UN TRAITEMENT CHAMANIQUE AU NEPAL

FIELDSTUDY ON TRADITIONAL HEALERS NEPAL : 21 /5 au 12/6/99 UN TRAITEMENT CHAMANIQUE PAR UNE JANKHRI TAMANG , BODNATH, NEPAL, Robert STEICHEN 1.Introduction à Bodnath. Petite ville située à huit kilomètres de Katmandou, Bodnath est reliée à la capitale par des faubourgs denses, bruyants et pollués.. Elle est célèbre pour son Stupa, sanctuaire du Bouddisme Vajrayana, c’est-à-dire “ Voie du diamant ”, plus simplement désigné par le terme de “ lamaïsme ”. Bodnath signifie “ le Seigneur de l’illumination ” (bodhi=illumination, natha=prince, seigneur). Il est à la fois le lieu de pèlerinage du bouddisme népalais et du bouddisme tibétain. Depuis le 5ème siècle, ce haut lieu attire les adeptes qui viennent par milliers de toutes le régions de l’Himalaya : Népal, Tibet, Sikkim et Bhoutan. Cet afflux dépose des sédiments : des pèlerins restent sur place et vont grossir les rangs des moines – trapas et lamas- dans les monastères entourant le Stupa. Depuis l’invasion du Tibet par la Chine en 1959, la population des Tibétains installés à Bodnath a considérablement augmenté. Ils y sont non plus comme pèlerins mais en tant que réfugiés. Lors de ma première visite à Bodnath en 1976, il n’y avait que quatre monastères autour du Stupa. Aujourd’hui il y en a près de 30, dont certains de très grande dimension. De ce fait, Bodnath ressemble à une ville tibétaine. Il est difficile d’évaluer le nombre de Tibétains à Bodnath, car les données font défaut. Officiellement, il n’y a pas de population de réfugiés Tibétains au Népal, mais, d’après des informateurs locaux (personnels de la santé), il y aurait quelque 25;000 Tibétains dans la vallée de Katmandou avec la concentration principale à Bodnath. 2.Bodnath : un monde giratoire Bodnath est une Mecque pour l’amateur d’exotisme dans les deux sens du terme. Pour celui qui définit l’exotisme comme l’expérience de la sortie de soi, du dérangement par rapport à ses habitudes de pensée et de l’éloignement par rapport à ses repères, Bodnath produit la rencontre avec l’altérité. Bodnath est exotique car elle invite à l’immersion culturelle, à la plongée dans la culture de l’autre, en tant que radicalement différent et inconnu. Paradoxalement, cette possibilité “ d’altération ” des repères n’exclut pas définitivement la facette opposée de l’exotisme, qui est celle de la réduction de l’autre méconnu à l’image connue, typée jusqu’au stéréotype, que le voyageur a construit avant la rencontre avec l’autre. Le voyageur contemporain aborde Bodnath non plus comme énigme, mais comme une image chargée d’idées préconçues et de clichés tout fait. Les diverses brochures et guides de voyage qui vantent et “ vendent ” le Népal, ne manquent pas de montrer Bodnath sous son angle photogénique (Stupa blanc, drapeaux de couleur, ciel outremarin) et spectaculaire (la diversité ethnique “ folklorique ” des pèlerins). Tout comme Londres se reconnaît au Tower Bridge et Paris à la Tour Eiffel, Bodnath est emblématisé par son Stupa. Le voyageur peut donc, selon son tempérament propre, soit annexer les images de Bodnath à sa collection de souvenirs de voyage et donc se compléter narcissiquement, soit au contraire, s’égarer, s’altérer et même se décompléter en dissolvant ses certitudes et ses défenses moïques dans le champ des signifiants et des gravitations de ce lieu particulier. C‘est à cette dernière (dés) orientation par l’exotisme, à la plongée dans le questionnement radical comme nous le verrons par la suite, que nous invitons le lecteur qui veut bien nous accompagner jusque là. Le voyageur qui erre dans le dédale des ruelles de terre, de pierres et de débris et aussi de crasses, qui serpentent entre les maisons de Bodnath, finit immanquablement par être entraîné vers le Stupa comme