FONCTION PATERNELLE ET ORDRE SYMBOLIQUE
Comment conclure cette réflexion collective ? Logiquement, le lecteur est en droit de trouver une réponse claire et nette à la question titulaire. Mais, est-il possible de synthétiser les éléments de réponses proposés par les collaborateurs de ce livre, sans réduire une ample réflexion et un riche débat à quelques schémas, formules ou slogans ? Une concertation inter-disciplinaire est souvent contrariante pour le désir d’évidence car elle démontre la complexité de l’objet en question et l’impossibilité de s’en tirer avec une représentation simple. De plus, pour respecter la spécificité des discours en présence, il faudrait idéalement adopter une position de neutralité et s’en tenir à un regard global et distancié. Nous n’avons pas la prétention de réussir cette gageure, et sommes d’autant moins neutre que nous participons au débat et y apportons nos propres idées et interprétations, étayées sur nos publications précédentes. 3Nous tenterons autant que possible d’adopter une attitude trans-disciplinaire, c’est-à -dire de faire circuler les concepts entre les disciplines impliquées à partir de notre position de clinicien et de chercheur.
Les tâches de ce colloque ont été de différencier les figures du père et les fonctions paternelles, de définir ces dernières dans les composantes de la réalité humaine : société, famille et psychisme, et de réfléchir aux effets éventuels d’une modification de la législation réglant l’attribution du patronyme sur les fonctions paternelles. Au terme d’une lecture croisée de ces contributions nous tenterons d’en dégager quelques axes de réflexion et de discussion. 2. Lecture croisée des contributions. Nous avons choisi de prélever dans chacun des textes qui composent ce livre les idées qui nous semblent contribuer le plus efficacement au projet commun. Il s’agit bien entendu d’un choix tout à fait subjectif, qui n’empêche nullement le lecteur de se faire une toute autre opinion à la lecture exhaustive de ces mêmes contributions. Respectant le plan général de l’ouvrage, nous interrogerons successivement les points de vue de l’actualité et de l’histoire, du droit, de la psychanalyse et de la clinique des familles. 2.1. Actualité et histoire de l’image paternelle. Dans l’introduction de ce livre nous avons évoqué le constat du déclin de l’image sociale des pères. Les différents intervenants sont unanimes pour confirmer qu’en occident les figures du père sont en cours de transformation depuis longtemps. Ce mouvement déclenché par la révolution de 1789 a été précipité par les modifications successives des législations en matière de droit familial. La référence mutuelle entre le Père, le Roi et Dieu a été dévalorisée et bannie par les idéologies démocratiques et individualistes. Les effets en sont le remplacement de l’autorité paternelle exclusive par l’autorité parentale partagée dans les familles et l’affaiblissement de la fonction référentielle du Père dans la société, c’est à dire l’abolition de la figure idéalisée du père en tant que symbole de l’ordre et de l’autorité. C’est ce qui nous a été rappelé par F. Hurstel et par A. Casanova. Ces deux auteurs n’ont nullement dramatisé la crise de la figure paternelle ni les possibles effets sur les fonctions paternelles d’un changement de l’attribution du patronyme. F. Hurstel a employé l’expression « nous sommes au milieu du gué » pour illustrer que nos repères sont en crise et que nous ne sommes pas encore en mesure de dire ce qui suivra. Certes, la fonction paternelle a été déconstruite et démembrée. Plusieurs formes de paternité coexistent liées à une nouvelle logique des places. Cependant, dans cette transition historique et dans l’état actuel des choses nous aurions plus de raisons d’être confiants que méfiants à l’égard de l’avenir de la fonction paternelle. L’auteur propose trois ouvertures pour repenser la fonction psychique du père : il faut se rappeler du fait que la fonction paternelle psychique règle le « rapport de l’être humain non pas au social mais au langage », il faut « refonder la filiation et la parenté (…) au-delà du généalogique » et il faut penser l’existence d’un « espace paternel possible » ouvert par les femmes contemporaines dans l’écart qui les partage entre la mère et l’actrice sociale. De son côté, A. Casanova a fortement relativisé les idées catastrophistes en ramenant les changements sociaux actuels à leurs dimensions historique et culturelle limitées par rapport aux changements radicaux qui se sont succédés au cours de l’histoire tumultueuse des civilisations. Par ailleurs, il rappelle les bienfaits de la réduction du pouvoir excessif des pères de l’ancien régime. Finalement, il souligne la relativité historique et géographique des modes d’attribution du nom en Europe et ailleurs. L’institution des rapports entre les sexes et générations constituent un « système des sexes » de qualité historiquement spécifique. Ils sont basés non sur des évidences « en soi » mais historiquement construites et il existe en chaque société historique un type spécifique de « système des sexes ». A cet égard, le type patriarcal d’organisation sociale et politique des rapports entre sexes et générations n’est qu’une figure historique parmi d’autres. S’il « a existé en Europe et en Méditerranée une longue et complexe hégémonie du système patronymique dans les nominations identificatrices et la transmission de ces dénominations », celles-ci « sont difficilement séparables des fonctions des pères comme maîtres et des types de structures hiérarchiques de classe » . L’historien insiste sur le bouleversement introduit par les réformes introduites en France à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, « en ce quart de siècle équivalent à plusieurs siècles » (Chateaubriand). « Ces réformes ont centralement concerné les rapports entre Dieu, le père, la souveraineté, les rapports aussi entre structures, entre sexes et générations dans leurs relations à la refonte globale des structures économiques, sociales et politiques (…) Les transformations apportées au système antérieur des noms s’enracinent dans les deux aspects tout à la fois contradictoires et inséparables qui caractérisent les années 1789 à 1815 : ces transformations sont fortes (suppression des différences de classe et de castes dans l’onomastique) et en même temps limitées (inséparables de la non-accession des femmes à la plénitude de la citoyenneté active) ». Enfin l’auteur propose une réflexion sur « la profondeur et qualité anthropologique inédites du contexte historique contemporain » : une « révolution culturelle » dont il donne les indices a entraîné la transformation décisive, profonde, réelle et historiquement inédite des relations entre homme et femme. Celle-ci entraîne la recherche de nouveaux repères et rapports. C’est dans un tel contexte qu’il faut situer les enjeux de la transmission des noms et égalité des droits entre citoyennes et citoyens, père et mère, et le principe d’égalité à la transmission du nom patronymique proclamé par les Nations Unies et par le conseil de l’Europe en 1985. L’auteur conclut au fait que « les noms renvoient à des processus qui présentent deux caractéristiques historico-anthropologiques. D’un côté, ils sont pour chaque être humain inducteurs de dimensions, d’enjeux, de possibilités et de risques contradictoires inséparablement sociaux, politiques, culturels, familiaux, symboliques, et par là même (en leurs différents niveaux conscients et inconscients) psychiques. En même temps et par ailleurs, on ne peut (sauf à s’enfermer dans une profonde inconscience anachronique) comprendre ces réalités comme ayant des contenus et déroulements invariants». L’auteur confirme la radicalité de la crise du système d’organisation patriarcale des rapports entre les sexes et les générations et affirme que « pour qui s’efforce d’observer à la fois la longue durée et le temps présent, l’histoire sociale montre que cette crise n’est en rien catastrophique (notamment au niveau psychique) et n’entraîne pas la fin de la paternité ou de la famille». Les avis relatifs aux effets des transformations sociales dépendent très fort du regard adopté. Les historiens habitués à l’étude des grandes unités de temps, ne manquent pas de relativiser les évènements qui se jouent à court terme. Au regard de cinq mille ans d’histoire écrite de l’humanité, les grandes crises de civilisation et chutes d’empires font en effet figures de simples soubresauts. Pour notre part, nous y entendons le message suivant : l’ordre des repères sociaux produit et maintenu par les systèmes de valeurs et croyances, par les modèles et les normes, n’a cessé au cours de l’histoire de changer radicalement de forme et de contenu sans altération de sa structure et de ses effets. Certes, les sociétés ont connu des alternances de chaos, de rigueur despotique et de stabilité légalisée. Mais même les phases les plus troublées n’ont jamais annulé définitivement les pratiques de production de sens commun. En ce qui concerne notre propos, la référence au Père est un repère parmi d’autres de l’ordre social en vigueur. Ce dernier n’est pas affecté par la perte d’un repère pour autant qu’il en subsiste d’autres qui lui assurent sa continuité. Par ailleurs, les sociétés humaines ne sont jamais tout à fait à l’abri des dérives qui perturbent le fonctionnement social au nom de l’ordre institué. Les dérives les plus banales en sont les absurdités bureaucratiques, les imbroglio administratifs et les emballements de la machinerie institutionnelle dans des situations kafkaïennes. Les dictatures en sont des dérives plus catastrophiques : l’ordre se concentre dans les impératifs d’un parti unique ou d’un meneur, Führer, Caudillo, Duce ou autre « Père du peuple ». Ces situations finissent tôt ou tard par un redressement historique. Un ordre plus souple ou d’allure démocratique prend au moins temporairement le relais de l’ordre tyrannique. Il ressort de ce qui précède que le déclin de l’image sociale du père et la perte de l’autorité des pères n’affectent pas nécessairement la fonction paternelle. La relative persistance de celle-ci par rapport à ce déclin et cette perte tiendrait à la différence de réalité : l’image sociale et l’autorité qui lui est associée seraient des représentations imaginaires, alors que la fonction tirerait son efficacité d’un registre symbolique. L’imaginaire des figurations et le symbolique des codes ne sont cependant pas totalement indépendants. Ils s’étayent et s’articulent pour construire la réalité humaine : il reste à préciser leurs rapports. Nous y réfléchirons plus loin en nous basant sur le concept de « fonction symbolique ». 2.2. Anthropologie de la fonction paternelle. Les historiens et les anthropologues ont en commun de proposer une lecture globale des phénomènes sociaux à partir d’une position distanciée, les uns en tenant compte du recul du temps historique et les autres de la relativité des espaces culturels. Quel éclairage les anthropologues, en l’occurrence des africanistes, apportent-ils à la question de la fonction paternelle ?Lors d’un précédent colloque sur le père l’anthropologue M. Singleton a « déconstruit » la croyance essentialiste qui assimile la fonction paternelle à une réalité objective ou à une essence détachable des pères concrets. « Pour l’anthropologue il ne peut pas y avoir de père hors culture et toute paternité significative est un construit culturel » . La fonction paternelle est une notion abstraite, un concept lié à un discours intellectuel dans un contexte culturel déterminé. Il soulignait avec force exemples la relativité historique et culturelle des pères, de la paternité et des fonctions paternelles. 4
Ce concept n’est nullement universel. Il ne s’agit jamais d’oublier l’écart, la coupure épistémologique entre les constructions théoriques des modèles savants, d’une part, et la réalité pratique quotidienne des gens ordinaires (dont les savants font d’ailleurs partie), d’autre part. L’anthropologue cité, africaniste, évoque que sur son terrain la fonction socialisante de la paternité est exercée non seulement par les pères mais par tous les adultes qui sont de près ou de loin attelés à la socialisation non seulement des enfants, mais de tous les participants sociaux. La socialisation n’est jamais achevée surtout dans une société individualiste qui a des problèmes avec la socialisation. En effet, dans les sociétés occidentales la logique de la sacro-sainte idéologie individualiste est d’aboutir au narcissisme égoïste au détriment de la solidarité altruiste. Dès lors, pour parer à cette évolution, les sociétés démocratiques sont obligées d’entrer dans un paradoxe et combiner des messages conformes à l’idéologie individualiste à ceux valorisant la solidarité sociale. En d’autres mots, au plus une société est individualiste, au plus elle devrait entretenir la fonction paternelle. De ce qui précède, il découle que cette fonction est une fiction consensuelle nécessaire qui a la réalité d’un système de représentations (imaginaires et symboliques) et de pratiques collectives qui produisent des effets dans la réalité pragmatique des identités, des actes et des conduites. Dans une telle optique anthropologique, la fonction paternelle serait essentiellement socialisante dans la mesure où elle est interdictrice d’endogamie et productrice d’exogamie, de lien social et d’alliance avec l’étranger . Comme énoncé dans l’introduction de ce livre, du point de vue anthropologique la référence de la fonction paternelle serait le paradigme du Père. Ce paradigme est fondé sur le binôme de la relation filiale (père-fils ou fille), sur la différence des sexes (dans la relation parentale), sur la différence des générations (et l’interdit de l’inceste), sur la transmission (du nom, du patrimoine, du lignage) et sur la socialisation (formation du lien social). Comme déjà dit, un tel paradigme du Père repose sur un paradigme du couple Mère-Père qui attribue à chacun une spécificité dans la mise au monde des humains. Traditionnellement, la différence des sexes constituerait une référence fondamentale pour les binômes des catégories qui organisent l’ordre social. Un débat est actuellement déclanché à ce sujet : l’institutionnalisation de certaines pratiques dans les sociétés occidentales (changements de sexe, familles monoparentales et parenté homo-sexuelle) pourrait affecter la valeur universelle du binôme masculin/féminin comme fondateur du binôme père et mère . Néanmoins, l’anthropologie continue a apporter des données qui confortent la validité du contraste père/mère fondé sur le binôme homme/femme. Dans le présent ouvrage, l’apport documenté de P.J. Laurent va dans ce sens. Il rappelle la scénarisation de la fonction paternelle dans les récits et contes, culminant autour de la figure anxiogène de la mère dévorante. La nécessité du père pour faire barrage au « trop de corps » de la mère dans les contes africains fait écho aux recherches des psychologues occidentaux qui évoquent les impasses de la « nostalgie de la mère », les pièges du « trop de mère » et les traumatismes de la « sauvagerie maternelle » . Dans cette littérature étayée sur la clinique, à laquelle contribuent de plus en plus des femmes, la fonction paternelle est invoquée comme indispensable pour faire limite aux excès de présence maternelle. Ces textes ne manquent pas de rappeler que dans la perspective de l’anthropologie structurale, une place importante est accordée à l’interdit de l’inceste : le passage de la nature à la culture est fondé sur l’interdit d’endogamie et la prescription d’exogamie. Ainsi est assuré le passage de la parenté de sang à la parenté par alliance . C’est sur ces « structures élémentaires de la parenté » que s’étaye la thèse lacanienne de la nécessité structurale de la fonction paternelle, comme agent limitant les jouissances individuelles et collectives et aussi comme agent d’instauration de l’ordre structural des sujets et de l’ordre culturel des sociétés. Dans ses conclusions l’auteur écrit qu’en soulevant « les grandes questions portant sur les rapports de genres traités dans les mythes des sociétés traditionnelles » il a voulu « rappeler les enjeux colossaux inclus dans le prix de l’équilibre inégal patiemment instruit entre les hommes et les femmes ». Il en découle que les transformations actuelles des rapports entre les genres nous forcent à « ouvrir de nouveaux et gigantesques chantiers de recherche » sur les conséquences sociales et psychiques de ces évolutions. Concrètement, il s’agit en premier lieu de renégocier des liens de société en vue de l’égalité de droits entre femmes et hommes sans pour autant annihiler les différences entre le féminin et le masculin. L’anthropologue se réfère à deux recherches de terrain actuelles (une au Burkina Faso et l’autre en Belgique ) pour illustrer les effets d’éclatement des familles sous l’effet des transformations des rapports entre genres : solitude des femmes cumulant les responsabilités de père et de mère, violence et fuite des pères, et difficultés d’émancipation des jeunes. L’issue des nouvelles relations entre hommes et femmes est à la fois incertaine et inédite. « Ce dont on s’émancipe c’est précisément de l’alternative jusqu’il y a peu inexorable de la domination de la femme par l’homme au risque du retour du chaos ». Nous sommes dans un mouvement de réforme de la culture « qui ouvre sur tous les possibles, tels les excès de violence, une grande inventivité et aussi rigidification des anciens principes face à la peur de l’inconnu. » D’autres données anthropologiques indiquent le caractère structurant des liens sociaux de la fonction paternelle et sa relative autonomie par rapport aux phénomènes et pratiques culturelles. Dans sa contribution L. Nshimirimana propose une réflexion sur la résistance de la fonction paternelle aux ébranlements des repères traditionnels dans des pays africains en plein changement idéologique et économique. Au Burundi existent des conceptions de la fonction paternelle qui se réfèrent non pas au patronyme administratif mais au patrimoine symbolique de la culture. Se référant à la question anthropologique fondamentale posée par E. Cassirer et C. Levi-Strauss, l’auteur conclut au fait que la nature humaine se définit par la dimension symbolique : « ce que l’on appelle la culture n’est au fond que l’ensemble organisé de systèmes symboliques tels que le langage, les règles matrimoniales et les systèmes de parenté, les rapports économiques, l’art, la science, la religion, la morale, etc. » Nous ne pourrons faire l’économie d’une réflexion sur les enjeux de cette définition: il nous faudra revenir à la dimension de la fonction symbolique pour penser la relation entre la fonction de nomination et la fonction paternelle : c’est ce que nous ferons après avoir fait le tour de l’ensemble des contributions. La contribution de L. Simbananiye présente le système de nomination au Burundi qui a précédé la colonisation et persiste malgré l’usage du patronyme imposé par l’administration. Dans cette société l’individu « projette et manifeste ses conceptions sur le monde ambiant, sur les gens et les choses, sur les structures dans lesquelles il vit. Il extériorise ses sentiments et ses préoccupations ». Il précise que ces préoccupations sont défensives dans le contexte d’une société qui vit dans le danger permanent, dans la menace de la répétition du malheur qui a déjà frappé, dans la méfiance à l’égard de voisins considérés comme étant jaloux et menaçants. Dans ce contexte les adultes donnent à leurs enfants des « noms répulsifs dans le but de camoufler la vie, cible des dangers qui guettent et qui sont permanents ». Cette pratique est celle d’une société marquée par le relâchement du lien social , la perte de confiance dans la parole donnée, la dissolution du pacte symbolique, l’incapacité de l’ordre symbolique de contenir le réel qui est « tout ce qui peut interrompre la vie, en l’occurrence la maladie, la haine, la pauvreté ». Dans cette ambiance dominée par les préoccupations paranoïdes, la fonction de nomination n’est plus au service de ni étayée par une fonction symbolique rassurante. Dans le contexte des interprétations incessantes des signes du malheur et des projections sur le monde environnant des figures du malheur, la nomination devient un acte magique au service d’une défense imaginaire qui isole les sujets menacés en les privant du lien social. Dans ce contexte spécifique, il reste à accomplir un énorme travail collectif de réparation symbolique. Lors des rencontres préalables au colloque entre auteurs de cet ouvrage, il a été question des recherches anthropologiques concernant une société sans pères ni maris : les Moso-Na du Yunnan (Chine). Dans notre texte introductif, nous avons déjà fait allusion à la réponse de Levi-Strauss au livre de Cai Hua : à y voir de plus près, cette société sans pères ni maris n’est pas sans fonction paternelle. Des observations sur le terrain mettent en évidence que ces familles matrilinéaires et matriarcales entretiennent un dispositif qui limite un excès de « matricentricité » . Cet appareillage qui fait office de fonction paternelle comporte au moins des règles de conduite, des mythes et des rites. Les règles d’évitement entre les frères et sÅ“urs, dans la maison comme dans les lieux publics sont sévères. L’interdit de l’inceste est soutenu par un ensemble de mythes, de contes et de légendes populaires qui mettent en garde contre les effets néfastes de la transgression. L’autorité de la mère et de la grand mère est dialectisée par celle des oncles et grand-oncles maternels. Les moments clés de l’ordre familial sont gérés par des rites dont les agents sont des tiers masculins: des moines bouddhistes et des prêtres dong-ba assurent les rites de passage et de relation à l’Autre-monde. Enfin, les fonctionnaires de l’administration et les instituteurs des écoles de villages veillent à une ouverture « exogame » sur le modèle patriarcal, qui est la norme officielle de la population dominante d’origine han, imposée aux minorités ethniques de la Chine. Ces réflexions anthropologiques concluent à l’évidente persistance d’une fonction paternelle structurante et socialisante indépendante de prescriptions manifestes ou non de cette fonction dans les discours publics. Il en résulterait que des modifications de ces discours, par exemple sous la forme de changements de législation en matière de dévolution des noms de famille, ne devraient pas affecter la dite fonction paternelle. 2.3. Législation en matière de fonction paternelle et fonction de nomination. Si les historiens et les anthropologues habitués aux grands changements historiques et aux variations culturelles semblent relativement sereins face à la question de l’impact des représentations et pratiques sociales sur la fonction paternelle, il n’en va pas tout à fait de même pour les juristes et les cliniciens . La contribution de M.T. Meulders, spécialiste en droit de la famille, propose une réflexion de fond qui envisage plusieurs difficultés prévisibles. Afin de ne pas trahir la précision terminologique de la juriste nous citons ici plusieurs citations textuelles. L’auteur apporte les preuves, publications à l’appui, de l’affaiblissement de la place du père en droit comparé. Les lois ont aboli l’autorité paternelle au bénéfice de l’autorité parentale et celles qui règlent les relations entre partenaires du couple en cas de séparation, droit de garde des enfants et droit de visite, adoption, déclaration de paternité et désaveu de paternité. L’auteur poursuit sa réflexion concernant la nomination : « La nomination de l’individu par la dation d’un nom(…) s’affirme comme le garant intersubjectif de la reconnaissance de l’être (…) de chaque sujet par rapport aux autres(…) » Elle traite des lois du nom en distinguant la dévolution du nom et ses éventuels changements ultérieurs. La nouvelle loi française en matière de dévolution du nom accorde une liberté de choix aux deux parents, énoncée en ces termes : « ces derniers choisissent le nom de famille qui lui (l’enfant) est dévolu : soit le nom du père, soit le nom de la mère, soit leurs deux noms accolé dans l’ordre choisi par eux ». La juriste attire l’attention sur les conséquences immédiates et générales d’une telle liberté de choix : « partout se retrouvent les mêmes dilemmes, car lorsque l’obligation de choisir entre plusieurs options vient se substituer à une loi commune au nom d’une vision abstraite et dogmatique de l’égalité et de l’autonomie individuelle, surgit paradoxalement entre époux, parents ou enfants et parents, le problème psychologique redoutable du choix et de l’abandon immédiat ou différé du nom du père ou de la mère, ou de la famille de l’un des deux, avec tous les conflits et ressentiments potentiels qui peuvent en résulter au lieu d’unir, car on accepte plus volontiers une loi commune qu’un choix arbitraire au sein de la famille ». L’auteur décrit au moins deux effets prévisibles du choix multiple en matière de nomination : l’opacification des liens de parenté entre parents et enfants et entre les générations, et par ailleurs le surgissement d’inégalités entre enfants et entre père et mère, au nom d’une recherche d’égalité entre sexes. Sa réflexion se termine sur une question fondamentale : sur quoi fonder la filiation, non seulement paternelle mais maternelle ? L’importance de cette question pour la juriste résulte de la conception du nom qui « est un effet de la filiation, qui se situe elle-même dans l’ordre de la parenté instituée, lequel n’est pas interchangeable ». Pour l’auteur, cette question s’impose d’autant plus que des nouvelles propositions de loi introduisent une véritable rupture épistémologique, car « attaquent de plein fouet les fondements de la paternité et l’incontournable nécessité d’un homme et d’une femme pour faire non seulement un enfant, mais un père et une mère ». En pratique, les juristes ont plusieurs raisons de penser que la nouvelle version de la loi sur l’attribution du nom de famille entraînera l’alourdissement et la complication de leurs tâches. D’ailleurs, ces difficultés sont déjà prévues dans la loi française tout comme dans les propositions belges : les textes prévoient les désaccords entre parents et les renvoient régler leurs litiges devant les juges. Les juristes verront leurs interventions multipliées dans l’établissement des identités et des droits qui découlent de la position dans les parentés, dans le règlement des successions notamment. Dans des discussions autour des motivations de changement des textes de loi il apparaît un désaccord de fond entre deux conceptions du droit : une qui considère le droit comme coulant en forme légale les transformations sociales, et une autre qui considère le droit comme défenseur de principes de base contre les crises et changements sociaux. Dans ses conclusions, la juriste se positionne fermement : « la transmission du nom du père est hautement symbolique dans la mesure où le droit, loin d’être comme on le répète souvent jusqu’à l’écÅ“urement, de la sociologie mise en normes, est un système de règles par lesquelles les humains donnent sens et cohérence à leur vie sociale pour le bien commun, en pesant tous les intérêts en présence, à fortiori lorsqu’il s’agit des liens et rapports familiaux. » Une certaine « résistance » du droit aux transformations sociales serait nécessaire pour garantir une stabilité du social et l’empêcher de se mouler sur toutes les idées dominantes ou idéologies du moment. L’idéologie actuellement en vigueur est dite individualiste. Schématiquement, cette idéologie privilégierait les droits individuels par rapport à la solidarité