vers une fonction d’expertise à l’instar de ce qui s’est passé pour la médecine et est en train de se passer pour la psychiatrie et la psychologie. Cela tient au fait que l’ éthique de la psychanalyse est une promotion du désir du sujet contre la passivité du patient: ce qui est considéré comme thérapeutique est le savoir de l’analysant et non celui de l’analyste. Et l’acte d’interprétation de l’analyste n’a de sens que dans la mesure où il produit et soutient l’acte d’interprétation de l’analysant. Le savoir théorique constitué dans les diverses écoles des tendances freudienne, jungienne, kleinienne, bionienne, et lacanienne est déstiné aux analystes et à tous leurs interlocuteurs intéressés des divers champs des sciences humaines. Mais en aucun cas ce savoir théorique n’est destiné à détrôner le savoir des analysants, seul garant de la cohérence des théorisations qui font office de savoir psychanalytique. En est-il bien ainsi? Il n’est pas bien difficile d’identifier les diverses écoles contemporaines de psychanalyse européennes. Elles publient beaucoup et organisent de multiples manifestations publiques qui assurent leur visibilité. Ce n’est un secret pour personne que les lacaniens se différencient entr’eux par leurs prospectives. Pour les uns, la conformité à la lettre de l’enseignement de J. Lacan reprise par un sérail de maitres à penser engage à une prospection collégiale, un travail ardu et controlé qui approfondit des thèmes imposés par des voies imposées. Pour d’autres, qui se sont différenciés par des scissions répétées, il s’agit non seulement de creuser les thèmes imposés mais encore de suivre le conseil de J. Lacan d’élargir les perspectives de la psychanalyse par la prospection des connections de la psychanalyse avec les sciences humaines, la société et la culture. Cette différentiation n’est pas sans rappeller celle que nous avons constaté plus haut. Le privilège accordé par les « orthodoxes » aux fonctions du langage corrélativement à une dévalorisation des dimensions imaginaires, émotionelles et phénoménologiques, rapproche leur perspectives de celles du structuralisme et du fonctionnalisme. Leur volonté d’être pris au sérieux par les institutions universitaires les pousse au travail pour produire des modèles logico-mathématiques et topologiques qui puissent être considérés comme des équivalents de modèles scientifiques.
La division entre perspective fonctionnaliste et humaniste ne semble épargner aucun domaine du champ clinique. D’après nos propres observations une évolution analogue opère sur le terrain des pratiques de guérison traditionnelles même les plus liées aux référents identitaires culturels tels les chamans sud-américains, les taleb maghrébins, les chamans népalais et les amchi tibétains.
En principe, l’éthique psychanalytique qui privilégie le savoir de l’inconscient par rapport au savoir de la théorie, devrait maintenir la pratique de la cure dans une perspective humaniste nonobstant le développement d’un fonctionnalisme dans les écoles. Cette disposition éthique consensuelle pourrait garantir la continuité d’une anthropologie psychanalytique par ailleurs proche d’une anthropologie post-moderne interprétative. Cette dernière privilégie en effet les savoirs locaux par rapport au savoir global et s’occupe des phénomènes d’interaction entre chercheurs et informateurs. Il y a cent ans que la psychanalyse est née de la prise en compte du transfert et du contre-transfert comme condition de l’efficacité thérapeutique de l’interprétation. Est-ce maintenant le tour d’une anthropologie qui serait prospective de prendre en compte l’interprétation dans le transfert? Mais alors, comment concevoir la solution du paradoxe d’une anthropologie qui brasserait largement le social à partir d’une pratique focalisée sur les individus pris un à un ? Comment relier le social à l’individuel sans s’y perdre?
