LA NÉGATION COMME PRINCIPE FONDATEUR DE LA STRUCTURATION PSYCHIQUE
Le modèle théorique qu’élabore la psychanalyse se rapproche fondamentalement des modèles philosophiques et métaphysiques qui ont promu la notion d’incomplétude pour exprimer l’expérience paradoxale de la “finitude” et de la quête d’un “être parfait”. Les notions psychanalytiques de “manque” et de “castration”, correlées à celle de “mouvement tangentiel vers l’inceste ”1, sont à situer par ce biais dans la question générale de la mise en place des différentes structures psychiques. Celles-ci, en effet, reposent par nécessité logique sur un principe de négation de ce manque dont le poids ne peut être porté par la conscience.
La psychanalyse met en évidence trois niveaux logiques où peut se réaliser la “négation de la castration”, donnant lieu ainsi à trois logiques spécifiques de structuration psychique qui correspondent à trois modes de structuration de la réalité psychique et du savoir désignés par les termes névrose, psychose et perversion, entendus comme structures psychiques stables. Plus fondamentalement, la négation opère au fondement même de la structuration générique de l’humain comme “être parlant”. Le postulat de la négation permet en effet d’éclaircir les caractéristiques fondamentales de la dimension symbolique par une analyse portant sur le moment logique de son émergence, à la frontière où le mental prend racine dans la dimension physique. Cadre référentiel de la notion de structure psychique La théorisation lacanienne modélise la mise en structure du fonctionnement psychique dans le cadre d’une causalité complexe qui situe la manifestation d’“anomalies mentales” en tant que produit d’une histoire, celle qui se découvre dans l’anamnèse. Toutefois, les effets que l’histoire entraîne (soit, par exemple, la construction délirante, ou encore, le symptôme) ne sont jamais les résultats directs des situations constitutives de l’histoire, mais du mode particulier de réaction que la personnalité a d’abord acquise à leur occasion, et qu’elle exerce ensuite sur toute situation nouvelle, qu’elle détourne ainsi de son sens, qu’elle intègre plutôt dans sa logique et qui ne sera toujours qu’indirectement occasion et réactivation d’une situation analogue antérieure.La position de Lacan s’oppose donc aux conceptions « continuistes » d’une éducation et d’un milieu tout-puissants, puisqu’il maintiendra le privilège causal du mode réactionnel “inné” de l’individu : c’est bien en lui, dans son intention, dans sa tendance concrète seule que l’on peut trouver l’origine de ses comportements. Mais, en même temps, et contrairement à toute conception innéiste et héréditariste d’une constitution pathologique, la théorisation lacanienne montre que cette innéité causale est elle-même le résultat d’une acquisition, l’issue d’une formation historique. C’est pourquoi Bernard Ogilvie2 a proposé l’expression “innéité acquise” pour spécifier l’apport de Lacan en cette matière.
Le type de genèse qui se profile ici élimine toute détermination individualiste et consciente, puisque le mécanisme réactionnel du sujet trouve ses seules déterminations dans l’altérité du milieu social. Le poids du milieu dans la formation du “style du sujet” est précisé ici par la nouvelle définition que Lacan formule du “caractère social” de l’être humain3. Cette socialité ne viendrait pas se surajouter, de manière essentielle, à un ensemble de déterminants propres à toutes les formes du vivant, mais viendrait occuper la place d’une carence, d’une absence caractérisée et spécifique : l’homme est un être social dans la mesure où il ne lui est pas possible d’être autre chose. Ou encore, pour l’homme, la socialité n’augmente ni ne diminue ses chances de survie puisque plus fondamentalement elle “concrétise” simplement sa seule condition d’existence possible.
La négation, fondement de toute structurationC’est à partir de l’occurrence très fréquente de la négation dans les associations libres auxquelles Freud invitait ses consultants que s’est imposée la nécessité de s’interroger sur la nature profonde de cette formulation : selon lui, “l’énonciation négative” permet de porter à la conscience un contenu de pensée dont l’écho “affectif” semble pourtant devoir rester à distance et de préserver ainsi le bénéfice essentiel du refoulement, à savoir l’exclusion de l’assentiment, tout en libérant la représentation pour un possible traitement intellectuel. La réflexion, que Freud a concentrée dans un court article daté de 19254, conduit à la reconstitution du moment originel où s’élaborent les conditions de la séparation entre “l’affect” et la “pensée”: à partir de la considération du rôle primordial que joue la négation, dès l’origine, en tant qu’elle apparaît bien au niveau de la genèse même de la fonction intellectuelle, la négation se révèle être la pierre angulaire de toute structuration psychique possible.
Dans un mythique premier état, qu’il conviendra de qualifier de “confusionnel” pour éviter les connotations qu’évoque le terme de “fusionnel”, la perception ne peut avoir d’autre “objet” que l’effet émotionnel qui seul la caractérisera, par le plaisir ou le déplaisir qui se produit en la personne. A ce niveau, l’énergie psychique, régie par le principe de plaisir, se mobilise dans un mouvement d’expulsion au contact d’une stimulation déplaisante, en une sorte de “réflexe vomitif”. Il faut admettre ce mouvement comme absolument primordial, dans la mesure où l’état confusionnel implique “indistinction”, donc “non-séparation”, ce qui peut s’énoncer en ces termes “tout ce qui ne s’expulse pas est contenu”. Ainsi, le principe de plaisir ne pourra s’exprimer à l’origine que sur le seul versant de l’éventuel rejet. Avec ce rejet primordial apparaît la première séparation, la première distinction, laquelle pose la première référence “dedans/dehors”, comme base de la notion d’un Soi/non-Soi. Ce que Jean Hyppolite appelle donc le “jugement d’attribution”5 concerne, dès lors, un positionnement sémantique primaire par où l’être “se veut séparé” de ce qui ne le “satisfait pas” et par lequel se crée une première formulation sémantico-existentielle du type “si mauvais, alors pas-moi”.