vers un aimant. Il est le centre du dispositif urbain, de l’architecture de cette petite ville. Il en est, à proprement parler, le centre de gravité et l’axe autour duquel tout tourne. Le Stupa est l’essieu de cette roue qui entraîne, telle la roue du dogme – le Dharma-çakra – les fidèles dans le mouvement giratoire, spirale ascensionnelle, de leur pèlerinage. Celui-ci culmine dans la circumambulation, dont la forme la plus accomplie est le bao-daom : c’est l’exercice à la fois spirituel et physique qui consiste à accomplir 108 fois le tour complet du Stupa, en mesurant ce trajet de toute la longueur du corps. Le pèlerin s’allonge le visage au sol, étend les bras devant lui, dépose le chapelet – le malla – fait de 108 grains, se redresse, avance les pieds contre le malla, le ramasse et recommence. Cette circumambulation peut prendre des semaines. Elle peut aussi être effectuée en étapes et prendre des mois. Actuellement, relativement peu de pélerins pratiquent le bao-daom, la plupart marchent d’un pas ferme dans le sens des aiguilles d’une montre, au rythme des prières – mantras – scandées par le comptage des grains de malla, en tournant un moulin à prières portatif, ou encore ils font tourner les moulins à prières dans les cent quarante sept niches rectangulaires, dont chacune renferme quatre ou cinq moulins, alternant avec les cent huit petites niches abritant chacune une statuette en pierre noire d’Amithaba, le boudda de la méditation. Ces deux cent cinquante cinq niches se succèdent dans le mur en brique prèsque circulaire, chaulé de blanc, qui ceint les trois degré de la plate forme sur laquelle repose le dôme du Stupa. Le mouvement giratoire incessant crée un effet d’aspiration qui entraîne les pélerins, tels des fétus de paille sur l’eau happés par le courant, dans le tourbillon incessant. Incontournablement, tout tourne, à Bodnath, autour de son axe. Au propre, comme au figuré, tout tourne dans le sens des aiguilles d’une montre autour du Stupa. Le voyageur qui débouche d’une des ruelles latérales, et pénètre sur l’allée dallée circulaire, se heurte à un mouvement impérieux qui lui impose le choix d’une trajectoire. S’il tourne à droite, il se heurte sans cesse de front aux marcheurs venant d’en face, et découvre vite qu’il est en contre-sens. S’il persiste, il faudra qu’il s’écarte et longe les façades des maisons qui font cercle autour du Stupa. Ce faisant, il se heurte aux badauds arrêtés devant les étalages des marchands ambulants et autres échoppes installées devant les maisons. Il est possible de prendre le contre-sens, bien-sûr, mais cette option nécessite un certain effort, une attention soutenue pour ne pas heurter ni les marcheurs, ni les badauds arrêtés, pour ne pas trébucher sur les vaches, les chiens, les handicapés et les mendiants échoués en périphérie du maelström, et aussi, pour ne pas mettre les pieds dans les étalages au ras du sol. Ca tourne partout : le ritournelles dans les têtes, les mantras sur les lèvres, les grains des mallas dans les doigts, les moulins à prière ambulatoires, les pèlerins autour du Stupa, les moulins à prière dans l’enceinte circulaire… Au centre de cette agitation giratoire, le Stupa prend l’allure d’une gigantesque toupie donnant l’impression de tourner comme un danseur extatique, soulevant les trois volants de la jupe de ses terrasses pailletées du battement des milliers de drapeaux de prières. Et au-dessus de ce tournoiement mystique, tournent les pigeons, dans tous les sens, sans respect aucun du sens imposé…

Cette circumambulation rituelle autour du Stupa porte un nom : pradaksina, c’est-à-dire « la marche vers le centre » 1. Plus précisément, toute cette agitation, loin d’être un tournoiement incessant, est une pénétration et une ascension dans le mandala.