Le stéréotype courant de la psychanalyse en fait une théorie et une pratique centrée sur l’individu « isolé ». C’est la croyance dans ce stéréotype qui a conduit les premiers analystes systémiciens à définir la spécificité de leur démarche comme antagoniste par rapport à la psychanalyse. C’était méconnaitre que le sujet de la psychanalyse n’a rien d’un individu isolé. Dans la cure analytique le système familial et le système social tout comme leur culture commune sont constamment présents et actifs dans les représentations conscientes et inconscientes de l’analysant. Il est impossible de concevoir le sujet de la psychanalyse dégagé des complexes familiaux, des mythes et normes sociales, des idéaux et discours culturels. D’autant plus que le désir, moteur et objet de la cure, n’existe pas en dehors des réseaux de signifiants constitutifs des discours qui fondent le lien social. Le désir est l’effet du langage qui est un bien commun. Le désir est aussi directement corrélé au régistre de la Loi opérateur de toute culture. Au fondement du désir se trouve le principe de la régulation de la jouissance au bénéfice du lien social et de l’existence individuelle. En démontrant que cette régulation est l’effet de la fonction paternelle, ou en d’autres mots, que l’ouverture au social est l’effet de la métaphore paternelle interpellée dans la cure, J. Lacan indique que la psychanalyse a comme objet l’analyse du lien social. Des chercheurs d’autres horizons ont compris que la notion de responsabilité juridique est liée à la question de la fonction du père tout comme celle du don dans l’échange social est liée à la question du meurtre du père Ces rapports entre l’individuel et le social ne cessent d’alimenter les échanges entre la psychanalyse et le droit (Legendre P., 1989) et l’anthropologie. En ce qui concerne cette derniere, rappelons que l’objet central de l’anthropologie, le système de liens de réciprocité dans le social fondé sur les dons et contredons est articulé aux sacrifices fondateurs de la culture: sacrifice de la sexualité, sacrifice de la jouissance et sacrifice du sacrifice (Godelier M. et Hassoun J., 1996; Godelier M., 1996).
5. Contributions de la psychanalyse à l’ anthropologie clinique.
Parmi les cliniques contributrices à une anthropologie clinique, et malgré les dissensions internes, la psychanalyse reste engagée dans une recherche prospective à la fois extensive et intensive. Elle rest également engagée dans le développement d’une anthropologie en dialogue avec les autres anthropologies. Il n’y a pas d’anthropologie psychanalytique qui s’impose à l’instar d’un discours universitaire ou d’une discipline scientifique et encore moins d’une institution. Elle se produit dans le champ de la recherche psychanalytique comme prolongement de celle-ci, et comme pont avec les autres sciences humaines. Les connections avec les discours culturels ambiants et les autres sciences humaines sont une composante constante de la psychanalyse depuis ses origines. Sur ce fond de références culturelles et scientifiques se détachent certains thèmes qui ont plus particulièrement alimenté des dialogues entre psychanalystes et anthropologues.
Le débat entre psychanalystes et anthropologues concernant l’ universalité du « complexe d’Oedipe » a provoqué des interpellations textuelles entre B. Malinowski, E. Roheim, E. Jones et quelques autres. C’est l’exemple classique du dialogue entre parties prenantes d’une anthropologie. psychanalytique occasionnelle. Le débat autour de « Totem et Tabou » en est un autre. Pour la construction de son mythe métapsychologique S. Freud s’est basé sur le « Golden Bough « de l’ethnologue J. Frazer. Il en a résulté un fiction scientifique selon les uns, une élucubration selon les autres. Quoiqu’il en soit, et du fait même que c’est une fiction, le récit de la rivalité meurtrière entre un père tyranique et ses fils rend parfaitement compte de la lutte de tout sujet contre le versant tyranique de son système de contraintes (dit le sur-moi) qui le pousse, au nom d’une loi imposée par la force et hors consensus, à des excès préjudiciables pour lui-même et les autres (la jouissance au sens juridique et psychanalytique du terme). Cette fiction métapsychologique éclaire des aspects de la cure, des biographies individuelles et des configurations sociales. L’apparition dans la cure de cette figure mythique du père tyranique constitue pour l’analysant l’occasion très pragmatique de réorganisation de la gestion de ses tendances « excessives » aux passions, violences et autres « débordements » nuisibles pour lui-même et les autres. La fiction de la horde primitive se démontre opératoire pour l’étude sociologique des rapports de force dans le social. (Enriquez E., 1983). Par ailleurs la fiction du meurtre du père ouvre sur les perspectives du sacrifice à la base du social (Godelier M. et Hassoun J., 1996). Il s’agit de fictions manifestement opératoires. Freud a ouvert d’autres voies pour une anthropologie psychanalytique, en interrogeant le psychologie collective, les destins collectifs du sadisme et du masochisme, la fonction de la sublimation dans la culture, le malaise dans la civilisation, l’ origine de la guerre moderne et la vocation des grands hommes, « pères du peuple » « Führers » et autres meneurs politiques historiques.