A ce niveau viennent à se distinguer les fonctions dites “intellectuelles” et “affectives”. Le propre de l’extériorité étant de se trouver au-delà des frontières, elle s’atteste en effet de “ne pas toucher”, soit de pouvoir éviter tout effet émotionnel tandis que la chose simplement perçue pourrait être considérée (conçue) dans sa seule extériorité. L’établissement de la distinction élémentaire Soi/non-Soi se complétera, par ailleurs, de l’occurrence d’une “preuve de réalité” quant à la conception intellectuelle du non-Soi, en tant qu’elle est une “représentation” construite, mais porte sur une chose qui aura été précédemment perçue, aura été “objet d’une perception”. Il s’agit là, dès lors, d’un jugement portant non pas sur l’existence certaine de la chose (puisque celle-ci se trouve fondée sur l’origine perceptuelle de toute représentation), mais bien sur l’hypothèse que cette chose puisse se retrouver ailleurs que dans l’abstraction conceptuelle, soit donc, concrètement, dans une nouvelle perception. Le jugement d’existence délibère ainsi de la réalité d’une “pensée” en termes d’attribution du caractère d’extériorité à toute représentation qui s’avère, en outre, objet d’une possible perception ultérieure. La représentation dont l’objet ne répond pas au critère d’existence concerne donc tout objet qui n’est plus disponible à l’extérieur comme objet perceptible. Cet objet sera jugé n’exister que dans le Soi, et la représentation en sera qualifiée de “subjective”. Si l’épreuve de réalité, inhérente au jugement d’existence, relève directement du principe de réalité, auquel l’instance médiatrice du Moi est assujettie, elle se dégage tout autant que le jugement d’attribution à partir du principe de plaisir suivant le mouvement initial qui s’exprimait dans l’alternative expulsion/non-expulsion (qui équivaut à “absorption”). En effet, la question de la possibilité de retrouver, dans la perception, un objet représenté, prend sens dans la recherche de la satisfaction que cet objet apporterait. Il est à remarquer que le principe de plaisir éclaire ici son statut de processus “primaire”: il régit la genèse de la pensée par le double “jugement” qu’il opère et dont s’instaurent les deux dimensions minimales de la forme subjective (le soi comme “intériorité” s’engendre dans le même mouvement d’où émerge un “non-soi” comme “extériorité”). Il est opportun de souligner également, avec Jean Hyppolite, que la négation dont il s’agit dans les “jugements” d’attribution et d’existence, se situe en-deçà des formulations qu’elle emprunte dans l’expression de la fonction symbolique constituée pleinement, laquelle, pourtant, trouve ici, simplement, mais aussi fondamentalement, ses assises de possibilité.Cette théorisation de l’émergence de la fonction “intellectuelle” à partir de l’expulsion primordiale nous oblige alors à redéfinir la fonction “affective”. Hyppolite renvoie à ce propos à la conception lacanienne pour définir “l’affectif primordial” d’où émerge l’intelligence, comme “la forme primaire de relation” que “psychologiquement nous appelons affective 6”. Cette conception situe l’affect du côté du principe de plaisir comme processus primaire, et la fonction intellectuelle – liée au principe de réalité – comme processus secondaire. Nous pourrions proposer la comparaison avec l’électrolyse afin de faire ressortir ce que le processus d’émergence implique de radicalement “nouveau”, ou du moins de différent, pour les éléments “constitutifs” révélés dans leur spécificité par l’opération d’électrolyse (soit de séparation), qui “n’existent pas tels quels” dans l’état antérieur. Ainsi, la fonction intellectuelle émerge de l’état (con)fusionnel par l’opération de la (dé)négation primordiale, dégageant comme résidu un rapport “d’affection” au sens de “sujet à être affecté par”.
Dans sa “Réponse au commentaire de Jean Hyppolite”, Lacan dématérialise la notion d’affect en la situant au niveau de l’impact primal du réel sans intermédiaire de l’imaginaire. Il synthétise ainsi la nature de “l’affectif”:“L’affect dans le texte de Freud est conçu comme ce qui d’une symbolisation primordiale conserve ses effets jusque dans la structuration discursive. Cette structuration, dite encore intellectuelle, étant faite pour traduire sous forme de méconnaissance ce que cette première symbolisation doit à la mort7.”
Le pendant logique de la négation primordiale, l’affirmation, apparaît par conséquent dans ce cadre d’une manière asymétrique. Si, en effet, la prévalence de la négation s’impose par la primauté du mouvement d’expulsion, “l’affirmation” ne peut se poser que sur base de l’absence dune telle négation en acte. C’est bien ainsi que Freud avance la notion de “Bejahung”, laquelle “tient lieu” (Ersatz) de la “tendance à l’unification”, propre à la pulsion sexuelle. Il serait peut-être plus approprié de parler à ce propos de “tendance à la non-distinction” ou même d’une “confusion originaire” – de “lieu de toutes choses confondues” – (plutôt que de “fusion originelle”).La proposition de Lacan, de traduire le terme freudien de “Verneinung” par “dénégation” nous semble répondre utilement à la nuance qu’introduit Freud du point de vue de la dissymétrie pulsionnelle. Considérant en effet, l’opération de cette négation en tant qu’elle résulte de l’expulsion (opérée comme réponse affective primordiale) et, en tant qu’elle relève par là de “l’instinct de destruction”, il conviendra donc bien de reconnaître qu’ici, l’acte précède le jugement intellectuel. C’est seulement ainsi que Hyppolite peut préciser l’énoncé freudien “L’affirmation primordiale, ce n’est rien d’autre qu’affirmer; mais nier, c’est plus que de vouloir détruire”8.