collective : l’individualisme s’opposerait au holisme. En pratique c’est bien plus complexe. Cependant l’idéologie individualiste est la référence commune pour les argumentations en faveur de la liberté du choix du nom de famille. Les projets de loi proposant le choix du patronyme se réclament directement des recommandations européennes relatives à l’élimination des discriminations et invoquent la responsabilisation des individus citoyens. Pour certains il s’agit là d’un cadeau empoisonné de la part des politiques qui se déresponsabilisent sur le dos des citoyens lesquels n’en demandent pas autant. Responsabiliser ces derniers consiste en fait à les exposer à des tractations, des litiges et des hiérarchisations dans des rapports de forces imposées par la loi du plus fort à défaut d’une hiérarchie légale prescrite par la loi collective. Pour argumenter davantage une discussion sur les effets du choix du patronyme sur la fonction paternelle, il faudrait disposer d’études comparatives des effets des règles et habitudes d’attribution des noms de familles dans divers pays d’Europe et du monde. On ne peut sans doute mettre sur le même pied l’attribution du double patronyme (en usage dans les pays ibériques) et la triple option (nom de la mère, nom du père et l’association des deux): la première instaure un ordre social à double référence tandis que la seconde privilégie le choix individuel au prix d’une complexification des références identitaires. Ce passage est celui d’une loi unique pour tous à un choix individuel parmi plusieurs possibilités définies légalement. Le message est clair : le législateur cède une partie de ses prérogatives aux citoyens au détriment du pacte social. Sans doute une partie de la population restera indifférente à ces changements. Par contre, les couples engagés dans des rapports de force tendus et dans des rivalités narcissiques, les familles en perte de structures et les individus à la recherche d’identité ou en crise identitaire auront des difficultés supplémentaires à s’y retrouver dans les repères sociaux. Par ailleurs, on ne peut sous-estimer les demandes de repères et de limites de la part des jeunes générations en manque de références cohérentes. Ce qui nous amène dans le champ des préoccupations des cliniciens. 2.4. Structure de l’inconscient et discours social. Nous avons rappelé dans notre texte introductif le fait que dans les discours cliniques les diverses modalités de fonctionnement humain (névroses, perversions, psychopathies, psychoses) sont définies par référence aux différentes formes d’échec de la fonction paternelle et de ses effets. La théorie psychanalytique distingue la négation de la castration dans les névroses, le désaveu de la castration dans les perversions et la forclusion du Nom-du-Père dans les psychoses. C’est à partir de la perturbation du rapport à la réalité commune et au langage consensuel dans la psychose que J. Lacan a proposé un modèle de fonction paternelle opérant dans la structure psychique. C’est un modèle du devenir sujet défini par ses relations de parole et de désir. Le concept de la métaphore du Nom-du-Père désigne un ensemble d’opérations logiques qui font accéder l’individu au statut de sujet de langage et de désir adressé aux autres. Après un demi-siècle de mise à l’épreuve par les cliniciens, ce modèle, maintes fois remis sur le métier, continue à se montrer fort éclairant pour l’approche clinique des désordres structuraux, et des désordres familiaux et sociaux qui y correspondent. Ce modèle, aussi structural que fonctionnel et (dé)constructiviste est compatible avec une conception intégrative complexe articulant en interaction les divers processus en jeu dans les constructions identitaires : processus génétiques, biologiques et neurophysiologiques, identifications imaginaires et symboliques, structuration langagière et effets de la fonction paternelle, intégration cognitive de schèmes et modèles par apprentissage, imitation et conditionnement. F. Hurstel est d’avis que l’ actuelle incertitude et crise sociale de la figure paternelle n’entraîne pas l’effondrement des pères. Citant Legendre, l’auteur rappelle les apports de la psychanalyse concernant les fonctions et places du père: le père relève de l’institutionnel pur. Les lois institutionnelles mettent des limites aux fantasmes individuels d’auto-fondation. « Le droit est un cadre symbolique social, qui indique aux familles le cadre général d’une culture donnée » et la fonction de la limite est soutenue par le père et étayée sur la fonction de séparation (du tiers oedipien). Le nom du père n’est pas le patronyme mais un signifiant qui vient de l’institution adressé à l’enfant par la mère en référence à ce qui s’est transmis à elle de ce signifiant à travers sa généalogie. Les fonctions sociales du père, celle du père géniteur, du père légal (de la filiation) et du père domestique (éducateur) sont actuellement dispersées sur des acteurs différents. Si le père est désinstitué dans le social, il est fragilisé pour chaque sujet, suite à l’annulation du principe séparateur (risque de psychose). On passe de la toute puissance des pères vers la toute puissance des mères : aucune de ces deux figures totalitaires n’instaure le principe de séparation avec la jouissance du tout. Or, il est impossible d’exister sans limite. Sans limite, on est livré à la nostalgie de la mère, de l’imago maternelle et de l’imago du frère, narcissisme des sujets en état-limite. La fragilisation du principe séparateur, suite à la désinstitution du père, entraîne dans la psychè des sujets une nostalgie de l’imago de la mère. L’article de G. de Villers a rappelé l’ampleur de la théorisation psychanalytique autour de la question du père. Dans sa contribution il apporte la distinction entre les lois juridiques de la société et les lois symboliques dans l’inconscient. La nomination est un « acte solennel, le fait d’une instance spécifique et dont l’effet introduit dans le réel social une identité nouvelle ». La dation du nom ne se limite pas à conférer une identité qui distingue le nommé des autres, « il s’agit surtout d’inscrire la personne dans l’ordre symbolique et social (…) c’est le nom qui porte l’individu et pas l’individu qui porte le nom (…) c’est le signifiant qui représente le sujet dans le discours ». L’auteur introduit une distinction entre la transmission du nom de famille et la séparation de l’enfant du désir maternel. La première opération correspond à la dation du patronyme ou nom du père réglé par la loi juridique dans le social. Par contre, la seconde est l’effet de la métaphore du Nom-du-Père qui substitue le désir du père au désir de la mère et opère dans l’ordre symbolique du langage, dans lequel d’ailleurs la loi juridique s’inscrit. L’auteur rapporte l’argumentation développée par M. Tort, psychanalyste, devant la commission française des lois, préalablement à l’adoption de la nouvelle loi sur la transmission des noms de famille. Cette argumentation vise à « dénoncer la confusion entre l’exercice d’un pouvoir social du père biographique et la fonction paternelle symbolique ». On peut en effet vérifier ces arguments et mettre en doute que la structuration psychique de l’enfant dépende de la transmission du seul nom du père. Il n’y a pas de preuves historiques, sociales ni même psychanalytiques pour démontrer que la fonction paternelle symbolique dérive du pouvoir traditionnel du père. Il n’y a pas de raisons de s’opposer à l’égalité du droit de chacun des parents à transmettre son nom. Cette argumentation concerne l’égalité politique entre les sexes, mais la question des effets de la liberté de choix du nom n’est pas abordée par M. Tort. Par contre, comme nous l’avons fait remarquer, cette question est traitée par M. T. Meulders dans sa contribution : elle attire l’attention sur la signification de la réduction de la loi du nom à une convenance privée arbitraire. De leur coté, les cliniciens des familles insistent sur le fait que cet arbitraire met les partenaires en position de rivalité narcissique. Il nous faudra revenir sur ces remarques dans la suite de notre réflexion. La contribution de P. De Neuter nous livre quelques témoignages saisissants du malaise dans la paternité. Il se réfère à la théorie et clinique psychanalytique qui affirme la nécessité d’imposer une limite à la relation mère-enfant. Cette séparation et la transmission des valeurs symboliques définissent la fonction paternelle, plus particulièrement le Nom-du-Père et la Métaphore paternelle. « Le plus important est qu’intervienne entre la mère et son enfant un tiers symbolique incarné par un certain nombre d’agents (…) qui transmettent les lois humanisantes de la culture et présentifient des idéaux culturels permettant les sublimations des pulsions dont la réalisation est interdite » . Cependant, le père n’est pas le seul agent possible: un des premiers agents de cette transmission est la mère. De plus, la transmission du patronyme n’a qu’une incidence relative dans cette opération psychique. L’auteur préfère dès lors utiliser le concept d’ « intervention du Tiers symbolique » au lieu du concept de « Nom-du-Père ». Le clinicien s’interroge sur les significations psychiques de la dation du nom et se montre très prudent quant à l’avenir des effets d’une modification de la loi. Il fait état des difficultés de familles monoparentales dans lesquelles l’enfant porte seulement le nom de la mère, ainsi que des familles où la parole du père est exclue. Il évoque également les risques de la liberté de choix du nom de famille. Il s’interroge sur l’apparente faiblesse de désir de paternité des hommes. « L’ épanouissement de leur puissance paternelle semble moins intéresser les hommes que celle de leur puissance virile » d’autant plus que la paternité constitue un handicap pour la carrière personnelle. La clinique révèle que le devenir père est cause de multiples difficultés et impasses. Toute disposition qui rendrait nécessaire ou possible l’exclusion du nom de famille du père risque d’accentuer l’évitement de la paternité. Par ailleurs, l’alternative de l’attribution du seul nom de la mère à l’exclusion de celui du père pose problème tant dans le chef des pères que celui des mères et des enfants. L’auteur attire l’attention sur les effets possibles de la disparition de patronyme paternel dans les familles. Quant aux pères : il faut tenir compte du constat de déresponsabilisation des pères en cas de séparation entre parents et distanciation entre pères et enfants . Quant aux mères : il faut alléger la surcharge de responsabilité des mères seules ou séparées qui cumulent les taches familiales y compris la fonction paternelle. Quant aux enfants : leur signifier la fonction du tiers paternel comme séparateur vis à vis de la « nostalgie du maternel ». D’où la triple nécessité de soutenir dans la symbolique sociale la nomination explicite du lien père – enfant garant de la responsabilité des pères et de leur capacité de parole à l’égard des enfants en cas de « risque de carence », ou de séparation physique avec attribution du droit de garde à la mère. Finalement, l’auteur se montre favorable à la transmission conjointe du nom de la mère et du père mais réticent à toute évacuation du nom de famille du père. Il fait appel à la prudence, et propose qu’une décision juridique soit étayée par des enquêtes sur les effets psychiques de la double nomination dans les pays où elle est déjà pratiquée. Les contributions de F. Hurstel, G. de Villers et P. De Neuter puisent dans la théorie et la clinique psychanalytique les arguments pour démontrer la différence entre les lois juridiques de la société et les lois symboliques qui organisent l’inconscient. Cette différence serait doublée d’une certaine autonomie de la logique de l’inconscient, et donc de la fonction du Nom-du-Père , par rapport à celle des discours et pratiques de société et donc des règles de nomination. Il n’y a pas de preuves concernant une incidence directe des discours, normes et modèles sociaux sur la réalité psychique. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait aucune. Il y a une incidence, mais elle n’est pas immédiate. Entre les événements et leurs effets s’interposent des processus intermédiaires comportant sélections, interprétations, réorganisations. Ces processus sont actifs dans le psychisme des individus lesquels ne sont donc nullement réduits au rôle de récepteurs passifs des évènements contextuels. Les processus constructeurs de la réalité psychique sont conceptualisés par les divers modèles d’intériorisation, d’incorporation, d’identification, d’imitation, de mémorisation, d’inscription et d’apprentissage. Impossible dès lors de défendre l’idée d’un rapport de simple causalité entre la réalité dite objective et la réalité qualifiée de subjective. Certains évènements produisent des effets désastreux pour les uns et des effets bénéfiques pour d’autres. Dans ces situations aux effets divergents il faut reconnaître la part des processus psychiques qui confèrent à l’événement un effet de traumatisme ou, au contraire, d’une épreuve structurante. La relative indépendance entre la réalité psychique inconsciente et la réalité sociale ambiante est encore illustrée par la persistance marquante de la figure du père dans l’inconscient malgré son déclin dans le discours social. La disparition du pouvoir du père dans la société, tout comme l’amabilité ou faiblesse d’un père dans la famille, n’entraîne pas l’ économie de la haine du père et du « meurtre du père » dans l’inconscient. Les trois contributions citées ont insisté sur la nécessité impérieuse pour tout individu de se séparer de la mère pour entrer dans le lien social et la réalité consensuelle. Ce passage d’une relation close vers un système de relations ouvertes et diversifiées ne se fait pas sans mal. Pourquoi les individus accepteraient-ils spontanément de renoncer aux avantages d’une relation connue et rassurante pour entrer dans la dure compétition sociale où tout chacun est un loup pour l’autre ? Il faut bien qu’ils y soient obligés et l’agent de cette obligation n’a aucune raison d’attirer leur sympathie. Si on désigne par « père » l’agent de la série des frustrations, privations et castrations que les individus doivent subir pour passer de la mère à la société, il est logique que tout individu développe des sentiments de haine à son égard, quitte à être refoulés. Cette haine du père se retrouve dans l’inconscient sous la forme des souhaits de mort du père et se manifeste dans les conduites qui symbolisent le meurtre du père. La mort imaginaire et symbolique du père complétée par l’intériorisation de ses principes fait entrer l’individu dans le rapport à ce que le père représente tout en y étant soumis: la loi du groupe social. Dans la vie quotidienne il n’est certes pas agréable pour les parents de se faire larguer par les enfants, tout comme il n’est pas facile pour les enfants d’être tiraillés entre leurs sentiments d’amour et de haine, mais c’est grâce à cette imperfection que les individus acceptent de lâcher le lien familial et s’aventurer dans le lien social. Remarquons enfin que la haine inconsciente à l’égard du père séparateur, frustrant et castrant trouve une belle occasion d’expression collective dans la destruction des figures et pouvoirs du père, dont il est question ici. Une prise de conscience et une élaboration symbolique collective de cette haine est la première condition pour restaurer une certaine sérénité et lucidité dans l’analyse des défauts et bénéfices de cette fonction paternelle contreversée. Comme déjà dit, l’indépendance entre le discours social et l’inconscient n’est pas absolue. Les logiques inconscientes ne sont pas tout à fait indépendantes du matériel culturel. En effet, si l’inconscient parle avec sa propre syntaxe (déplacement, condensation) il ne parle pas avec ses propres signifiants. Le vocabulaire vient de la langue circulante (le trésor commun des signifiants) tout comme le matériel des rêves provient des traces de perception. Il est logique de penser qu’une insignifiance des pères dans le vocabulaire et dans l’imagerie sociale pourrait affaiblir le trésor des signifiants qui alimentent les représentations du père comme séparateur haïssable dans les scénarios inconscients. On sait que l’insignifiance familiale du père, du fait que la mère et les enfants n’accordant aucun poids à sa parole, entraîne des parcours psychotiques caractérisés par un appel au père et l’émergence d’un délire si un père y répond d’autorité. Une insignifiance sociale du père n’est autre chose qu’une destitution sociale du père et une annulation des effets de sa parole. L’actuel déclin de l’image sociale du père entraîne-t-elle une telle destitution ? Actuellement, non sans doute. Mais des voix s’élèvent pour affirmer le contraire. La pente ne serait pas loin, à en juger par l’observation de certains désordres affectant la sociabilité des générations montantes. Il en sera question plus loin. 2.5. Les familles : les fonctions paternelles dans le système des rôles. Pour construire leurs rôles dans le système familial les acteurs familiaux trouvent leurs références dans le système des valeurs familial ou clanique (soutenu par le mythe familial). Mais aussi, et surtout à défaut de références familiales, ils cherchent leurs repères dans le système des valeurs social. Ceci est surtout vrai lorsque les repères habituels sont perturbés par des litiges, crises, conflits et ruptures familiales. Ceci ressort de la clinique des systèmes familiaux et plus particulièrement de la clinique des reconstructions familiales . Il y a des relations de référence réciproque entre la fonction paternelle dans le discours social et celle exercée dans les familles. Pratiquement, les personnes qui tiennent les rôles de père dans les familles cherchent dans le discours social la matière première pour bricoler leur interprétation personnelle de la fonction paternelle. A cet égard, les cliniciens de la famille entendent une plainte récurrente des deux parents relatives à un manque de repères. Cela oblige les parents à chercher des informations dans des ouvrages de psychologie ou auprès de supposés experts. Or, la fonction paternelle n’est pas une affaire de connaissances intellectuelles et de compétences techniques. L’absence ou la précarité des repères sociaux n’affecte pas toutes les personnes qui tiennent la place de père dans les familles. Il semble que la majorité des pères trouvent dans leur propre psychisme des repères de conduites. Cependant la société ne peut méconnaître le désarroi des pères qui cherchent dans le discours social des repères qu’ils ne trouvent pas en eux-mêmes. Les pères désemparés à défaut de repères psychiques, familiaux et sociaux se découragent et abdiquent de leur fonction au grand dam de leur partenaire et de leurs enfants. Les pères ont besoin d’être encouragés pour ne pas renoncer en masse à leurs responsabilités. La fonction paternelle dans les familles n’est pas opérante quand le mari de la mère ou le géniteur fait le père (comme on fait le pitre), se prend pour le Père (une autorité absolue) ou joue le rôle du père (à la manière d’un acteur). L’efficacité de la fonction paternelle repose sur le désir de celui qui fait office de père, c.à .d. sur son désir que le fils ou la fille devienne à son tour un sujet désirant. Et pour qu’un père soit désirant il faut qu’il ait lui-même appris à désirer à partir de son expérience du désir que son propre père lui a adressé. Ainsi il pourra soutenir la naissance au désir de sa progéniture au nom du désir de son propre père. De la sorte le désir paternel supportant le désir de la progéniture passe de génération en génération, tout comme se transmet d’ailleurs l’absence de désir ou le désir perverti en volonté de jouissance. Les fonctions du père sont représentées dans les familles par le rôle des pères concrets dans les interrelations quotidiennes mais aussi par la place qu’ils occupent dans le discours familial qui les évoque ou s’y réfère. A cet égard F. Hurstel insiste sur l’importance de la formulation de Lacan : « Mais ce sur quoi nous voulons insister, c’est que ce n’est pas uniquement de la façon dont la mère s’accommode de la personne du père qu’il conviendrait de s’occuper, mais du cas qu’elle fait de sa parole, disons le mot, de son autorité, autrement dit de la place qu’elle réserve au Nom-du-Père dans la promotion de la loi. » L’efficacité de la fonction du père dépend largement du soutien que la mère accorde à sa parole. Il lui est très facile d’annuler cette parole. Il lui est d’autant plus facile d’annuler cette parole du père que l’autorité de cette parole n’est plus soutenue par les lois. L’abolition de l’autorité paternelle au bénéfice de l’autorité parentale fait dépendre l’efficace de la parole du père de l’accord entre parents. En d’autres mots, les conditions d’efficacité de la parole dépend largement de l’entente parentale. Ce qui constitue une fragilisation de la fonction de la parole du père. Cependant, il s’agit de ne pas dramatiser ce constat. La clinique des familles recomposées auxquelles se réfèrent A. Thevenot , D. Bastien et A. Courtois illustre l’inventivité à l’Å“uvre dans la construction de nouveaux modes de parentalité, de familiarité, de partenariat et de convivialité, malgré les difficultés et échecs. La contribution d’A. Thévenot est basée sur son expérience clinique des recompositions familiales. Elle constate à son tour le vacillement des définitions du père et de la mère, avec brouillage de ces définitions dans les recompositions familiales qui entraînent la disjonction et le redéploiement des fonctions parentales et conjugales sur plusieurs adultes. La réflexion de la clinicienne prend appui sur deux hypothèses psychanalytiques. La première est la nécessité « de maintenir pour l’enfant une place tierce qui, se faisant le support de l’interdit de l’inceste, l’inscrit dans la différence des sexes et des générations ». C’est la place théorisée en terme de fonction paternelle soutenue par les deux parents et leurs substituts éventuels. La seconde hypothèse énonce que « c’est la valeur accordée à la parole de l’autre parent et donc le respect de l’autre filiation qui garantit cette place tierce pour la structuration de l’enfant ». L’auteur en déduit qu’on ne peut saisir quelque chose de la parenté, et donc de la paternité, en dehors de la conjugalité définie non comme lien institutionnalisé mais comme lien de désir avec le partenaire, en l’occurrence celui avec lequel on a réalisé son désir d’enfant. Si « pour un homme la paternité est seconde car subordonnée à sa position d’homme face à une femme, celle qu’il a choisi (…) comment rester père quand on est séparé de la femme/mère de ses enfants, dont le désir se porte ailleurs ? » La clinicienne identifie dès lors des risques liés à des lois qui instaurent des co-parentalités au détriment du lien conjugal désirant et instaurent la privatisation des liens familiaux au détriment de l’institutionnalisation de ces liens. L’auteur conclut à la fragilisation de la paternité sous l’impact de la disjonction effective et légalisée entre les liens de parenté et les liens de désir. De plus, « la fragilisation des repères symboliques et sociaux exige de chacun un travail d’élaboration de sa place et de son statut ». De son côté, D. Bastien se base sur sa recherche clinique pour attirer l’attention sur la situation d’exposition des enfants dans les familles en changement constant ou livrées aux transactions incessantes. Actuellement, tout se passe comme si chaque individu devait sans cesse réinventer seul les modalités de l’exercice de vie d’un sujet désirant partagé entre toutes ses instances. Les mutations dans les places, les rôles et les fonctions parentales propulsent les enfants dans une situation d’exposition au risque d’instabilité, incohérence ou conflictualité familiale. Cette position particulière, à l’image de ce que M.R. Moro et T. Nathan proposent, est celle de tous les possibles et de tous les risques, pour le meilleur, en stimulant la créativité, et pour le pire, en accentuant la vulnérabilité. Cette exposition nécessite de la lucidité : « Il nous reste d’être vigilants à ne pas être seulement acteurs de l’exposition, mais aussi interprètes en quête de sens de ses effets » Dans sa contribution, A. Courtois, clinicienne qui se réfère au paradigme systémique, insiste sur un constat auquel les thérapeutes de la famille souscrivent facilement : les familles ne sont pas égales devant les taches qui consistent à inventer ce que le discours social ne recommande pas : « Le nouveau projet de loi me semble comporter des risques certains au niveau de la perpétuation de la famille. La famille d’aujourd’hui est fragilisée, elle est plus encore que par le passé démunie pour affronter les étapes normales de la vie. Notre société, en effet, se caractérise par l’absence de points d’appui, de fonction étayante réelle qui permet de réguler les conflits, d’encadrer les crises normales de l’existence. Cette loi obligerait les parents à légiférer alors que cela est la fonction de l’état. Il me semble voir là un glissement de contexte et de finalités entre la famille et l’état. Si le choix du patronyme était laissé aux parents, ceux-ci y gagneraient en liberté mais y perdraient en sécurité. Au nom de l’égalité, des inégalités se mettraient en place : certaines familles étant armées pour négocier ce choix en l’inscrivant dans leur héritage propre et en se donnant une règle fondée ; d’autres pas. Les risques de rupture dans la filiation et de conflits d’appartenance chez les enfants seraient alors très grands. » Cet énoncé invite à rappeler l’ubiquité des rapports de force entre les humains. Personne n’ignore que sous couvert d’amour et de solidarité les rapports de couple et de famille sont réglés par des hiérarchies de fait. Certes, les pressions idéologiques contestent le pouvoir traditionnel des hommes sur les femmes, des adultes sur les enfants et des aînés sur les cadets. De multiples dispositifs sociaux et juridiques ont été mis en place ces dernières années pour contrôler les abus de pouvoir et les violences dans les couples et entre générations. Mais on ne change pas la volonté de domination et de soumission fondamentalement liée à la nature humaine et instaurant des différences de fait dans les rapports de force. Indépendamment du sexe et de l’âge, ce sont des facteurs de personnalité qui différencient les humains entre ceux qui soumettent et ceux qui se soumettent. Et cela non seulement dans des rapports hiérarchiques explicites mais surtout et partout de manière discrète. L’observation la plus commune des conflits conjugaux et familiaux montre que l’effet constant des transactions répétées est que le plus sensible, le plus émotif, le plus conciliant cède aux assiduités du plus persuasif, plus tenace et plus calculateur. Partout on observe l’instauration plus ou moins manifeste de la loi du plus fort. C’est bien pour civiliser les relations entre les humains et donc endiguer les rapports de force de fait que les sociétés ont inventé des lois collectives qui imposent des hiérarchies convenues. Notre société contemporaine se caractérise par un paradoxe de double renforcement : d’une part renforcement de la liberté individuelle et d’autre part, renforcement de la répression de l’exercice « excessif » de cette liberté. Partout où l’idéologie individualiste devient la règle, on observe une incitation à la jouissance doublée d’une répression de la jouissance. Les démocraties qui renoncent à fixer des hiérarchies au nom du principe d’égalité aboutissent à promouvoir les hiérarchies fondées sur la loi du plus fort. Très schématiquement, les sociétés industrielles contemporaines sont caractérisées par une dichotomie de plus en plus caricaturale entre les gagnants et les perdants de la lutte de prestige narcissique à tous les niveaux de la société. Pour revenir à notre propos : étant donné la situation très générale de l’existence de rapports de forces dans les couples (y compris sous le couvert de l’amour) les décisions, y compris celle du choix du nom ou de l’ordre des noms associés en sachant que le deuxième nom sera effacé à la génération suivante, sont prises conjointement sous la pression du partenaire dominant. Ainsi, sous prétexte de l’instauration de l’égalité entre sexes, on remplace une hiérarchie imposée par la loi de tous par une hiérarchie imposée par la loi du plus persuasif. 