Dans la foulée de Freud, nombreux furent les psychanalystes qui ont tissé des liens entre les fonctionnements individuels et les fonctions sociales, par exemple en étudiant les relations entre les fantasmes individuels et les mythes collectifs, en passant par les romans et mythes familiaux. Sur base d’une documentation étendue à d’autres cultures, C.J. Jung a proposé des théories séduisantes à caractère universel quoique largement sujettes à caution. Prenant appui sur les travaux de linguistes (F. de Saussure, R. Jakobson, E. Benveniste, N. Chomsky), de philosophes (G.W. Hegel via A. Kojève, M. Heidegger), du structuralisme de C. Levi-Strauss et de nombreuses autres références dans les sciences et la culture, et remodelant ces données à sa façon pour élaborer une topique logico-mathématique originale, J. Lacan a certes irrité beaucoup de monde mais a aussi impulsé une puissante remise en question des habitudes de pensée et forcé les analystes à dialoguer plus intensément avec les sciences, la société et la culture. L’étude de l’évolution des sciences humaines dans la période 1950-80 marquée par l’engouement pluridisciplinaire pour le structuralisme, met en relief l’originalité de J. Lacan (Georgin R., 1983). Le haut degré d’abstraction du modèle lacanien de l’inconscient, dégagé des figurations imaginaires qui le spécifient trop culturellement, en fait un outil de discussion avec les chercheurs d’autres sciences et des cliniciens d’autres cultures où il y a place pour une pensée polyvalente analytique, structuraliste et constructiviste, sensible aux effets de réalité des fictions. Que l’inconscient soit structuré comme un langage (Lacan 1966, 868) ne signifie ni que « la » structure existe, ni que l’inconscient en soit une. Le « comme » est à prendre au pied de la lettre. Il s’agit d’une comparaison analogique entre fictions instructives et opératoires. Que le langage soit compris comme un corps subtil c’est mettre l’accent sur « l’effet de réalité » des signifiants.
Il aura fallu du temps pour que cette idée fasse du chemin. Lorsqu’en 1970 Viderman a rappelé à la suite de Lacan que l’interprétation psychanalytique ne dévoile pas une réalité préexistante mais construit une « vérité »actuelle, cette idée constructionniste a beaucoup troublé ceux qui considéraient la psychanalyse comme une « archéologie du moi ». L’acceptation de l’idée que la psychanalyse puisse être une « construction du sujet » est la conséquence d’un long cheminement, à en juger par le chemin parcouru depuis les premiers écrits lacaniens à ce sujet. Actuellement, cette reformulation par Viderman de la proposition de Lacan concernant la fonction de l’interprétation semblent une évidence pour beaucoup d’entre nous sinon pour tous : « La fonction la plus profonde de l’interprétation n’est pas de dire ce qui a été en le reproduisant, mais faire que dans l’espace analytique apparaissent des figures qui ne sont nulle part ailleurs visibles parcequ’elles n’ont d’existence que celle que leur donne l’espace qui, les rendant visibles, les fait exister » (Viderman S.1982, 343-344.) Cet énoncé est à mettre au crédit d’une anthropologie psychanalytique qui fait son chemin. Cette anthropologie prospecte la fonction de l’interprétation en tant que productrice de réalité humaine. Elle explore aussi les conditions de son efficacité, ce que Viderman appelle son espace. Or cet espace n’est pas liée au seul cadre psychanalytique mais apparait dans tous les cadres qui réunissent les conditions de production de la réalité humaine, c.à .d., de production de fictions porteuses de sens pour l’existence humaine. L’étude de ces conditions fondamentales de réalisation humaine ne mériterait-elle pas l’attention des anthropologues?
De ce chemin et de ce dialogue croisé entre ethnologues et psychanalystes témoignent encore les numéros thématique de revues d’anthropologie telles que Le Journal des Anthropologues et L’Homme . Dans ce dernier, des anthropologues écrivent que si l’anthropologie veut prétendre à être une science de l’homme, elle ne peut que dialoguer avec la psychanalyse qui est l’étude du psychisme. Celui-ci est la dimension par laquelle l’homme entre en relation avec les autres et avec le monde par le biais du langage articulé aux dynamiques des pulsions et à la logique du désir. Le psychisme ainsi conçu ne se confond pas avec une psychologie de l’intellect et des affects. Le psychisme est « ce en quoi chaque individu se reconnaitrait dans l’ensemble constitué des croyances du groupe »(Green A., 1999, 32). En mettant l’accent sur les croyances plutot que sur les savoirs, il s’agit de souligner l’engagement des humains en tant que sujets de parole, de pulsions et de désirs dans le système de représentations de la culture qu’ils élaborent.