Il devient possible, dès lors, de voir comment l’efficience de la dimension symbolique dépend de la création de ce que Freud appelle le “symbole de la négation”. Il s’agit là d’une opération intellectuelle qui redouble la première négation; négation de la négation donc, mais dont il importe de bien situer la portée dans le seul domaine intellectuel, détachée de la dimension affective par la nature même de la première opération – la réponse “motrice” ayant eu lieu, restant donc indélébile. Cette double négation n’annulera plus ainsi que l’expression intellectuelle de la première, sans toucher à son versant affectif, lequel traduit la valence (d’attraction ou de répulsion) qu’aura prise la pulsion (principe d’énergie psychique) en but à la perception. L’affirmation, comme opération pleinement symbolique, expression d’un “savoir” dit objectif, s’élabore ainsi dans la méconnaissance (négation de la négation) du positionnement “affectif” initial, sur base duquel s’est instaurée la notion même de la subjectivité propre. Par contre, la suspension de l’affectif, sur laquelle s’appuie l’expression symbolique, détache quelque peu le sujet de sa dépendance totale au principe de plaisir et de son alternative attitudinale d’attraction/répulsion. Dans la marge laissée par le jugement primaire entre l’“objet-stimulation” et la réponse affective (attitude trahissant en quel sens – centripète ou centrifuge – l’être en est “affecté”), se révèle cet espace où peut se développer une manière d’être “sur le mode de ne l’être pas”. “Là où Je pense, Je ne suis pas.”, observera Lacan, en complément au “cogito cartésien” qu’il convient ainsi d’éclairer. La dénégation : fondement logique des trois structures psychiques Dans sa réflexion sur la négation, Freud aborde celle-ci uniformément sous un angle actif, soit la négation opérée par l’être. Et c’est bien ainsi qu’elle joue un rôle fondateur, structurant. Une négation passive, subie par l’être, précède toutefois celle-ci dans la concrétude du réel, tandis que son effet ne pourra atteindre cet être que dans un second temps, logiquement postérieur à la séparation initiale qu’opère la négation primordiale. (Est-ce un hasard si les philosophes recourent à l’expression “être jeté dans le monde”?) Cette “négation passive”, un rejet dont l’être est l’objet, c’est en effet de cela dont il est question dans le trauma du complexe de la castration. De quelque façon que l’incomplétude soit décrite – et si “irréelle” qu’elle soit pour n’être telle que dans une dimension symbolique – elle se conçoit finalement dans les mêmes termes que le jugement attributif dont seul le sens est ici inversé: le “hors de soi” prend valeur de “soi hors de”. Considérant, dès lors, la négation originaire sous l’angle, à la fois de l’actif et du passif, nous devrons lui reconnaître un rôle double, contradictoire. D’une part elle a un effet structurant fondant l’émergence de la symbolisation, ainsi que Freud l’avait entrevu. Et, en même temps, paradoxalement, elle opère de manière déstructurante dans ce qu’elle provoque l’émergence de l’angoisse, “affect” primitif. L’on peut dire, en effet, qu’indissociable de la symbolisation naissante, l’angoisse, dans cette perspective, s’avère constitutive de la “mise en dimension” (symbolique) de la même manière qu’un reste accompagne tout nombre irrationnel, tel que ?, dont aucune fraction ne peut transcrire la valeur exacte.L’étude que Jacques Goldberg [[Jacques GOLDBERG, La Culpabilité, axiome de la psychanalyse. Paris, PUF, 1985.]] a consacré à la culpabilité dégage quelques conclusions intéressantes, éclairant utilement et sur plus d’un point le cadre conceptuel détaillé ci-dessus, principalement en ce qu’elle révèle la primauté d’une angoisse fondamentale (issue de la symbolisation et y afférent comme son ombre) ainsi que la secondarisation consécutive du complexe d’Œdipe. L’auteur argumente de la nécessité logique de postuler, dès l’émergence de la dimension langagière, un “jugement” dont la valeur axiomatique est d’origine sensible et qu’il qualifie d’“axiome affectif”: “(…) un jugement synthétique “a priori” au sens défini par Kant: il n’y a pas de rapport “analytique”, c’est-à-dire intrinsèque et nécessaire, entre un effet et une cause, (…) 9.” L’axiome de la culpabilité constitue cette inscription anticipative de l’effet-castration dans un lien causal de rapport de proportionnalité (lequel se trouve édicté dans la “loi du talion”). Ce rapport de proportionnalité résulte de la nécessité fonctionnelle d’instaurer un principe de limitation dans ce que le “reste” de la symbolisation ouvre comme infini.
Plus précisément l’auteur développe la thèse de la primauté de l’angoisse. Celle-ci se laisse saisir comme “affect fondamental” sans objet particulier, sans cause, mais issu de l’expérience de l’incomplétude et participant, dès lors, de la tension infinie qui “anime” la pulsion de mort. La culpabilité constitue dans ce cadre, un “jugement” au sens éthique du terme, puisqu’elle traduit en “sanction” ce qui est mis à jour comme “faits”, elle rend compte (d’un effet) en (le) justifiant (par une cause). Elle rend compte de la castration en l’inscrivant comme effet d’une cause, suivant un rapport minimal qui fixe exclusivement une proportionnalité, soit l’efficience de la limitation de l’incertitude. Ce jugement s’avère “premier”, axiomatique, en ce qu’il n’est déductible d’aucune nécessité logique: rien n’oblige à traduire le vécu angoissant de l’insuffisance en sentiment de culpabilité, sauf la nécessité intrinsèque de la dynamique pulsionnelle, laquelle se trouve, sinon, figée dans les mouvances de l’angoisse sans mesure. Le sentiment de culpabilité n’est pas une création de la tradition judéo-chrétienne où il a seulement reçu un développement particulier, nous rappelle Goldberg. Il se trouve plutôt constituer une option sous-jacente, transculturellement. Reprenons un instant l’importance de l’axiomatisation de l’affect primitif en “sentiment” de culpabilité, pour insister sur l’incidence capitale du fait qu’elle introduit un principe d’intelligibilité dans le flou de l’angoisse, et que ce principe de compréhension conduit à contenir l’angoisse fondamentale au sens de la “Bezwingung”, soit d’une délimitation visant à protéger contre le débordement (par essence ingérable). La “contenance” est assurée par l’aspect partiel de toute symbolisation (ainsi, énoncer un risque implique l’exclusion de tout autre risque). Ici “l’anticipation affective” que formule la culpabilité donne à l’angoisse la forme d’un “rapport talionique”, le rapport le plus simple de la proportionnalité, et répond ainsi de manière “apaisante” à la levée sans repères d’une angoisse intolérable que suscite l’expérience de la “menace” que son “reste indicible” fait peser sur l’homme. Bien que la question ne soit pas essentielle pour notre propos, il reste, pour être complet, à soulever le fait que la culpabilité n’est pas axiomatique au même titre que le fantasme fondamental. Ainsi que Goldberg le précise dans ses conclusions, le sentiment de culpabilité dessine seulement un contour, découpant une forme pure dans l’infinie angoisse que véhicule la pulsion de mort, et ainsi la délimite déjà (à une proportion), la fractionne à tout le moins. Le fantasme, élaboration plus complexe déjà, confère à cette forme rudimentaire que constitue “l’axiome affectif”, un statut de figure en lui donnant un contenu. Cette formation se présente alors comme autosuffisante parce qu’elle postule une réponse, là même où l’abstraction, la symbolisation tend plutôt à ouvrir irrémédiablement la question autour du “reste”. Le complexe d’Œdipe intervient dès lors comme rationalisation seconde, en tant que scénario qui ordonne d’une manière signifiante la dynamique pulsionnelle autour de la trame fantasmatique. L’étude de Goldberg contribue ainsi à affiner l’intelligibilité de ce qui constitue le défi original de l’existence humaine, par le nouage des diverses “instances” psychiques, au moment originel d’un “Big Bang symbolique”. Si audacieuse que restera une telle construction théorique touchant les origines, elle articule de manière cohérente les manifestations complexes de la psychopathologie de la vie quotidienne – dont la “clinique” ne constitue qu’une variante particulière. Enfin, l’étude de la négation primordiale montre comment s’origine la contradiction fondamentale qui traverse toute la dynamique psychique. Car, si la négation primordiale (active) répond directement au principe de plaisir et par là tend à “réduire la tension”, la négation primaire “passive”, (infligée par l’advenance à la parole), active puissamment une tension irréductible, au-delà de l’efficience du principe de plaisir, et que Freud a nommée “pulsion de mort” pour signifier son impossible apaisement, si ce n’est dans la mort (ce qui revient à poser sa plus radicale insatiabilité).Les formes de la négation de la castration chez Freud: refoulement, rejet et désaveu10