Mandala signifie « cercle » et les traductions tibétaines le connotent par « centre » ou « par ce qui entoure » 2. Le mandala est la construction rituelle, propre au hindouisme tantrique, d’un schéma iconographique qui symbolise l’univers et la manifestation des forces cosmiques qui le parcourent. Le mandala sert de réceptacle au sacré à la manière des autels et des figures de dieux, mais selon un symbolisme plus complexe, car il représente l’aire sacrée à l’échelle du cosmos. Système de carrés et de cercles, d’hémisphères et de cubes, de cylindres et de cônes, le Stupa est un mandala architectural tridimensionnel cosmologique. On y trouve l’axe mythique du cosmos, le mont-Meru, autour duquel s’organisent les différentes enceintes qu’il faut traverser pour accéder au centre.

En approchant du centre du Stupa, le pèlerin approche du centre du monde. En entrant dans le mandala, il entre dans un espace sacré intemporel “ chargé ” de la présence des forces invisibles. La circumambulation est en même temps une ascension : elle réalise physiquement et symboliquement l’exercice spirituel qu’effectuent les pèlerins. Tout en marchant, les pèlerins méditent et sont amenés à prendre conscience du processus éternel de la création et de la destruction périodique des mondes. Cette prise de conscience est censée faire passer les pèlerins de la contingence de la répétition temporelle à la transcendance de l’éternité et de la vacuité. Pour le non initié la structure architecturale du Stupa de Bodnath est à la fois simple et compliquée. Sa forme générale est très simple. Cette simplicité lui confère quelque chose de rassurant et d’apaisant. Plus que simple, il est même élémentaire. Une demi-boule, un bol renversé, déposé sur un large socle à trois degrés. Au sommet de la courbure se dresse une structure géométrique dont la dorure contraste avec le dôme et sa base uniformément peints en blanc. Ca ressemble à un grand sein tout blanc, gonflé de lait, généreusement offert sur un grand plateau, tout blanc lui aussi. Au sommet un long mamelon est tout prêt à faire jaillir le liquide nourricier. Ce grand sein est de surcroit accessible de toutes parts. Une fois l’enceinte franchie, un jeu de gradins et d’escaliers invitent à monter vers le globe. Au pied de celui-ci, l’ascension s’arrête et s’amorce un nouveau mouvement giratoire. Et en effet, visiteurs étonnés, pèlerins affairés et enfants délurés, y montent, descendent, marchent, courent, s’arrêtent, jouent et tournent à l’intérieur de l’enclos comme à l’extérieur de celui-ci. En y regardant de plus près, le Stupa révèle une structure plus compliquée qui devient manifeste quand on le regarde d’en haut, en s’aidant d’un plan du complexe. Alors la structure du mandala se révèle. A l’intérieur du mur d’enceinte grossièrement circulaire, la base du Stupa superpose trois terrasses dont chacune est composée de l’entrecroisement d’un carré, d’un rectangle et d’un deuxième rectangle perpendiculaire, ce qui donne un carré aux quatre angles triplement crantés. Les escaliers sont centrés sur chacune des quatre faces. Sur la terrasse supérieure est posé le globe. Au sommet de celui-ci se dresse le grand mamelon doré, tout étiré en hauteur, ce qui lui donne une allure irrésistiblement phallique. Un sein équipé d’un phallus, voilà tout ce qu’il faut pour combler les humains sevrés, frustrés, privés et manquants. Mais c’est une illusion : cette forme séduisante propose un programme d’ascétisme. La complexité de la pointe contraste avec la simplicité élémentaire du globe. Cette superstructure superpose, de bas en haut, un bloc à section carré (un cube raplati), une pyramide à douze degrés, un cylindre posé sur un tambour ajouré masqué par un tissus de couleurs jaune et rouge, et surmonté d’une petite structure complexe comportant une cloche en forme de lotus (padma) encadrée de trois montants portant un parasol conique à trois étages. Sur chacune des quatre faces du cube implanté sur le globe, sont peints une grande paire d’yeux. A la place du nez se dresse une ligne spiralée en forme de point d’interrogation, qui contribue efficacement à suggérer une énigme. Ce signe est le chiffre “ un ” en écriture devanagari. La bouche est absente. Les yeux symbolisent le regard de Bouddha qui voit tout, sait tout, mais ne parle pas. On peut longuement discuter du regard que ces yeux expriment. Leur iconographie ne diffère pas des yeux peints sur les statuettes de bronze du Bouddha. Mais ici, le regard n’est pas tempéré par l’expression douce du visage et du sourire mis en valeur par la statuaire. Le regard semble sévère, perçant. Réduit schématiquement au rebord ondulant de la paupière supérieure en bleu et blanc, et à un œil comportant un iris jaune ponctué d’une pupille noire, sur une cornée ovale blanche encadré de deux triangles rouges, le regard semble furieux, sévère et rappelle les yeux injectés de sang des divinités “ terribles ”. Ce regard concentré, pénétrant est doté d’une impressionnante présence. Pour un observateur occidental, éduqué selon les principes de la sévérité chrétienne, ce regard rappelle furieusement celui du dieu courroucé dans sa fonction de juge. Un psychanalyste dirait qu’il s’agit du regard du surmoi cruel et féroce. Mais les pèlerins bouddhistes interrogés, habitués à des figurations de divinités terribles au regard bien plus cruel, y voient le regard du Bouddha arrivé à l’illumination. Ce serait donc un regard extatique, qui ne regarde personne en particulier, mais fixe au loin, la vacuité fondamentale.