Toutes les sociétés ont à se débattre avec les « résidus » ou « restes » qui résistent à entrer dans les représentations consensuelles acceptables. Ce sont des représentations non socialisables, en rapport avec la violence, la trahison, la jouissance sadique et masochiste, le sexe, la folie et la mort.  » On les trouvera au fond d’une poubelle, où l’on pourrait découvrir les secrets bien enfouis de la communauté étudiée, certaines productions psychiques inavouables. Ces déchets ne sont pas définitivement évacués. Ils sont agités en permanence, et même font retour dans le quotidien. (…) On pourrait situer sur un continuum, d’un côté les sociétés qui se préviennent contre tout risque de débordement pulsionnel sur la scène publique (…), de l’autre, celles qui installent la poubelle au coeur de la vie sociale en incorporant cette « souillure » dans ses propres conceptions de l’identité ». (Bidou P. et al, 1999, 18-19)
Le travail des sociétés pour organiser le psychique se traduit par la multiplication des représentations de la causalité psychique dans les cultures. Pourtant, malgré l’ubiquité de cet énorme travail culturel pour limiter, contenir, symboliser, organiser les facteurs de désordre, « les anthropologues n’ont pas grand chose à dire sur la guerre ou sur le mal. De par leur formation et leurs outils intellectuels, ils ne peuvent rapporter que de « bonnes nouvelles », ce qui fait fonctionner et perdurer les sociétés si bien que leurs travaux ne donnent pas accès à la compréhension de l’histoire contemporaine » (Gillison G. 1999, 43). D’après ce dernier auteur ce serait (encore) la faute au structuralisme de C. Levi-Strauss qui, en considérant l’inconscient vide de contenu et de même nature (secondaire et relationnelle) que la pensée consciente, élimine le conflit intra-psychique fondamental pour la psychanalyse. « Cette absence de conflit interne, qui fait partie des prémices du structuralisme, a eu comme conséquence directe l’impossibilité de rendre compte du conflit dans le monde  » (Gillison G. 1999, 48).
D’autres anthropologues décrivent la construction de représentations collectives du fonctionnement psychique et des processus inconscients partout dans le vaste monde. Il est hautement instructif de comparer les représentations des composantes de la personne chez les Yafar du Sépik (Juillerat B. 1999), les objets de la référence de l’identité personnelle chez les Marind et les Wodani de Nouvelle Guinée (Breton S. 1999), et les représentations de l’inconscient chez les Otomi du Mexique (Galinier J. 1999) et les Tatuyo d’Amazonie (Bidou P.1999). C’est bien parce qu’il n’y a pas plus de matière causale dans les hauteurs (au ciel ou dans l’élévation de l’âme) que dans les profondeurs (en enfer ou dans l’inconscient) qu’il faut l’inventer. On trouve partout, au ras des paquerettes de la surface habitable par le commun des mortels, des systèmes de représentations qui rendent comptes de qui arrive de heureux ou de malheureux. Ce qui oblige de diversifier les figures de l’Autre, les supposés agents de causalité des dites constructions et de les projeter le plus loin possible des sociétés humaines. Ces figures trônent dès lors dans les hauteurs célestes au titre de dieux uniques ou multiples, déterminisme astral, esprits aériens; ou encore de les loger dans les profondeurs abyssales ou les marges exotiques ou étrangères au titre d’ancêtres, d’esprits chtoniens ou démons divers. Les causalités décrites en termes de grands principes abstraits ne font pas exception au fait qu’ils sont des systèmes de représentations figuratives qui ressortent des mécanismes interprétatifs et projectifs. Ces mécanismes sont caractéristiques de la pensée paranoïde active dans les constructions de systèmes de pensée scientifiques ou délirants et souvent les deux à la fois. Au fond, quels sont les critères qui permettraient de distinguer sans ambiguités une science ambitieuse et sûre de soi d’un délire collectif intelligent et péremptoire?