Dans l’œuvre de Freud se trouvent essentiellement mis en évidence les enjeux du processus de “refoulement”, qui se manifeste dans les divers symptômes névrotiques (hystériques et obsessionnels) sous le trait commun d’un rapport de non-altération à la “réalité” (objective), d’une “reconnaissance” de la réalité telle qu’elle se présente. Pour l’essentiel, les mécanismes névrotiques procèdent à la séparation de la représentation “inconciliable” et de l’affect y associé. C’est en tant qu’expression du passage de la pulsion que l’affect révélera éventuellement une incompatibilité avec le principe de “réalité”, donc avec les principes de l’instance du Moi, et qu’ainsi, il affectera la représentation de cette valence. L’opération de séparation vise, dès lors, à mettre la représentation à l’écart de la conscience, tandis que l’affect, devenu libre, sera reconnecté, soit à l’innervation corporelle – dans le système de la conversion hystérique -, soit à une nouvelle représentation, non marquée par l’inconciliabilité – dans le système de la transposition obsessionnelle. Par ces procédés de séparation suivie de réassociation est maintenue la possibilité de l’évocation de la représentation et de l’affect, dès lors qu’ils ne sont plus associés, leur “signification” étant alors “neutralisée”. D’autres observations amènent Freud à formuler un mécanisme de rejet, à la fois de la représentation “inconciliable” et de l’affect y associé. Ce mode de “mise à l’écart” globale se rencontre dans les psychoses, où elle s’accompagne d’une altération fondamentale du rapport à la réalité dont atteste la confusion hallucinatoire: la représentation refusée étant mise hors du champ de ce qui sera, dès lors, comme perception et comme représentation, globalement exclu (sinon, admis). Ces données, contrairement à ce qui se passe dans les névroses, resteront donc exclues pour toute manipulation opératoire de la part du sujet.Freud décèle un mécanisme “pervers” de répression mentale, dont il dégage les traits spécifiques dans son article de 1927 sur le fétichisme[[Sigmund FREUD, « Fetischismus » (1927), dans Die Freud-Studienausgabe, Band III. Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag., 1975, pp. 383-388.]]. Il ne reprend pas à son compte le terme de Laforgue “scotomisation” pour définir le processus de négation ici à l’œuvre. Il précise que le processus en question ici, et qui peut se formuler en termes de “Non, ce ne peut être vrai!”[[Ibid., p. 384 (souligné par nous).]], ne couvre pas un processus d’une nature différente de celle qu’il vise dans le terme de “Verdrängung”, refoulement, à propos des névroses. Pourtant, dans le passage même où Freud plaide pour le maintien du terme “refoulement” dans les cas de perversion, il définit par quoi ce “refoulement”-ci se distingue assez fondamentalement de celui qui soutient les destins névrotiques. Dans le refoulement névrotique, rappelons-le, il s’agit de la Verdrängung (mise à l’écart), “refoulement” de la représentation, tandis que l’affect, qui en est détaché, “passe”, dès lors qu’il s’est reconnecté, soit à une représentation “neutre” (dans la névrose obsessionnelle), soit à l’innervation organique (dans la névrose hystérique). Le “refoulement pervers” opère également la séparation de la représentation d’avec l’affect, et réserve une issue différente pour ces deux composants. Mais, ici, l’objet de la “mise à l’écart” est l’affect (et non pas la représentation). L’affect est donc “refoulé”; et dès lors, l’on ne peut plus s’attendre à ce que l’affect “passe”, par quelque détour que ce soit11. Le sort imparti à “l’affect” dans cette optique reste donc à ce stade assez énigmatique de par ce rapport quelque peu surprenant entre l’affect originaire (notion d’énergie interne, constitutive) et le refoulement (notion d’éloignement référant à l’espace/temps). L’hypothèse s’offre ici à l’examen, du rapport privilégié que manifeste la dynamique perverse avec le passage à l’acte, ainsi qu’avec le langage en tant qu’acte, “acte de langage”.
Pour préciser ce qu’il advient dans l’économie perverse de la représentation (détachée de son affect), Freud introduit sciemment le terme “Verleugnung” (désaveu).“(…) so wäre für das Schicksal der Vorstellung “Verleugnung” die richtige deutsche Bezeichnung[[Sigmund FREUD, « Fetschismus » (1927), op. cit., p. 384 : « ainsi « Verleugnung » serait le terme allemand exact pour désigner le destin de la représentation. » (traduit par nous).]].” Dans les lignes précédentes, il a rendu compte plus concrètement, de ce qui est en cause dans la négation à laquelle procède le “refoulement pervers”, en termes de “volonté de non-renoncement” à une croyance que la perception vient pourtant démentir, et ce, pour préserver la satisfaction narcissique liée à la dite croyance. Rappelons-le brièvement, la satisfaction narcissique dont il s’agit, consiste à “être le phallus” que la mère “a d’emblée” (c’est dire que, quant à l’amour de soi, dans ce moment, l’on incarne l’objet le plus digne d’amour qui soit, puisque de sa simple existence l’on réalise la complétude de l’autre, la mère); la perception incriminée est de nature à poser la différence des sexes et ainsi, brise inévitablement la croyance en la toute-puissance maternelle dès lors qu’elle montre la femme dans ce qu’elle “n’a pas le pénis”, dans son incomplétude. La différence perçue ne pourra se théoriser, en effet, qu’en termes de présence/absence d’un attribut et l’absence se connotera de la notion de perte12. Le refus donc de prendre en compte l’existence de la différence se motive par les effets déstructurants qu’entraînerait la reconnaissance des implications de la différence sur le narcissisme. Si la mère est “incomplète”, le Soi n’est pas le phallus.
Dans sa forme, cette négation correspond alors à un refus d’attribuer à une représentation (inconciliable) le caractère d’existence, si nous pouvons reprendre la terminologie de Jean Hyppolite. Freud décrit le processus [[Sigmund FREUD, « Fetischismus » (1927), op. cit., pp. 384-385]] du désaveu de la représentation en montrant par quelle dépense énergétique peut être acceptée l’apparition d’une perception traumatique à côté d’une vision ancienne incompatible, mais dont la satisfaction qu’elle assurait ne peut être lâchée. Ainsi la perception (de la femme, de la mère, comme “n’ayant pas”) n’est ni refoulée, ni rejetée, mais désinvestie – l’affect y associé est refoulé (voir supra); le “poids de la perception non-souhaitée” 13 se trouve ainsi neutralisé; et par contre, est investie, de toute la puissance du “contre-souhait” (que soutient le principe de plaisir) la représentation immédiatement antérieure à la “révélation” de la différence; cette ultime représentation étant garante de satisfaction de par sa connexion à l’affect qui est là encore en harmonie avec la croyance en la femme phallique. Cette représentation-là, que Freud appellera “fétiche”, suscitera par la suite tout l’intérêt qui revient au phallus de la mère, et de l’existence duquel attestera ce substitut, contre toute évidence de la perception actuelle.