3. La fonction symbolique, son système, son ordre et sa dimension. Les contributions de F. Hurstel, A. Casanova et M.T. Meulders ont confirmé, chacune dans son domaine respectif, le constat commun d’une dégradation de la figure du Père tant dans les représentations sociales (les discours) que dans les pratiques (l’exercice de l’autorité). Un indicateur explicite en est l’évolution des lois ainsi que rappelé par M.T. Meulders dans des publications antérieures. Cette situation entraînerait une carence en références pour soutenir l’autorité des fonctionnaires de la fonction paternelle dont les pères de famille. Cependant cette carence n’affaiblit en rien les stratégies du pouvoir ni les situations d’autorité qui se passent d’une référence convenue au Père et s’appuient sur le consensus, la transmission, la force ou l’intimidation. Ainsi, coexistent des autorités fondées sur des lois consensuelles et d’autres fondées sur la loi du plus fort. Comme nous l’avons évoqué plus haut, la loi du plus fort s’impose massivement un peu partout : pouvoir des puissants sur les faibles, des hommes sur les femmes, des adultes sur les enfants, des aînés sur les cadets, des nantis sur les démunis, des armés sur les désarmés, des bien portants sur les malades, des belliqueux sur les pacifiques, des audacieux sur les prudents, des cyniques sur les sensibles, des performants sur les hésitants, etc. Dans les démocraties un effort constant est nécessaire pour faire prévaloir la loi de tous sur la loi des plus forts. C’est dans cette direction que vont les travaux parlementaires relatifs à la loi sur l’attribution du nom. Les promoteurs des propositions de loi se réfèrent aux recommandations du Conseil de l’Europe . L’objectif est l’égalité entre les hommes et les femmes. Dans ce cadre spécifique l’imposition du seul patronyme du père est interprété comme marque d’une autorité abusive des hommes. L’effet escompté d’une loi permettant le choix du nom est de progresser vers l’égalité des droits entre les sexes. Qu’est ce qui fait l’efficacité des lois, conventions, pactes et autres décisions collectives ? C’est leur référence commune : la fonction symbolique. Celle-ci serait la référence fondamentale qui donnerait appui aux divers systèmes de références particuliers dans le vaste monde. L’hypothèse d’une fonction symbolique universelle est nécessaire et même incontournable dans l’état actuel de la pensée sur les phénomènes de société et de culture. Dans le présent recueil, le rôle référentiel fondamental de la fonction symbolique a été explicitement évoqué dans les contributions de L. Nshimirimana, de M.T. Meulders et de G. de Villers. Le concept d’une « fonction symbolique » fondée sur un « système symbolique » et producteur d’un « ordre symbolique » a une longue et passionnante histoire. Compte tenu de ces antécédents nous retenons quelques concepts utiles pour la suite de notre propos. Par la notion de fonction symbolique nous entendons le langage humain représenté par les différentes langues en usage dans le monde et les opérations de production de sens. Plus précisément il s’agit de l’ensemble des processus de sélection, de combinaison et de substitution signifiante (la métaphore et la métonymie) à l’Å“uvre tant dans les langues communes que dans les processus psychiques. Nous utilisons la notion de système symbolique pour désigner l’ensemble des moyens et formes symboliques dont dispose une société. Le terme d’ordre symbolique est réservé aux effets de la fonction, soit l’ensemble des significations, des valeurs et des organisations qui constituent les repères et qui fondent les identités collectives et individuelles dans cette société. Enfin, le terme de dimension, catégorie ou registre du symbolique est utilisé pour signifier que le symbolique est une catégorie de la pensée et un registre de fonctionnement humain articulé aux catégories et registres de l’imaginaire et du réel pour constituer l’ensemble complexe de la réalité humaine. 3.1. Le système des formes symboliques. En ce qui concerne le concept de système symbolique, rappelons une définition proposée par la juriste M. T. Meulders dans un article antérieur: « J’appelle ici symboliques, les systèmes de représentations par lesquels les humains donnent sens et cohérence à leur vie sociale, quels que soient les systèmes choisis, parmi lesquels on retrouve des constantes dont les plus connues sont la différence des sexes, le couple, le mariage, la filiation et la parenté, la famille. » Outre ces constantes, les contenus des systèmes symboliques varient d’une société à l’autre et, pour une société donnée changent selon les états de cette société variant dans le temps. Toute culture se donne des formes symboliques articulées en un système cohérent qui spécifie la culture en question. Le philosophe E. Cassirer propose une analyse de la culture irréductible aux seules productions de la pensée et des arts, mais incluant toutes les pratiques productrices de sens humain. Celles-ci incluent l’usage des outils et du langage, les cérémonies religieuses et l’organisation des cités tout comme la pensée scientifique et ses catégories . Il faut également faire état ici des travaux de l’anthropologie structurale qui ont largement contribué à définir les constantes structurales des systèmes symboliques, et plus précisément à définir les structures élémentaires de la parenté au fondement des liens sociaux. « Les multiples règles interdisant ou prescrivant certains types de conjoints, et la prohibition de l’inceste qui les résume toutes, deviennent claires du moment que l’on pose qu’il faut que la société soit…Les règles de la parenté et du mariage ne sont pas rendues nécessaires par l’état de la société, elles sont l’état de société lui-même ». En résumé, le système symbolique est l’ensemble des représentations et pratiques qui fait office de référence commune pour une société et produit l’ordre social : les principes, idéologies, modèles, valeurs et normes matérialisés dans les croyances religieuses, les codes de la loi, les coutumes locales (droit coutumier) et les traditions familiales ou claniques vivantes. L’ensemble du système symbolique d’une société n’est pas opérant au même titre et des éléments du système peuvent être abandonnés et perdre leur efficacité symbolique. Dans les sociétés modernes, les institutions et les lois ne sont pas le tout du système symbolique en vigueur, mais en représentent les organes les plus visibles pour produire et conserver l’ordre social. Il en résulte que les systèmes symboliques sont fragiles et n’existent que parce qu’ils sont construits et entretenus par les sociétés. 3.2. L’ordre symbolique. Pour désigner du terme d’ordre symbolique les effets du système symbolique d’une société, il faut supposer que ce système est doté de la capacité d’établir, conserver ou rétablir le sens et la cohérence de cette société. La reconnaissance de ce sens et de cette cohérence par les membres de la société comme constitutif de « leur » ordre confère à la collectivité une identité qui sert de référence commune pour l’identité d’appartenance de chacun de ses membres. Cet ordre est l’actualité opérante du système des références. Il se manifeste dans les pratiques concrètes qui actualisent le système de valeur en vigueur. Il est constitué de l’ensemble des actes et conduites qui produisent effectivement et actuellement le lien social. L’ordre assure une structure sociale dotée de stabilité, de continuité et de fiabilité. Il est indispensable pour fonder les actes individuels qui produisent des engagements, des institutions et des transmissions. Concrètement l’ordre du symbolique est supporté par les normes et lois en vigueur, modèles et discours collectifs qui servent de référence actuelle aux paroles, opinions, adhésions et engagements individuels. De notre point de vue de clinicien au contact des crises et ébranlements identitaires collectifs et individuels, la notion d’ordre symbolique s’étend aux actes qui rendent opératoires les représentations auxquelles elles se réfèrent, dans la mesure où ces actes engagent les acteurs, non seulement par leurs compétences mais dans leur identité même. Perdre sa place dans la société, être mis au rebut, être rejeté du social entraîne une crise identitaire individuelle d’autant plus grave (comportant le risque de mort psychique et même de mort physique) que l’individu s’est engagé dans le lien social et se réfère à son ordre symbolique. L’ordre du symbolique fournit aux participants sociaux les références identitaires indispensables non seulement pour la construction de leur identité d’appartenance sociale (nationale, ethnique, religieuse, etc..), mais encore pour la construction de leur identité particulière (tant individuelle que personnelle et subjective). On l’aura compris : par ordre symbolique nous ne désignons nulle réalité essentielle transcendante ou immanente. Il ne s’agit ni d’une création divine ni d’une loi naturelle. Au contraire, nous désignons par là une opération purement et spécifiquement humaine. Il s’agit de l’ensemble des effets de la fonction symbolique du langage en tant qu’il est l’agent de la construction et structuration de la réalité humaine. L’ordre symbolique est à la fois social, familial et psychique produit par les divers systèmes symboliques élaborés et validés par les humains. Il ne suffit pas d’un système de fonctions disponible, encore faut il qu’il soit reconnu, valorisé, déclaré valide. En tant que produit d’activité humaine, l’ordre dépend des vicissitudes des systèmes symboliques des sociétés. Tout comme le système, l’ordre n’est ni permanent ni stable. Il change dans son contenu suite aux transformations qui affectent le système qui le produit. Il peut aussi changer dans ses effets : l’ordre d’une société donnée peut devenir rigide, excessif et oppressif car dévoyé par un pouvoir abusif en place. Alors cet ordre totalitaire peut justifier les pires des crimes contre l’humanité. L’ordre symbolique n’est donc aucunement un bien ou une valeur en soi : il dépend des pouvoirs en place et sa gestion réclame la plus haute des vigilances. 3.3. L’unité de la dimension symbolique. La distinction entre fonction, système et ordre est sans doute pertinente du point de vue théorique, puisqu’elle différencie les processus, les moyens et les effets. Mais dans la réalité complexe, cette distinction est beaucoup moins claire et apparaît artificielle. La question de l’articulation entre les pratiques sociales et les processus psychiques interpelle les cliniciens. Les psychanalystes se réfèrent à la notion lacanienne de la dimension du symbolique. Cette dimension du symbolique, à la fois catégorie de pensée et registre existentiel, désigne le fonctionnement de la pensée humaine qui contribue à la production de la réalité commune. En tant que registre il s’articule à l’imaginaire et au réel pour former cet ensemble appelé « réalité humaine ». Cet ensemble est cohérent mais hétérogène et donc susceptible de se désintégrer du fait du dérapage en excès ou en défaut d’un des registres composants. A ce titre, la dimension du symbolique englobe l’ensemble des pratiques sociales productrices de sens et des processus psychiques producteurs de sujet parlants. Cette conception est fondée sur le modèle freudien de la liaison nécessaire des pulsions aux représentations. L’opération de la sublimation désigne en effet la « civilisation » des pulsions sexuelles par leur élaboration symbolique. Par la suite, Lacan a établi l’équivalence entre les représentations et les signifiants. Il a redéfini le symbolique comme étant le réseau des signifiants qui lient les pulsions et qui produisent les sujets en tant que parlants et désirants. Néanmoins la prise en charge des pulsions par le symbolique comporte des limites. Déjà Freud évoquait un ratage relatif de la sublimation et la nécessité d’une satisfaction directe d’une part des pulsion qui se refusent à passer par le détour du symbolique. Il est important de souligner que le symbolique comporte des limites, ce qui tient au fait qu’il n’a pas une existence essentielle (ce que Lacan formule par « le grand Autre n’existe pas »). Il nous faut répéter que sa précarité tient au fait qu’il n’est que le produit de l’activité de symbolisation humaine. Il est utile pour notre réflexion, qui confronte des psychanalystes à des chercheurs de sciences sociales, de préciser la nature des liens que les lois, en tant qu’éléments du système symbolique social, entretiennent avec la loi du symbolique au sens psychanalytique du terme en tant que registre constitutif de la réalité humaine. Dans la conception psychanalytique, le registre du symbolique est ce « qui fait obligation au sujet d’en passer par le détour du symbole pour donner corps (subtil) à son désir », selon les termes de J. Lacan rappelés dans la contribution de G. de Villers. Ce registre opère à la fois dans la structure subjective et dans la structure sociale. Si on peut parler d’une articulation du désir à la Loi, c’est en faisant référence aux lois du langage en tant que producteur du sujet parlant . Mais aussi en faisant référence à la Loi en tant qu’elle impose par l’entremise de la fonction paternelle, et plus particulièrement par l’opération du Nom-du-Père dans l’inconscient, des limites à la jouissance et prescrit le désir. La loi juridique n’est pas à confondre avec cette Loi symbolique du langage : la loi du législateur prend appui sur la Loi symbolique du langage mais elle n’en épuise pas tous les ressorts. Les lois codifiées que se donnent les sociétés ne constituent donc qu’un élément, très important il est vrai, du système symbolique. C’est ainsi que dans la plupart des sociétés traditionnelles ce sont les coutumes orales qui font office de droit, en instance d’être progressivement remplacées par des codes écrits sur le modèle des codes nationaux et internationaux. Si nous voulons repérer la dimension du symbolique dans la société, dans les familles et dans le psychisme, nous pourrions distinguer trois modes de manifestation du symbolique : le discours dans la société, la parole dans la famille et la métaphore dans le psychisme. Ces trois fonctions contribuent chacune dans son domaine de compétence à la production d’ordre symbolique. Certes, les domaines dans lesquels cet ordre se manifeste sont distingués dans les représentations que les sciences humaines se font de la société, de la famille et du psychisme. Mais dans la réalité pragmatique ces domaines constituent un seul champ sans les clivages méthodiques qu’y inscrivent les discours scientifiques. Dans une société donnée, le champ de la réalité humaine est unitaire, traversé de part en part par un seul et même ordre symbolique. Cette unité de champ est démontrée par exemple par des recherches en sociologie et en anthropologie clinique sur les interactions entre groupes sociaux qui se différencient par des logique symboliques particulières dans un même système symbolique social. 