Le fictif fonctionne comme producteur et organisateur du monde à l’échelle de l’humain et donne aux humains une prise sur ce qui leur échappe. La fiction est nécessaire car elle est la conséquence du défaut fondamental de l’humain, de son impossibilité d’accès au tout du monde. Le manque de connaissance du réel entraine la nécessité de construire un savoir substitutif, sous forme des savoirs culturels dont les savoirs communs (populaires), les savoirs experts (scientifiques), et les savoirs traditionnels (sagesses) sont divers fleurons. Au niveau des individus, à entendre ceux qui dans la cure et dans les thérapies témoignent de la construction de leur savoir, il se manifeste que la construction de fictions opère dans l’inconscient dès les premiers moments de la genèse subjective. Ces premières fictions correspondent à ce qui est appelé « fantasmes ». Nombre d’indices laissent penser qu’ils contribuent aux premières tentatives de chacun pour construire un savoir substitutif au manque fondamental. Là où il n’y a « rien », le fantasme advient. Le fondement de tout désir est la production d’un objet qui lui manque. Rêver de l’objet accomplit ce désir. L’imaginer c’est le posséder par la connaissance et la construction imaginaire de l’objet anticipe la jouissance de l’objet. C’est un effet de la pensée magique. Ce désir de connaitre qui vire si facilement à la volonté de savoir a depuis longtemps été modelisée. Le mythe biblique de la genèse de l’humanité s’organise autour du point central de la première faute. Elle s’origine d’une insatisfaction et de la transgression de l’interdit de consommer le fruit de la connaissance. On connait la suite de l’histoire et ses conséquences . Depuis, l’humanité n’arrête pas de travailler et de construire des connaissances. Emouvante tentative antique de trouver une cause pour une culpabilité liée à l’épistémophilie, en construisant la fiction d’une première faute.
6. Un thème de recherche pour une anthropologie clinique prospective: la répétition .
Tout le monde rencontre dans son existence le phénomène irritant de la répétition sous ses formes les plus variées. Succession des échecs et des mauvaises rencontres, rechutes des maladies et/ou répétition de la malchance ou du malheur. Tout le monde connait les phénomènes de la névrose d’échec et des destins malheureux. Dans toute une série de situations ce processus est prévisible, et le pronostic tout comme le traitement est largement déterminé par la connaissance du caractère répétitif du mal en question. Cette expérience de répétition entraine dans certaines situations des effets dramatiques. Il en est ainsi de l’évolution par poussées et rémissions des affections neurologiques démyélinisantes telles que la sclérose en plaques. C’est tout aussi vrai pour certaines formes de cancer et d’affections liées à la déficience immunitaire essentielle ou acquise. La répétition malheureuse joue encore de manière caricaturale dans des destins familiaux, au point qu’on parle d’une transmision transgénérationnelle du destin. A un autre niveau c’est encore le cas pour des collectivités affectées par des épidémies répétitives, des catastrophes écologiques cycliques et des effondrements économiques en chaine. Un malheur entrainant l’autre, la répétition induit des cercles vicieux produisant des escalades de violences et de guerres. Ces situations lancent un défi non seulement aux experts (médecins, psychologues, ingénieurs, agronomes, économistes, politiciens, militaires) mais encore aux sciences cliniques et autres sciences humaines qui s’interrogent sur les possibilités individuelles et/ou collectives de produire un sens pour une existence malgré la perspective du retour du mal. Il y a actuellement suffisament de situations d’individus et de collectivités en survie précaire ou enfermés dans une perspective limitée pour que la fonction de l’attribution de sens en jeu dans ces situations soit considérée comme digne de constituer l’objet d’une anthropologie qui se prétend prospective. Cette anthropologie aurait à étudier les conditions de la coexistence éternelle du désordre et de l’ordre, du désorde dans l’ordre non comme accident à éliminer mais comme constituant essentiel de l’ordre humain.