Ainsi, dans le “refoulement pervers” est rendue possible la coexistence des deux positions subjectives inconciliables, l’une conforme à la réalité, l’autre conforme au souhait [[Ibid.,p. 387.]]. Cette coexistence se traduit fondamentalement par une position subjective que nous qualifierions volontiers de “caméléon”, du fait qu’elle instaure la possibilité de “croire”, de “voir”, derrière le camouflage-fétiche, toutes les hypothèses virtuellement possibles, et ce, dans une égale probabilité. C’est bien ce que montre l’exemple particulier que fournit Freud de l’homme dont le fétiche consistait en un cache-sexe, de taille à masquer “parfaitement” les organes génitaux, et donc leur différence, de sorte qu’il était impossible d’en déduire si le vêtement recouvrait un pénis ou son absence, en même temps qu’il devenait donc plausible d’imaginer aussi bien l’une que l’autre hypothèse, que le porteur soit homme ou femme; toute réalité possible s’y trouvant dissimulée avec une égale efficacité: la femme castrée, la femme phallique, l’homme phallique, mais tout aussi bien l’homme castré 14.
L’on aperçoit à cet endroit qu’un “tout est possible” est a priori “abrité” de la concrétisation perceptuelle par l’entremise d’un écran, protecteur d’illusion (certitude ancienne), dès lors qu’il pourfend toute évidence perceptuelle, qu’il brise toute certitude nouvelle. Sur cette base, le degré optimal du doute que porte l’énoncé “tout est possible” quant à l’occurrence effective d’un fait, se traduit en fin de compte dans une présomption d’équiprobabilité. C’est ainsi que, dans les dimensions du virtuel où le fait est convoqué, il n’est plus reconnu qu’en tant que contingence, gratuité, interchangeabilité, donc sans poids, sans conséquence, sans “valeur”, … sans signification. Se nouent ici, semble-t-il, pour consolider l’organisation perverse qui joue ainsi d’une ambivalence particulièrement aiguë, deux lignes de force qui additionnent d’une part les effets du désaveu d’une (re)connaissance portant sur un fait d’observation, et d’autre part, ceux de l’aplanissement du sens (neutralisation de la valeur de vérité) par la “virtualisation” de tout “événement” qui sera logé sous l’enseigne de l’incertitude accentuée. Du point de vue du seul destin de la représentation nous trouvons donc, déjà dans les textes freudiens, les trois termes que Lacan promeut par la suite pour discriminer les trois formes de “négation de la castration”, soit le refoulement névrotique, le rejet psychotique, le désaveu pervers. En effet, pour Freud, dans les névroses, la représentation est séparée de l’affect et refoulée tandis que l’affect se fraie un chemin d’expression dans une reconnexion non traumatique; dans les psychoses, représentation et affect sont conjointement rejetés (ce qui laisse le psychisme dans cet état où le rejeté ne laisse d’autre trace que l’hallucination de son inversion), dans les perversions enfin, la représentation, séparée de l’affect qui est refoulé, est elle-même désavouée. Là où Freud avance le principe de plaisir pour définir, dans le processus pervers, quelle énergie permet de maintenir une ancienne croyance que l’observation vient de mettre à mal (voire de démentir), nous pouvons compléter le schéma comparatif en soulignant que c’est l’affect “refoulé” (non pas annulé) qui se (re)trouvera “connecté” à cette tâche coûteuse qui consiste à inverser le résultat de la perception afin de réaliser le désaveu de la représentation (représentation que pourrait imposer la perception). Là où la névrose pousse la représentation à l’écart (Verdrängung) par sa séparation de l’affect, la perversion vide littéralement la représentation de son sens: elle devient positive ou négative, l’une et l’autre, aussi bien que “ni l’une, ni l’autre”. La spécificité de la négation perverse distingue dès lors, très nettement cette organisation psychique de la structure névrotique. Les différents modes de “refoulement” que révèlent les textes freudiens, se trouvent davantage distingués à partir des notions nouvelles que Lacan introduit concernant la psychose et la perversion, à savoir “la forclusion” et “le déni”. Lacan précise la nature de la représentation “inconciliable” dont “la mise à l’écart” par trois méthodes particulières préside à l’organisation différentielle des trois structures psychiques. La représentation de la castration constitue dans tous les cas l’objet visé de la négation, en tant que procédure de mise à l’écart. Comment la négation de ce “fait” peut-elle constituer une “fatalité” structurale? Pourquoi, en effet, “choisir” la négation de la “castration” comme principe fondamental de toute structuration psychique ? Quelque élément de réponse peut être avancé sur ces questions, à partir de la réflexion de Jean Hyppolite sur la dénégation. En effet, dès lors qu’il peut être admis que la symbolisation émerge dans la dénégation primordiale et qu’elle révèle, dans ce mouvement même, un reste inexorablement hors d’atteinte (mais non point hors jeu), il s’impose de reconnaître que la dimension symbolique ouvre le champ pulsionnel à cette “mission impossible” qui consistera à vivre alors que la mort est déjà inscrite dans cette forme de vie; être et penser; trouver un exercice possible entre la lévitation par la pulsion (passion) et la sidération par l’angoisse (la mort anticipée). Une certaine négation de la “castration” constituera la seule issue possible pour organiser une économie psychique dès lors qu’elle seule permettra de revaloriser le principe de plaisir régulateur (entre la paralysie et l’emballement du système). Du stade du miroir aux logiques de la négation La pensée lacanienne introduit la question des structures psychiques sur la base de l’élaboration de cette structuration générique que constitue le “stade du miroir”. Ce moment définit l’émergence du sujet comme “sujet barré” dans l’expérience de la division que révèle l’image-miroir. Le sujet s’y saisit comme entité unifiée et singulière, mais surtout il y éprouve que cette connaissance de soi passe par cette extériorité, virtuelle de surcroît (que l’image soit reflétée dans un miroir ou dans un regard autre). Le rapport à soi, non comme éparpillement de sensations “sans rapport” entre eux, mais comme “entité unifiée”, s’instaure donc dans la médiatisation par l’image, laquelle, en d’autres termes, barre au sujet l’accès à la connaissance de soi par voie directe. Le sujet se définit donc, structurellement, comme “sujet barré”. Sur cette base commune l’on peut schématiser les trois structures psychiques fondamentales comme étant les trois réponses négatives sur lesquelles pourra se fonder une dynamique subjective, étant entendu que ces réponses seront mutuellement exclusives dans leur fonction structurante.Le “refoulement originaire” désigne la négation primordiale que le sujet oppose à la réalité en tant qu’elle le plonge dans “l’in-quiétude”. Il s’agit là simplement de l’expérience première (non pas chronologiquement, mais dans l’ordre logique) d’un “soi” dans un “monde”, laquelle revêt nécessairement la forme de la perte d’un état hypothétique d’in-différence (présumé non inquiétant). Une réalité s’impose, en effet, dans la différenciation (de même que les formes se dégagent par contrastes); elle se manifeste à l’être dans la révélation d’une “inquiétante étrangeté” 15. En termes imagés, l’élément réel qui figure l’expulsion de l’être de son “Eden” mais d’où il advient comme sujet, cet élément salutairement “perturbateur” qui l’introduit à la différenciation, porte le nom de “père”. C’est dans la situation œdipienne que se jouera la précipitation du sujet dans une logique de fonctionnement stable, situation qui déploie les conditions de “choix” d’une position subjective, par laquelle tout sujet se déterminera.