3.4. Le désordre symbolique contemporain. On ne peut éviter d’aborder ici la question de la supposée dégradation contemporaine de la fonction symbolique au centre des préoccupations de nombre de chercheurs contemporains. Bien sûr, tout système de représentations évolue et ses constituants peuvent perdre en efficacité symbolique ou être déchus par une décision consensuelle ou par une crise sociétale. Comme un système se définit par la solidarité entre ses éléments, il est logique que la déchéance d’éléments majeurs d’un système entraîne l’affaiblissement du système tout entier. La dévalorisation d’un système symbolique entraîne inévitablement celle des figures et objets matériels qui en sont les instruments . Tout change : les symboles matériels, les insignes de statut, les codes et autres textes de référence, les mythes, croyances et religions, les emblèmes et objets de culte, les arts et les techniques, l’organisation sociale, les idéaux et valeurs proclamées. Les traces d’un système symbolique désuet prennent alors place parmi les vieilleries, antiquités et brocantes, à moins qu’ils ne deviennent objets de musée. Les objets désacralisés font alors une nouvelle carrière comme objets d’art et de collection et à défaut de valeur symbolique acquièrent une valeur marchande. Ce qui est une manière de reprendre du service dans autre secteur du système symbolique en vigueur. On ne compte plus les ouvrages de toutes les disciplines des sciences humaines qui décrivent les malheurs ou le déclin de la culture occidentale. Ces ouvrages dénoncent les dérives sociales causées par la combinaison entre la perte des valeurs symboliques au bénéfice des valeurs matérielles et l’incitation à une jouissance sans limites. Il semble que les prescriptions sociales au service de l’incitation à la consommation tirent leur efficacité de l’idéologie sociale dominante. La conséquence logique de l’idéologie individualiste serait le renforcement du sentiment de toute-puissance et le sentiment de la valeur personnelle. L’individualisme produirait le narcissisme. Les arguments ne manquent pas. En effet, la stratégie de marché largement médiatisée au service de la toute puissante économie répand l’idée que la consommation annule le manque en raplatissant le désir sur le besoin. Le matraquage publicitaire omniprésent cherche à nous persuader que tout est possible, que la jouissance est illimitée, qu’il faut jouir à tout prix, qu’il suffit de le vouloir et de payer : tous les moyens de « bonheur » sont disponibles sur le marché. Du point de vue de certains psychanalystes l’incitation commerçante à la jouissance prendrait le contre-pied de la fonction paternelle définie comme ouverture au désir corrélée au renoncement à la toute puissance et à la jouissance illimitée. L’initiation au désir serait sérieusement affaiblie par l’incitation à la consommation. Comme nous l’avons vu, la fonction paternelle ne trouve plus d’appuis dans la société tandis que l’incitation à la jouissance s’appuie pleinement sur l’idéologie contemporaine. Ce processus est-il alarmant ? Il y a un manque cruel de recherches méthodiques en anthropologie sociale et culturelle portant sur les situations de déstructuration sociale et culturelle. Pourtant les occasions ne manquent pas. De nombreuses populations sont déplacées ou exilées suite aux guerres, massacres et expulsions politico-économiques, et forcées à survivre dans des régions inhospitalières, des camps de réfugiés ou des ghettos. Essayons de trouver quelques indications auprès d’auteurs qui ont approché des sociétés en crise. Ces auteurs évoquent les effets de différents processus : la substitution d’un système symbolique par l’imposition d’un autre, la perte de références territoriales, l’affaiblissement de la religion, la promotion de fausses valeurs, l’indifférenciation et la désymbolisation, l’infiltration du symbolique par le virtuel, etc. Sans aller dans les détails, nous en citons ici quelques exemples. Nous avons évoqué plus haut les contributions de deux collègues, L. Nshimirimana et L. Simbananiye, qui abordent la situation du Burundi. Nous avons là l’exemple marquant d’une déroute symbolique catastrophique. L’unité sociale régionale reposait sur des liens symboliques entre les groupes ethniques associant un système hiérarchique féodal à un système de transactions et d’échanges. Lors de la colonisation, le système transactionnel aurait été remplacé par un système administratif imposé par l’autorité de tutelle. Or ce dernier, repris lors de l’indépendance, consacrait des inégalités fondées sur des stéréotypes discriminants. Dans un article précédent, L. Nshimirimana livre une réflexion forte sur le rôle du discours scientifique, en l’occurrence celui de l’anthropologie culturelle africaine de la première moitié du XXe siècle, dans la construction des inégalités entre les ethnies véhiculées dans les discours officiels par l’administration coloniale . Cette analyse montre comment un système symbolique induit le désordre symbolique pour éclater dans une violence que trop réelle. Et la contribution de L. Simbananiye indique à son tour comment la menace et ensuite le trauma se sont imposés d’abord dans les failles et puis dans les ruines du système symbolique local. Le drame réel était annoncé depuis longtemps dans les déroutes des pratiques symboliques. La nomination était infiltrée de la charge des images terribles. Et celles ci ont été inscrites dans la construction identitaire des individus par le biais de la nomination. Notre résumé de la situation est bien sûr réducteur, incomplet et inachevé. Il ne figure ici que pour inciter à une prise de conscience de la précarité des système et ordre symboliques . Ces concepts ne désignent rien d’abstrait, d’immuable et de supérieur mais au contraire une gestion collective très concrète de la réalité commune. Et plus précisément, la gestion de ce qui se trouve au cÅ“ur de la réalité humaine : le réel de la violence. Non pas une violence accidentelle mais fondamentale. Les pulsions destructrices ancrées dans la nature humaine sont toujours prêtes à surgir au moindre relâchement du dispositif culturel qui les contient. Ce dispositif est fragile : il s’agit de la dimension symbolique articulée à la dimension imaginaire. Citons encore les réflexions de l’anthropologue anglais C. Thurnbull sur les analogies entre une société africaine en crise et notre société individualiste. Ce chercheur a séjourné entre 1964 et 1967 parmi le peuple des Iks, deux mille chasseurs nomades condamnés à la famine depuis que par décision gouvernementale leur territoire de chasse dans les montagnes du nord-est de l’Ouganda est devenu parc national. Il a décrit les effets de déstructuration de la société suite à la perte du territoire sacré. La perte des références symboliques a défait le lien social et instauré la cruauté comme unique règle de survie. Nous citons ici quelques passages de ses conclusions. « Les Iks ont renoncé avec succès à ces luxes inutiles que sont la famille, la coopération sociale, la foi, l’amour, l’espoir, etc. pour la simple raison que, dans les conditions où ils vivent, ces valeurs que nous tenons pour fondamentales allaient à l’encontre de la survie(…) La seule interaction qui existe dans un tel système est l’exploitation mutuelle. Leurs rapports sont uniquement fondés sur l’intérêt personnel et le système veille à ce que ces rapports soient purement temporaires (…) Au mieux, ils permettent à l’individu de survivre comme individu (…) En va-t-il tellement différemment dans notre société elle-même ? (…) L’individualisme, qui est prêché avec un curieux fanatisme (…) est, bien entendu , en contradiction avec les idéaux sociaux que nous continuons à professer, mais nous n’en tenons pas compte, car nous sommes déjà , au fond de nous, des individus asociaux. » Ce texte, qui a donné lieu, on s’en doute, à un débat tumultueux à l’époque de sa publication il y a trente ans, nous introduit aux réflexions d’observateurs contemporains de notre société. Si beaucoup d’auteurs ont évoqué les malheurs de la société et de la culture occidentale contemporaine, peu se sont attelés à la tâche ingrate de dresser un état des lieux approfondi et étayé du système symbolique supposé fonder cette société et cette culture. On peut cependant approcher cette question par des démarches convergentes. Citons les publication bien connues de M. Gauchet sur la laïcisation de la société. Il analyse les effets de l’affaiblissement de la religion qui constituait tout un pan du système symbolique occidental. D’autres s’intéressent plus particulièrement aux exigences, servitudes et tyrannies qui s’imposeraient aux individus contemporains du fait de leur supposée autonomie. L’affranchissement des normes (perte des repères, repli sur un monde privé et la désinstitutionnalisation) irait de pair avec l’imposition de nouvelles règles de conduites en société. L’exigence accrue de responsabilité personnelle entraînerait que les individus pris dans le devoir de performance deviennent des fardeaux pour eux-mêmes. Par ailleurs, A. Ehrenberg décrit une culture nouvelle de la souffrance et identifie les moyens d’action pour échapper à l’angoisse : le recours à la pharmacologie (anxiolytiques, antidépresseurs et drogues illicites) et les mises en scène de soi par les technologies de communication (interactivité, reality-shows, cyberespace). D’autres incriminent les nouvelles contraintes et fausses valeurs, le remplacement des repères symboliques par des impératifs de conformité à des modèles et idéaux imaginaires. D’après M.T. Meulders, le système symbolique social serait actuellement affecté par un double processus : l’indifférenciation c.à .d. « la négation de toute différence de fait au nom des principes d’égalité et de neutralité » et la désymbolisation « parce que les symboles qui servent de repères et donnent sens à la vie des sociétés humaines apportent des limites aux libertés individuelles » . A ce sujet, le psychanalyste J.P. Lebrun repère les effets d’une mise à mal du discours par son appropriation scientifique. Le symbolique contemporain serait infiltré par un symbolisme virtuel. Celui-ci serait sans limites et confèrerait à l’utilisateur les moyens d’éviter la castration. Le symbolique virtuel entraînerait une altération de la réalité commune que le symbolique contribue à construire. L’auteur en voit les effets dans les ébranlements de la responsabilité et de la référence, la disparition du sens commun de la limite, la perte de la faculté de juger et d’établir une hiérarchie des valeurs. Les nouvelles pathologies (toxicomanies, états limites, somatisations) ou phénomènes sociaux (violences, exclusions, racismes, sectes) qui contreviennent aux lois du langage et de la parole seraient les démonstrations les plus frappantes d’un désaveu social contemporain de la fonction paternelle Certains auteurs vont plus loin dans l’évaluation des dommages subis par la fonction symbolique en occident. Le psychanalyste C. Melman lance une hypothèse sur le lien entre altération du symbolique social et dégradation du symbolique dans le psychisme. Il avance que notre société contemporaine produirait une « nouvelle économie psychique ». Il observe le passage d’une culture du refoulement du désir à une culture qui prône la possession des objets. Dans la première optique, le refoulement était valorisé au nom d’un idéal et était plus fondamentalement fondé sur le manque d’objet adéquat pour le désir. Dans la vision actuelle, l’idéologie commerçante offre une masse d’objets supposés satisfaire tous les désirs et introduire à une jouissance sans limites. En termes très abrupts, nous assisterions, d’après cet auteur, au passage d’une société névrotique à une société perverse. L’ouvrage cite de nombreux évènements de société récents et proches qui viendraient étayer cette thèse. L’auteur en arrive à conclure que nous assisterions à la disparition, non