Dans la foulée de ce qui précède, une anthropologie prospective aurait à comprendre non seulement le surgissement du désordre dans l’ordre, mais encore la propension de l’ordre à donner naissance au désordre. Elle pourrait se donner comme tâche de comprendre à l’échelle collective, sociale et culturelle, les processus qui font que les bonnes intentions pavent l’enfer. Comment comprendre que les bonnes intentions et surtout les meilleures ont la facheuse tendance à produire le pire. Or ces bonnes intentions fondent les initiatives individuelles et collectives qui visent ostensiblement le bien de l’autre. Que peut-on savoir du bien de l’autre pour le lui offrir ou le lui imposer? Nous pensons qu’une des tâches multiples d’une anthropologie prospective serait de construire des modèles acceptables pour le plus de monde possible qui modélisent des formules telles que « le mieux est l’ennemi du bien » et que « le meilleur accouche du pire ».
Peut être serait il possible pour une anthropologie prospective pluridisciplinaire de construire des modèles de ce qui est possible ou impossible dans le champ des réalisations humaines. La prise de conscience collective des conséquences catastrophiques de la croyance de quelques illuminés en un « monde sans limites » est peut-être capitale dans la construction d’un tel savoir. Celui-ci serait une science douée de conscience et comporterait des exigences éthiques dans son programme. Autant dire qu’une anthropologie prospective n’est pas une science prédictive qui vise à améliorer aveuglément les performances dans quelque domaine que ce soit, mais qui incite à la lucidité. Est-ce du pessimisme que de souligner les limites de la prospective et de faire de la limitation un devoir pour une attitude prospective? Ce serait plutôt du réalisme si ce terme désigne le fait de tirer toutes les conséquences de l’expérience de la réalité y compris et surtout des échecs qui infligent des blessures narcissiques aux experts, savants, spécialistes et autres apprentis sorciers qui croient tout savoir et veulent tout maitriser. L’attitude prospective pourrait aboutir au refus de laisser carte blanche au hasard, ou pire, aux illuminés autorisés et autres savants fous. Elle pourrait collaborer au travail social de transformer du destin subi en histoire agie. Elle impliquerait un certaine connaissance des causalités en jeu. L’étude comparative des diverses théories de la causalité liées aux cultures constitue un objet de choix pour une anthropologie prospective. A cet effet, les chercheurs auraient à étudier dans les cultures les formes de la répétition de schèmes, la persistance d’engrammes, de traces et d’inscriptions, et à lire les signes qui annoncent la transformation de l’innovation en répétition. Et à cet effet, prendre en considération les pratiques traditionnelles du déchiffrage des signes, les mantiques, les divinations et les visions culturellement reconnues. Ces recherches pourraient aussi porter sur les récits et les mythes du destin de sociétés globales ou de collectivité particulières pour y répérer les manifestations de destins transgénérationels.
7. Pour ne pas conclure.
L’attitude prospective dont il a été question ici n’a rien à voir ni avec une science fiction qui rêve du meilleur des mondes ni avec l’hallucination futuriste d’une maitrise sur le destin. On peut la souhaiter réaliste dans la mesure où elle tire des conclusions des expériences passées et aussi des expériences alternatives effectuées dans les diverses cultures mondiales. Une anthropologie prospective serait amenée à quitter les cieux académiques du savoir global pour descendre sur la terre de l’existence commune et se mettre à l’écoute du savoir local qui évoque les joies et peines quotidiennes. Elle aurait à traduire d’une culture à l’autre, en prenant le plus grand soin de traduire correctement, les récits qui traitent de la prise des humains sur les destins malheureux. Elle pourrait contribuer à la circulation de ces savoirs et les mettre en dialogue plutot que de les mettre dans des boites étiquettées à l’usage des seuls disciples. Cette anthropologie serait responsable à l’égard de tous les informateurs du monde auxquels elle restituerait le savoir global construit à partir de l’étude comparative des savoirs locaux. Elle pourrait intégrer les données d’une anthropologie clinique, elle même en cours de constitution, qui se donne comme tâche de tirer les enseignements des diverses cliniques du monde. Dans notre optique, une anthropologie clinique est d’office engagée socialement. Elle n’a qu’un intéret très limité si elle n’est qu’au seul service de la carrière des chercheurs, la renommée de leurs institutions ou de leurs factions disciplinaires. Cet engagement tient à l’attitude prospective, voulue, décidée, méthodique et critique. Une attitude prospective n’a de sens que si elle est directement articulée sur les réalités communes, individuelles et collectives. Une anthropologie clinique est destinée à inspier des cliniques anthropologiques.
Bibliographie des références ayant servi à l’argumentation.
Les ouvrages cités en illustration des courants présentés figurent comme notes en bas de pages.
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