Le refoulement du signifiant phallique dans la métaphore du “Nom-du-Père” Le refoulement, mode de négation caractéristique de la structure névrotique, se conçoit dans l’approche lacanienne, en termes de refoulement du signifiant phallique dans la métaphorisation du “Nom-du-Père”. Ce “choix” cristallise l’issue d’un procès dont le déroulement s’appuie sur trois configurations scéniques comme autant de positions logiques, selon le modèle suivant: l’apparition d’un “père” comme instance réelle dénie l’identification imaginaire de l’enfant au phallus de la mère. La réalité de cette instance paternelle s’atteste du poids qu’il prend dans la dynamique maternelle. La mère défaillante (par rapport aux appels de l’enfant), ne répondant pas “au doigt et à l’œil”, se révèle elle-même dans sa dimension de réel et introduit l’enfant au doute sur son statut d’objet phallique (statut de “être ou ne pas être”) c’est en effet l’ultime angoisse qui se développe dans l’oscillation de l’identification à l’objet qui comblerait le désir de la mère. La présence réelle du père, pour la mère, se vit, du côté de l’enfant, nécessairement dans la frustration personnelle et dans la privation maternelle: la mère auprès du père, ne peut en même temps être à l’enfant, qui dès lors se trouve frustré de cette présence; et en même temps, son identification phallique le porte à considérer sa propre absence d’auprès de la mère comme une perte pour elle, subie passivement (la mère est présumée privée de sa présence par le père). Cette conception, pour doublement imaginaire qu’elle soit, n’en produit pas moins un effet réel d’introduction à la dimension du symbolique: la propre demande, frustrée, jointe à la privation maternelle, pose l’instance paternelle en loi, dès lors qu’elle apparaît comme instance “supérieure”, à qui est référée la demande que l’enfant adresse à la mère. Le sujet accède dans cette configuration à la dimension essentielle du désir, à savoir que tout désir est soumis à la loi du désir de l’autre.Ce moment est considéré comme “clé de la relation œdipienne”, soit le moment où quelque chose vient détacher l’enfant de son identification phallique, en même temps qu’elle le rattache à une première occurrence de la loi, fût-ce sous cette forme élémentaire de signifier la dépendance maternelle par rapport à un objet autre, qui n’est plus nécessairement l’objet direct de son désir (que l’enfant peut encore croire être lui-même), mais un objet “autre”, particulier, que cet autre, tiers, détient (peut-être). Insistant sur l’importance de ce moment, Lacan précise que ce qui établit la valeur de la relation maternelle extérieure à l’enfant concerne plus exactement la relation de la mère à la parole du père 16. C’est donc la mère qui pose, pour l’enfant au moins, l’existence de l’instance de la loi comme cela dont son désir lui-même dépend. Et sous cette formulation minimale, la loi se pose (imaginairement) comme interdictrice. Par contre, le poids que la mère reconnaît à la parole du père ouvre l’accès pour l’enfant à la symbolisation, soit à ce par quoi cette loi se révèle comme principe d’alliance. L’alliance s’instaure, en effet, de l’ordonnancement de transactions autour des “avoirs”. Le sujet, dès lors, se dégage de l’emprise totalitaire de la loi imaginaire, où il se trouve pris “corps et âme perdu” à “être objet du désir de l’autre” : être ou ne pas être, selon le désir de l’autre.