de l’inconscient, mais du sujet de l’inconscient. Il s’agirait de la perte de la capacité de l’inconscient à faire discours : « l’inconscient ne se présente plus comme le lieu recelant un trésor, le lieu détenteur d’une jouissance » qui oriente le mouvement de l’existence vers des objets inatteignables. La nouvelle normalité de notre culture serait de consommer sans cesse les objets que nous offre la société de production. En d’autres termes, cette « nouvelle économie psychique » serait la conséquence d’une insuffisance des limites que la fonction paternelle aurait à imposer à la jouissance. Ces dernières affirmations prêtent à débat. Les observateurs de l’évolution sociale ne sont pas unanimes. On assiste à un débat souvent stérile entre ceux qui dramatisent et ceux qui minimisent. Les faits de société sur lesquels les chercheurs fondent leur analyse sont, malgré leur aspect spectaculaire, davantage des indices épars que des indicateurs significatifs de la réalité des mouvements sociaux. Par ailleurs leurs interprétations sont inévitablement subjectives, orientées par leur optique disciplinaire et idéologique. Néanmoins, la difficulté d’apporter les preuves de la réalité et de l’étendue d’un désordre symbolique contemporain ne doit pas conduire à nier la possibilité d’un tel phénomène. Ce serait tout à fait irresponsable. Nous sommes collectivement responsables de notre réalité commune et plus particulièrement de notre dimension symbolique, à la fois notre héritage, notre actualité et notre avenir. Il nous faut rester vigilants et surtout il nous faut vouloir en savoir davantage. Il nous faut des recherches sociologiques et anthropologiques méthodiques et à grande échelle. Nous avons faisons état de ces questions relatives à la dimension symbolique pour souligner la complexité de l’objet de notre réflexion. Retenons en au moins deux idées : d’une part, la multiplicité des facteurs de contexte et leur intrication montre combien les relations entre la législation de la transmission du nom et ses effets sur la fonction paternelle sont complexes. D’autre part, le manque de données objectives suffisantes pour une compréhension exhaustive de ces relations doit nous inciter à la modestie : nous ne pouvons prétendre à des conclusions simples et évidentes. Nous nous estimons déjà heureux si nous pouvons induire une réflexion concertée et nuancée chez nos parlementaires concernés par ladite législation. 4. Fonction de nomination et fonction paternelle : agents de la fonction symbolique . La dimension symbolique nous offre la toile de fond sur laquelle nous pouvons épingler les deux termes qui nous intéressent ici : l’attribution du patronyme et la fonction paternelle. Par rapport à ce fond commun on peut les définir tous deux comme des fonctions symboliques. Tous deux sont des actes de langage qui trouvent leur tenant et aboutissement dans cette même fonction symbolique. Dès lors la question qui était « la liberté de choix du nom affecte-t-elle la fonction paternelle ? » se redouble de celle-ci « la liberté de choix du nom affecte-t-elle la fonction symbolique ? » Dès l’introduction de cet ouvrage nous avons constaté la complexité du concept de fonction paternelle qui opère à la fois dans la société, la famille et dans le psychisme : c’est dû au fait que la dite fonction est prise dans le tissu symbolique qui s’étend dans toute la réalité humaine. Rappelons que nous avons défini comme suit la fonction paternelle : « l’ensemble des opérations qui produisent des individus humains aptes aux rapports sociaux, des personnes ouvertes aux relations affectives et de sujets de droit, de langage et de désir. » En prenant en considération le modèle de la dimension symbolique, nous pouvons préciser que la notion de « fonction paternelle » désigne les processus qui sur le plan social produisent et maintiennent le symbolique collectif et sur le plan psychique individuel introduisent les sujets à la dimension du symbolique. Pourquoi désigner des opérations aussi larges par le concept restreint de fonction paternelle ? Ne serait-il pas plus adéquat de parler de « fonction de socialisation ? L’appellation de fonction paternelle se justifie du fait que sur le plan du psychisme individuel, la condition d’entrée dans la dimension du symbolique réside dans l’opération de la métaphore paternelle, concrètement la séparation avec la mère, la limitation de la jouissance et l’ouverture au désir et, in fine, l’incitation à entrer dans le lien social. Il découle de cette conception que nous sommes d’accord avec M. Tort pour dire que la fonction paternelle, en tant qu’élément du système symbolique dont il partage les caractéristiques, n’est pas plus transcendant que ce dernier et ne constitue donc d’aucune façon une valeur essentielle, universelle ou supérieure qui se tiendrait d’elle-même. Raison de plus pour être attentif à la précarité de ce système et de cette fonction, et de souligner notre responsabilité commune dans la construction et maintien de ce système et de cette fonction. Par ailleurs, comme nous l’avons vu dans les contributions de A. Casanova, L. Nshimirimana, L. Simbananiye, M.T. Meulders et G. de Villers, la fonction de nomination contribue à la socialisation par l’inscription des individus dans le système symbolique. C’est en tant que nommés que les sujets sont représentés dans le système symbolique social et familial. La nomination relie les individus au groupe social, et plus particulièrement il inscrit l’individu dans la suite des générations. E. Ortigues signale que le nom « dans nos sociétés, est le dernier résidu irréductible du culte des morts ; nous portons un nom de famille qui est le nom de nos morts, de nos ancêtres » Remarquons que l’acceptation du nom propre comme nom d’un lointain ancêtre, fonde le principe généalogique. Accepter le nom reçu d’un autre implique une humilité : la reconnaissance du fait qu’on ne se fonde pas sur une auto-référence. L’acceptation du principe de l’hétéro-référence entraîne une blessure narcissique. Mais c’est à ce prix que l’individu entre dans le lien social. La pratique de l’attribution du patronyme est loin d’être universelle. Ce qui est universel (sauf exceptions qui confirment la règle) et a une signification anthropologique est le fait que l’attribution du nom à l’enfant n’est jamais une affaire strictement privée. A défaut d’une loi et d’une administration qui l’applique, elle est réglée par la coutume collective ou la tradition du clan. Le nom est attribué par un tiers (le prêtre, le chef de village, les sages, le devin, etc) signifiant l’impact du droit de regard du groupe sur l’individu. Le choix du nom est établi en fonction de critères symboliques (de lieu, de calendrier, d’horoscope, d’événement, de totems, de messages venant des ancêtres ou d’entités divines, etc.). La référence au père et l’usage du patronyme peut faire complètement défaut. Ainsi, dans le groupe matrilinéaire et matriarcal des Moso-Na du Yunnan, l’absence de père et de patronyme est efficacement palliée par la coutume qui fait office de fonction paternelle et garantit la cohérence et la continuité du symbolique social. Ces données indiquent que la transformation des lois relatives à l’attribution du nom affectent d’autant moins le symbolique social que celui-ci est soutenu par des coutumes et des traditions vivantes. Le corollaire en est que là où ces dernières font défaut, les modifications de la loi risquent d’affecter l’ordre symbolique social. L’idéologie individualiste, de par sa dérive narcissique, s’accommode mal de cette hétéro-référence. Il est dans la logique narcissique de faire valoir le choix du nom propre comme une affaire personnelle, qui ne regarde personne d’autre. Refuser le patronyme parce qu’il ne plait pas c’est le ramener à une simple étiquette. Il entre alors dans la panoplie des ingrédiants interchangeables du look au même titre que la fringue, la breloque ou le piercing. Si le nom devient une propriété privée qu’on garde ou change selon qu’il plait ou non, alors on voit mal comment il pourrait encore symboliser le lien social. En tout cas, une telle dérive constituerait une réduction importante de la fonction symbolique, un appauvrissement du système symbolique et une défaite pour l’ordre social qu’ils produisent. 5. La fonction paternelle comme support d’une parole qui engage. Dans les familles, le père en tant qu’acteur concret de la vie domestique ne jouit plus du prestige accordé à l’image que lui conférait l’ancien système symbolique. En pratique, il est privé de références sociales, symboliques et légales, pour définir ses compétences et s’en inspirer pour introduire l’ordre dans la famille. Désormais il doit trouver dans l’autorité parentale en collaboration avec la mère et dans ses ressources personnelles l’inspiration et la force pour créer et maintenir la cohérence dans la famille. C’est dans les pratiques cliniques que le malaise des pères se fait explicitement entendre. Les pères sont à la recherche de leur identité, de leur place, de leur rôle et de leur fonction. Ils sont obligés d’inventer et de bricoler avec les moyens du bord. Et il faut saluer le courage et la ténacité de ceux qui tiennent bon contre vents et marées. Les thérapeutes du couple et des familles témoignent de ces ingénieuses constructions de la réalité familiale qui produisent un ordre vivable pour les différents acteurs familiaux. Leurs observations témoignent du fait que ces familles produisent un véritable savoir faire, qui correspond à ce que Levi-Strauss avait appelé une « science du concret » et avait illustré par l’exemple du bricolage. La fonction paternelle s’apparente à une « science du concret », un art du bricolage qui en s’exerçant, en se montrant et en se disant, offre aux enfants le modèle en exercice de l’inventivité humaine. L’ingéniosité qui consiste à construire la réalité humaine, par erreurs et essais, avec les moyens du bord, avec ces restes des chantiers antérieurs que sont les traces que les pères ont gardé du savoir faire de leurs propres pères. C’est une tâche compliquée, et il est évidemment du devoir d’une société de ne pas laisser les familles entièrement livrées à elles-mêmes pour cette tache importante d’initiation de ses membres à la construction de la réalité. A défaut de repères sociaux, que ce soit dans les figures, les lois et les discours autorisés, c’est dans la famille d’origine que chaque adulte trouve ses repères. En premier lieu auprès de ses propres parents et des parents dans son entourage. C’est principalement par le mécanisme de l’identification au parent du même sexe qu’il opère. Identification positive par intériorisation du modèle parental ou identification négative par rejet de ce modèle et adoption d’un modèle réactionnel ou compensatoire. Cette identification joue sur les trois plans de la réalité. En ce qui concerne la construction de la référence paternelle, celle-ci articule l’image du père à la parole du père et au réel du père. Elle est donc complexe et irréductible aux seules qualités sensibles et perceptibles du père concret. L’absence du père par décès, maladie ou carence est compensée par l’image, parole et réel du père véhiculé dans les paroles et conduites de la mère et de ceux qui en parlent. Il s’agirait non du père en tant que présence, mais en tant que référence. Comme nous l’avons vu, les psychanalystes font grand cas de cette référence, sous la forme de la « parole du père » soutenue par celle de la mère. Qu’est-ce que cette « parole » ? Au sens le plus commun de la parole donnée qui engage, la parole produit une réalité humaine. Elle relie les composants de la réalité en jeu au moment où elle est donnée : elle noue l’image évoquée, le sens énoncé et le réel de référence. A condition d’être pleine, c.à .d. que le sujet s’y engage, la parole constitue un véritable acte, un acte du langage au sens où elle a une consistance, fait poids et change la vie de celui qui est lié par le don de sa parole ou de ceux qui sont engagés solidairement par un échange de parole. Quel est l’objet de la parole paternelle qui ferait l’efficace de la fonction paternelle ? Cet objet est l’être de l’humain. Ce qui caractérise le sujet parlant est le fait qu’il n’est pas un être complet, auto-consistant et auto-référentiel. Il n’est pas dieu. Le constat d’un manque-à -être fondamental n’est pas agréable pour les humains. C’est même un constat douloureux et dès lors refoulé, dénié, désavoué ou forclos. Devenir un humain consiste à reconnaître, à admettre, à inscrire ce manque-à -être qui fait notre humanité. Rien de plus inhumain que ceux qui se croient tout, nient radicalement leur manque et ne supportent pas le manque des autres qui leur rappelle l’objet de leur déni. Le contraire du déni est l’ inscription du manque dans le psychisme, comme une réalité incontournable. L’effet de cette inscription est la naissance du désir. Voilà l’objet spécifique de la parole du père. La parole du père porte sur ce qui fait la consistance du sujet parlant : son désir. Cette parole révèle le fait que le père est manquant comme tout le monde. Cette parole énonce qu’il est de fait un être désirant et non pas jouissant. Cette parole souligne la dépendance de son désir par rapport au désir des autre êtres désirants. Cette parole est donc à portée relationnelle et sociale. En résumé, elle énonce ainsi la loi du désir, l’articulation du désir et de la loi, étant entendu que cette loi est la suivante : « le désir du sujet est le désir de l’Autre et des autres. Le désir est l’antagoniste de la jouissance illimitée, celle qui annihile le sujet, nie les autres et détruit les liens et les biens ». En cela, le désir vient faire barrage à la jouissance. En l’occurrence, dans le lien concret entre le père et son enfant, sa parole engage le père à soutenir de son désir le désir de l’enfant, à l’aider, en lui offrant l’étayage de son propre désir, à sortir de l’impératif de jouissance pour adhérer à la loi du désir. D’un point de vue anthropologique nous pourrions synthétiser ce qui précède comme suit : la fonction paternelle aurait une fonction universelle, celle de signifier qu’il y a du lien social fondé sur l’adhésion à un système symbolique social concrétisé, entr’autres, par les lois que se donne la société considérée. Or les lois visent à regler la jouissance des biens et privilèges et à endiguer les violences résultant des ambitions et revendications individuelles. La fonction paternelle est invoquée comme agent de la mise en Å“uvre des limites imposées à la violence pulsionnelle et de la recherche de solutions aux conflits qui passent par la parole, les transactions et les pactes. Pour arriver à réduire la véhémence pulsionnelle par des transactions, il est capital de lester les mots échangés d’un poids de parole. Pour que les mots aient du sens il faut un consensus sur le fait qu’une parole est un acte qui engage les sujets et transforme leur réalité commune. C’est à ces conditions que les actes produisent des pactes qui scellent des alliances. In fine : pour reprendre la formule lacanienne, on pourrait se passer du père (de sa figure et de sa personne) à condition de s’en servir (de sa fonction). Ce qui impose de veiller au maintien de l’instrument symbolique qu’est le signifiant du père y compris le patronyme qui est un signifiant symbolisant le lien au père. La fonction paternelle tient au fait qu’elle règle, dans la société, dans les familles et dans la structure psychique les rapports des sujets avec la réalité. Au cÅ“ur de cette réalité loge le réel de la violence pulsionnelle. La fonction paternelle instaure pour chacun une distance supportable vis à vis de ce réel. D’où la nécessité de légiférer en pleine connaissance de cause. 