Quelle qu’en soit la forme, la loi imaginarisée implique le sujet dans sa dimension d’être, en totalité : rien en lui n’échappe à l’emprise de l’autre, dont le désir lui assigne la place d’objet. L’être n’est pas fractionnable, seul l’avoir peut être divisé en parts, faire l’objet de partage. Ainsi se distinguent d’une part, la “loi du désir maternel” (que la mère incarne, car elle est (son) désir, elle est donc la loi du désir), loi qui saisit l’enfant “tout entier”, sur le plan de “l’être”; et d’autre part, la “loi du Nom-du-père” (loi d’alliance dont la figure paternelle incarne la représentation), loi que le père n’est pas, mais qu’il représente, et qui convoque l’enfant dès lors dans la dimension de l’avoir. C’est dans un “troisième temps” logique, que se noue la charnière verbale en tant qu’elle exprime les deux modes fondamentaux de l’action humaine et plus généralement de la dynamique psychique. Ce moment dialectise les précédents (dans l’ordre logique et non chronologique). En effet, la toute première position, d’identification phallique, trouée par la présence perturbante de cet autre, oscille sous le doute existentiel selon deux modalités majeures: “être ou ne pas être” et “c’est lui ou moi”. L’enjeu est total (la vie ou la mort), la rivalité est mortelle ou meurtrière (qu’elle ne franchisse pas sans quelque déguisement la ligne de l’agir ne change pas la nature des choses). En effet, la figure paternelle est “à première vue” qualifiée par l’enfant d’interdictrice (pour lui) et de privative (pour la mère). Interdictrice en tant qu’il pose son dire entre le désir de l’enfant et celui de la mère; privative en tant que l’identification phallique l’oblige à imputer à la mère qu’elle vive la séparation d’avec l’enfant à cause du père, nécessairement comme une perte. Le doute s’instaure donc, sous les deux versants, à partir de l’écho que produit sur la mère cette présence tierce. D’une part son absence montre dans les faits que cette présence a un pouvoir sur elle (donc “a quelque chose à dire” à son désir); l’instance réussit à l’attirer, ailleurs. D’où la question “Que suis-je?”, et tous ses compléments. D’autre part, pour peu que sa réapparition ne soit pas marquée par la douleur présumée d’un manque insupportable, elle induit le doute sur l’attribution de privation à son propos. D’où la question “Si ce n’est pas moi, alors c’est lui ?” Cette rivalité imaginaire ne pourra s’abolir que si le père parvient à se poser (s’imposer à l’enfant) comme celui qui n’est pas un objet pris dans le désir de la mère, mais au-delà, celui qui pourra mobiliser ce désir, qui a un pouvoir sur (donc au-dessus de) ce désir maternel. Si le père sort du cadre de l’identification à l’objet phallique qui lui est attribuée ici, il pourra avoir un effet libérateur sur l’enfant, dans la mesure où il peut à partir de là casser l’identification phallique de celui-ci. Là, comme dans la reconnaissance de la paternité, le père dépend intégralement de la parole maternelle. Elle seule peut convoquer (appeler sur scène) le signifiant “père” en tant que “Autre” par rapport au signifiant “mère” et non pas comme “autre mère” (l’autre semblable) mais comme différent, dans ce que la différence a de radical. Seule la figure maternelle peut poser le tiers comme celui qui, de fait, cause son désir, au sens où elle seule peut attester que, non seulement elle répond à cette présence, mais encore, qu’elle y trouve son compte. Seule l’instance maternelle peut établir cette donne, peut signifier à l’enfant la réfutation factuelle de la privation maternelle, assignée au père à son propos, sanctionner par une fin de non recevoir l’a priori existentiel (être l’objet assurant la plénitude de l’autre). La figure maternelle est seule en position opérationnelle pour trancher par la négative la question de l’identification phallique de l’enfant, pour mettre fin à son doute. Le tiers étant posé par la mère, il lui appartiendra toutefois de confirmer, de soutenir son statut de sujet, en signifiant à l’évidence pour l’enfant que, effectivement, il détient bien la réponse au désir de la mère. La promotion de l’avoir convoque alors l’enfant sur le terrain de la socialisation, fondée sur l’échange comme ciment de l’alliance rassemblant des “êtres” séparés. C’est proprement la dimension symbolique qui s’y déploie. Le passage initiatique de l’être à l’avoir s’avère un moment décisif dans l’économie du sujet pour la raison qu’autour de lui gravitent les enjeux vitaux. La dimension de l’être fonctionne selon le principe du “tout ou rien” : le non-rapport, faute de pouvoir admettre l’existence d’un autre à côté de soi (rapport de rivalité exclusive ou d’amour cannibale), l’in-différence (con)fusionnelle, la pulsion de mort (comme pulsion totale). Elle concerne le réel et la “jouissance Autre” (non-phallique). La dimension de l’avoir fonctionne selon le principe de la fraction et du partage, rapport d’alliance entre sujets “séparés” par un “rien” qui en dit long (un vide, la “différence”, “le ?” – en plus ou en moins), la pulsion sexuelle (comme pulsion partielle, pulsion de vie, principe de plaisir); elle concerne, bien entendu, le symbolique et la jouissance dite “phallique”.Avec la bascule du statut de l’objet phallique (déchu comme objet du “désir d’être” – désir de complétude [[Complétude : pour signifier un état où l’être s’éprouve à l’abri de toute insuffisance.]] – mais investi comme objet du “désir d’avoir” – désir de complétion [[Complétion : terme technique; désigne l’ensemble des opérations d’achèvement d’un puits qui précèdent sa mise en production; terme utilisé dans un sens figuré pour évoquer la dynamique qui se crée au champ de l’avoir autour d’un certain puits, littéralement inépuisable.]]) pivote également le statut du sujet, barré pourtant originairement, structurellement, suivant la division opérée dans le “stade du miroir”. – L’opération, semble-t-il, nécessite un redoublement pour prendre effet dans le réel. L’on ne pourra s’étonner de retrouver ici le mécanisme mieux connu au niveau du trauma. L’événement traumatique n’acquiert, en effet, cette valeur que dans l’après-coup, à partir d’un événement-rappel. Le “un”, ne compte pas (ne fait pas “compte”), il “pose” (la confrontation d’une quelconque réalité face au sujet produit la sidération, la fascination – ça fait miroir). Le comptage ne peut commencer qu’avec le “plus un”. Cela ressort de la propriété du langage relative à l’émergence du sens comme ce qui définit la valeur du signe (en délimitant le cours infini de la signification), propriété que Lacan reprend sous le concept de “point de capiton” [[Point de capiton : opération de coupure de la chaîne des signifiants par le cours du désir. L’association d’un signifiant à un signifié pour former un signe ne trouve sa limitation que dans la double intersection que produit la ligne du désir, d’une part au point de rencontre du langage comme code (leu de l’Autre) et d’autre part au point d’où le discours se motive comme parole adressée (lieu du message). Le discours ainsi « capitonné » délivre son sens «rétroactivement» dans ce que le point d’arrêt délimite le rapport d’opposition entre les signifiants en cours permettant ainsi de retrouver la valeur «demande» (message subjectif) derrière sa forme socialisée (codée)]]. La barre qu’opère l’expérience du miroir se redouble ainsi dans celle que pose la fonction paternelle, laquelle rend opérante la première barre (qui dans le miroir se “posait” sans plus, et donc fascinait, “sidérait”). La fonction paternelle coupe le sujet de la fascination imaginaire, relance la dynamique pulsionnelle sur le terrain du négoce 17, que constitue le champ du langage et de parole. Il s’y produira la libération du sujet de l’assujettissement imaginaire comme emprise totale, et ce au prix d’une nouvelle aliénation, dans le langage lui-même (donc pondérée, puisqu’il s’agit là du champ du “pas-tout”).
Si dans le langage, le sujet apparaît d’emblée en position d’objet, en tant que “être parlé” dans le discours (de l’autre d’abord, et qu’il pourra reprendre tel quel pour son compte), c’est en tant qu’il se produit comme celui qui parle (comme sujet de l’énonciation) que sa position subjective s’affirmera. L’aliénation propre au champ du langage procède de ce que le sujet se constituant dans le langage (qui est sa cause), ne peut “être” dans le discours que représenté. C’est dire que son être (comme authenticité existentielle) “disparaît”, masqué dans les signifiants qui le représentent sans jamais le saisir tout à fait. Le sujet, pour “être (représenté) dans le langage”, y perdra cette part qu’aucun signifiant ne pourra jamais inclure, que même la plus longue chaîne de signifiants laissera toujours échapper. L’éclipse de l’être, le fait qu’il soit irrémédiablement masqué, pour sa propre conscience autant que pour son interlocuteur, masqué par l’interposition du signifiant entre cet être (qui énonce) et la connaissance (la conscience, l’énoncé), cette éclipse de l’être est désignée par Lacan du terme “fading”. Elle creuse l’aliénation du sujet dans le langage, soit ce par quoi il se divise symboliquement, par quoi il se sépare littéralement d’une part d’être en tant que cette part échappe à son savoir, ne se retrouvera jamais dans le langage (que représentée). La “présentification” du sujet dans le langage se paye de cette perte constitutive, cette aliénation que Lacan a baptisé “la refente du sujet”. Représenté, le sujet s’y trouve sous forme d’un symbole qui en tient lieu métonymiquement – c’est la “suture”. L’aliénation du sujet dans le langage se manifeste dans l’avènement du Moi. Cette instance est constituée par l’identification forcée à une représentation imaginaire, résultante de la condensation des multiples signifiants “tenants-lieu” dans lesquels, pour être représenté, il se perd. Le Moi (le “je” de l’énoncé”) n’a de consistance qu’à se prendre pour le “je” de l’énonciation. Comme dans l’expérience du miroir, la “consistance” obtenue est de nature imaginaire: imaginaire unification des sensations éparses en une entité situable dans l’espace-temps et appelée “le corps propre” (dans le “stade du miroir”); imaginaire objectivation de cette entité dans la représentance du signifiant, et qui se nommera “le moi” (dans l’assomption symbolique). Toutefois, dans ce dernier cas, l’aliénation du sujet opère de manière dynamisante et non plus sidérante, dès lors que “le manque réel d’objet symbolique” (le fait qu’aucune séquence signifiante ne peut contenir le réel) relance sans fin la parole en tant que comportement discursif. Dans cette quête verbale où l’homme est ainsi propulsé, se profile aussi la présence centrale du “premier objet d’amour” sous les traits de la demande de reconnaissance. En effet, toute identification, même celle à l’image de soi dans le miroir, se soutient de l’indispensable reconnaissance de l’Autre; toute “saisie” subjective est inféodée à la dimension d’un “autre”, dont le regard donne assentiment à (confirme) cette identification. Le Moi ne prend valeur de représentation que par, et “au regard de” l’autre. Dans cette élaboration de la notion de “sujet”, le “refoulement” consiste dans la mise à l’écart de la castration en tant que “signifiant phallique” (en tant que représentation de l’incomplétude, du manque …) et ce, par la substitution métaphorique de cette représentation par un représentant, le signifiant “Nom-du-Père”. La métaphore du nom-du-père est le nom que “prendra” le “désir de la mère”, en tant que celui-là se “pose” comme “signe” du manque, signe qui tire sa valeur totalitaire du système binaire qui le fonde. L’existence même de l’enfant tend à attester du manque dans la mère; pour peu qu’elle couvre l’enfant de ses mansuétudes, la boucle tend à se refermer, l’univers se clôt sur le bouchon que le sujet incarne. La brèche ne s’impose que dans la répétition des heurts. L’innommable de la détresse existentielle, que constitue la question désormais et à jamais ouverte comme une blessure incicatrisable, la question du manque dans la mère, donc de son désir – qui touche aussi bien la question de l’origine que celle du bien(-être), bref les grandes questions qui n’ont pas cessé d’interpeller les philosophes, trouvent quelque bordure apaisante d’être capitonnées par un désir radicalement “Autre”. C’est, en effet, en tant qu’être désirant que l’instance paternelle opère, mais d’un désir dont celui de l’instance de la mère se révèle être l’objet, déresponsabilisant ainsi l’enfant de tel désir maternel, lequel dès lors apparaît dans son altérité : ce “n’est pas son affaire”. La métaphorisation du Nom-du-Père favorise ainsi ce compromis singulier, permettant au sujet la quête de son bien (la Chose, représentation du désir maternel et donc de l’illusion de complétude), puisque ce bien se trouve représenté par “le Nom-du-Père”, soit cette instance éthique qui soumet le désir à la loi du désir de l’Autre, en d’autres termes, qui chasse le sujet de l’intemporalité de la jouissance vers les labyrinthes du désir. La forclusion du signifiant “Nom-du Père” Pour son étude de la psychose, Lacan part de l’usage spécifique que fait Freud du terme “Verwerfung” pour situer le rejet de la castration, en le définissant comme un “ne vouloir rien savoir de la castration, même au sens du refoulement ”. Afin de pouvoir préciser l’ordre spécifique dans lequel peut prendre sens la négation à laquelle Freud fait allusion ici, Lacan est amené à reformuler, à la fois la nature du savoir et le type de volonté “de ne pas savoir” dont il est question dans le processus névrotique, et dont la “négation psychotique” se différencie fondamentalement. Ainsi, le “refus de savoir” portant sur le phénomène de la castration se comprend, dans le cas de la structure psychotique, comme une exclusion radicale hors du discours conscient, hors de ce lieu où, en tant que savoir, il deviendrait le propos possible d’une parole instituante. La “Verwerfung” constitue une exclusion plus fondamentale que celle qui concerne le niveau d’un savoir conscient: il s’agit, en effet, d’une exclusion de la sphère du langage lui-même, d’une extériorisation par rapport à la dimension symbolique. Pour étayer cette idée, Lacan reprend l’étude, faite par Jean Hyppolite, de l’article de Freud sur la dénégation , pour y articuler le phénomène de la “Verwerfung” de la castration. Il situe ledit phénomène de rejet au moment logique de l’émergence de la symbolisation. Si, dans son article, Freud qualifie d’antérieure la bipartition bon/mauvais qu’opère un jugement d’attribution, cela ne peut se concevoir, explique-t-il, dans le cadre d’un dedans primitif que constituerait le corps dans sa dimension pure de réel, mais plutôt dans le sens où serait d’emblée constitué un premier “corps de signifiant ”. En effet, l’attribution de la signification qui s’étale sur l’axe bon/mauvais, présuppose déjà cet ensemble signifiant qu’est le langage, dans lequel le corps humain est pris d’origine, le constituant donc déjà, avant même sa concrétisation biologique, en “corps signifiant”. Il conviendra dès lors de postuler, à la base de “la formation du monde en objets signifiants” – donc à la base de la construction de la réalité – une réceptivité primitive, une Bejahung primordiale, soit une admission “de principe”, “dans le sens du symbolique”. Il s’agit donc ici du moment logique où s’effectue l’attribution (sinon le refus) de valeur de symbole à une représentation. Quant à la nature du savoir qui s’instaure dans ce moment fondateur, le ph%