6. Pour conclure : le choix du patronyme menace-t-il la fonction paternelle ? Quel a été le fil de notre réflexion ? Dans notre article introductif nous avons inventorié la littérature participant à la genèse de la question :« Y a t-il un déclin moderne de la fonction paternelle ? » En effet, il nous fallait une réponse à cette question préalable pour introduire cette autre qui constitue la question posée aux auteurs qui ont participé à cet ouvrage : « Un changement de la loi sur l’attribution du nom de famille, en l’occurrence le choix du patronyme, affecte-t-il la fonction paternelle ? » Nous avons opéré à cette occasion une distinction entre les niveaux de la réalité humaine dans lesquels intervient la dite « fonction paternelle » : la société globale, les familles concrètes et les structures psychiques individuelles. Une lecture approfondie et croisée des contributions nous a conduit à synthétiser nos constats. L’historien et les anthropologues nous proposent un vision globale des sociétés distanciées dans le temps et dans l’espace. Dans cette perspective, les turbulences sociales, quoique spectaculaires, ne devraient pas prêter à s’inquiéter de l’avenir de la fonction paternelle. Il existe une grande variété de modes d’organisation des pouvoirs, de systèmes de références et de pratiques de nomination. La relativité historique et culturelle des modes d’attribution du nom n’entraînerait pas de catastrophe dans la construction des identités individuelles. Cependant dans ces perspectives globales on néglige les données biographiques particulières : on ne peut appliquer ce constat aux identités personnelles et subjectives. Il semblerait que la fonction paternelle, définie par l’interdit fondamental de l’inceste (endogamie) associée à la prescription du lien social (exogamie), n’est pas altérée par des modifications de forme de discours social. Par ailleurs, la nomination privée s’avèrerait efficace même sans intervention institutionnelle explicite. A en juger par le foisonnement de la littérature récente consacrée au déclin social du père, les psychanalystes se sont inquiétés des possibles effets du déclin de la figure dans la société sur la fonction dans les psychismes. Actuellement, les avis sont partagés entre deux interprétations divergentes. Les uns pensent qu’il faut attribuer à ce déclin des effets de désordre dans le social et le psychique. D’autres, dont les participants à notre concertation, sont nettement plus nuancés. Ils sont d’avis que la réalité psychique inconsciente comporte une certaine autonomie par rapport à la réalité ambiante. Cette relative indépendance des processus psychiques ferait que la fonction paternelle, sous la forme de la « métaphore du Nom-du-Père », ne serait pas ou peu affectée par un changement de la loi de l’attribution du nom, dans les sociétés disposant d’une fonction symbolique opérante. Par contre, les chercheurs dont le travail quotidien est constitué par la prévention et le règlement juridique et thérapeutique des crises et litiges familiaux sont plus circonspects. La juriste spécialisée en droit de la famille et les cliniciens de la famille tant d’inspiration systémique que psychanalytique prévoient des difficultés et dénoncent le brouillage des repères sociaux qui étayent l’ordre familial. Ils sont d’avis que les repères institutionnels sont d’autant plus nécessaires que les individus sont en difficulté, en crise et désorientés dans leurs relations privées. Pour avancer dans notre réflexion nous avons proposé un modèle du système société-famille-individu. Cet ensemble apparait structuré par une seule et même logique que nous avons désignée par le concept de « fonction symbolique ». La fonction symbolique s’appuie sur un système de formes symboliques et produit l’ordre symbolique dans les sociétés, les familles et les individus. La fonction symbolique fonde le registre du symbolique constitutif, avec les registres du réel et de l’imaginaire, de la réalité humaine complexe. En ce qui concerne notre propos, la fonction symbolique solidarise le discours social, la parole paternelle dans la famille et le Nom-du-Père dans la structure psychique. La fonction symbolique serait le lieu commun de la fonction de nomination et de la fonction paternelle, tous deux au service de l’ordre collectif. Pour en venir à la question « le choix du nom affecte-t-il la fonction paternelle ? », il faut distinguer les deux objectifs de la loi qui instaure ce choix : d’une part, égaliser les droits des parents à transmettre leur patronyme à leurs enfants ; d’autre part, introduire le principe du choix individuel du nom ou de l’ordre de l’association entre les deux noms accolés. Le premier objectif, qui apparaît dans les antécédents historiques de la loi, vise l’égalité des époux en droit civil . Cet objectif est conforme à la résolution du comité des ministres du Conseil de l’Europe. Le second objectif, qui apparaît explicitement dans le texte de la loi, instaure la faculté de choisir le nom de famille qui est dévolu à l’enfant. Cet objectif n’est conforme à aucune loi mais répond au principe de liberté individuelle inhérent à l’idéologie individualiste. Ces deux objectifs comportent des effets contradictoires sur l’ordre symbolique en tant que celui-ci limite la liberté individuelle au bénéfice de l’ordre collectif. Le premier renforce la fonction symbolique par le fait qu’il instaure une égalité de droit entre individus, tandis que le second l’affaiblit en introduisant l’arbitraire individuel au détriment de la loi commune. En pratique la nouvelle loi en matière de dévolution du nom transforme un acte collectif en un acte privé. Certes, l’éventail du choix individuel est limité (seul nom du père, seul nom de la mère, les deux accolés dans l’ordre père-mère, les deux accolés dans l’ordre mère-père, étant entendu qu’à la génération suivante un des deux noms devra disparaître), mais ce qui est introduit est le primat de la convenance individuelle sur la dévolution institutionnelle. Or la fonction de nomination, qui instaure l’identité individuelle sur des bases symboliques collectives, est un pilier du système symbolique collectif. Une privatisation de l’acte de nomination ne peut qu’affaiblir celui-ci. Nous avons invoqué la contribution de L. Simbananiye pour réfléchir aux implications d’une privatisation de la fonction de nomination entraînant son glissement du registre symbolique collectif au registre imaginaire privé. Il reste à éclaircir les relations entre cette particularité de la nomination et son contexte évènementiel dramatiquement violent. Or, la violence sociale est à l’ordre du jour des recherches en sciences humaines. De plus en plus de chercheurs décrivent les indices alarmants d’un affaiblissement de la fonction symbolique dans notre société. La cause en serait l’appauvrissement des formes constitutives du système symbolique sous l’effet de l’inflation de l’imaginaire dans son versant virtuel. Les effets en seraient les désordres et violences associés à une dérive égoïste, narcissique et perverse de l’idéologie individualiste. Les auteurs qui lancent des signaux d’alarme évoquent précisément à ce propos l’affaiblissement de la fonction paternelle définie comme cet opérateur de la fonction symbolique qui est sensé mettre des limites aux excès, jouissances, prétentions et transgressions individuelles qui s’imposent au détriment des intérêts de la collectivité. Une définition post-moderne de la fonction paternelle serait de dire qu’il est l’opérateur qui limite les dérives de l’individualisme au bénéfice des valeurs du holisme. Si cette formule est pertinente, on comprend qu’une société qui promeut absolument l’idéologie individualiste a tout intérêt à éliminer une fonction paternelle considérée comme archaïque et réactionnaire. Mais du même coup cette société se prive des moyens de modérer, voire freiner les dérives. En d’autres mots, elle perd son autorité sur les individus et se voit obligée de renforcer les dispositifs répressifs. On sait que la répression autoritaire est le corollaire du manque d’autorité reconnue. Sans doute, d’après l’argumentation avancée dans ce livre par l’historien, les anthropologues et les psychanalystes, la nouvelle loi ne devrait pas entraîner d’effet direct sur la fonction paternelle. Cependant, en tenant compte des arguments de la juriste et des cliniciens des familles, il faudrait prendre en considération les effets indirects de la nouvelle loi sur cette fonction. La fonction paternelle, en tant qu’agent de la fonction symbolique, est inévitablement affaiblie par tout appauvrissement de celle-ci. Du fait de la solidarité entre les éléments du système symbolique un affaiblissement de la fonction de nomination entraîne l’affaiblissement de la fonction symbolique et de sa capacité à mettre des limites aux jouissances individuelles. En d’autres mots, si on désigne cette dernière opération par le terme de fonction paternelle, dans ce cas il faut avoir la lucidité d’admettre qu’un affaiblissement de la fonction de nomination entraîne un affaiblissement de la fonction paternelle dans tous les domaines structurés par la fonction symbolique : société, famille et psychisme. Dans l’état actuel des choses, et en attendant de voir plus clair dans ces phénomènes complexes, on peut imaginer une solution qui puisse satisfaire aux recommandations du comité du Conseil de l’Europe sans exposer la fonction de nomination aux aléas de la privatisation. Une loi imposant le double nom associant les patronymes du père et de la mère, dans cet ordre, pourrait sans doute répondre à ces deux conditions. Notre réflexion a mis l’accent sur notre responsabilité collective en tant que constructeurs de notre réalité commune et plus précisément de sa dimension symbolique. Rien ni personne d’autre que nous-mêmes ne peut garantir l’efficace de cette dimension. Il nous revient de savoir si notre gestion actuelle de cette dimension est adéquate. Il nous faut donc vérifier si oui ou non, nous sommes engagés dans un désordre dû à notre négligence ou aux dérives de l’idéologie dominante. Si ce diagnostic se vérifie, si la fonction symbolique sociétale européenne est en souffrance, dans ce cas la responsabilité des gardiens institués de la fonction symbolique, c’est à dire les parlementaires européens et nationaux, serait engagée. Mais ils ne sont pas les seuls. Les intellectuels et plus particulièrement les chercheurs en sciences humaines sont tout autant impliqués dans le devoir de lucidité. Il leur faut poursuivre toutes recherches utiles avec la plus grande rigueur méthodologique et toute l’objectivité possible. Il importe de savoir ce qui se passe effectivement et se dégager des exagérations tant du catastrophisme que du négationnisme. Il revient aux fonctionnaires de la fonction symbolique de dresser un état de santé de cette fonction et si nécessaire, veiller à rétablir par des mesures réparatrices tout affaiblissement éventuel de la dite fonction du fait de l’ébranlement d’un de ses piliers, en l’occurrence celui de la fonction de nomination.- Conclusions in STEICHEN R. (dir), Fonctions paternelles et choix du patronyme », Ed. Academia-Bruylant, Louvain-la-Neuve, 2005, pp. 201-237. ↩︎
- Psychiatre-psychanalyste, professeur à l’Institut d’Etudes de la Famille et de la sexualité (IEFS), chercheur en anthropologie clinique au Département de psychologie clinique (CAPP), Faculté de psychologie, Université catholique de Louvain. ↩︎
- STEICHEN, R., « Des pères à la fonction paternelle », in Dossier Nom d’enfant, La Revue Nouvelle, n° 7-8, tome 115, juillet-août 2002, 64-78 ; « La fonction paternelle », in Dialectiques du sujet et de l’individu. Clinique de la (dé)construction identitaire, Academia-Bruylant, Louvain-la-Neuve, 2003, 193-245 ↩︎
- SINGLETON, M., « Du patriarcat au matriarcat en passant par les paires », in Le Père : figures et fonctions, Cahiers des Sciences familiales et sexologiques, 16, 1992, 130 et suiv. ↩︎