En prenant du recul par rapport au complexe architectural du Stupa, et en lisant sa symbolique en élévation, de bas en haut, on retrouve la symbolique du mandala : les trois terrasses représentent la terre, le dôme représente l’eau, et les trois éléments constitutifs de la pointe dorée représentent respectivement le feu, l’air et la vacuité (ou encore l’espace ou l’éther). Ce sont les cinq éléments constitutifs de tous les êtres vivants et de toutes les choses. La composition élémentaire cosmique est encore rappelée constamment par les cinq couleurs des milliers de drapeaux de prière : le jaune symbolise la terre, le vert vaut pour l’eau, le rouge pour le feu, le bleu pour l’air, et le blanc pour la vacuité 3.

3.Bodnath la nuit Le mouvement circumambulatoire obsédant s’accentue en fin de journée. Libérés des taches quotidiennes, des centaines de fidèles, habitants des environs, moines des monastères du lieu, pèlerins venus de loin, viennent effectuer leurs dévotions vespérales. Viennent s’y ajouter les villageois des collines qui, après avoir vendu leurs produits ou accomplis leurs services, tournent quelques fois autour du Stupa qui se trouve sur leur chemin du retour. C’est d’ailleurs en tant que lieu de passage que Bodnath s’est construit. Les marchands qui font depuis des siècles la navette entre les différentes villes de la vallée, entre Bhaktapur (Badgaon), Lalitpur (Patan), Kirtipur et Kantipur (Katmandou) avaient l’habitude de déposer des pierres en hommage aux divinités archaïques locales, sans doute les Nagas du lieu. L’amoncellement de pierres devenu volumineux, a reçu un jour, suite à l’initiative d’un personnage influant dont l’histoire n’a pas retenu le nom, la forme d’un Stupa en briques maçonnées et façonnées en forme de dôme. Maintenant, la nuit tombe. Les marchands de lampes à beurre, allument les centaines de mèches, disposées dans des récipients en terre cuite sur des dizaine d’étals qui entourent le Stupa. Les pèlerins donnent quelque monnaie, laissent leur lampe sur l’étal, ou les emportent pour les disposer dans l’une ou l’autre niche du Stupa. Certains jours de pèlerinage, le Stupa brille de milliers de lampes à huiles, alignées au rebord de ses terrasses et autour du dôme. C’est l’heure aussi, où les guérisseurs traditionnels, les Jankhri ou Dhami, visitent leurs clients pour y effectuer leurs rites de propritiation et de curation. 4.L’informateur de terrain A la question : “ quelle est la condition fondamentale pour qu’il y ait une recherche anthropologique de terrain ? ” une réponse s’impose comme naïvement évidente : “ qu’il y ait une rencontre entre un anthropologue et un terrain ”. Cette lapalissade laisse de côté la condition fondamentale de la rencontre. Il faut un agent médiateur qui assure une double fonction : représenter l‘anthropologue pour les acteurs de terrain et représenter ceux-ci pour celui-là. Ce “ go-between ” comme l’appellent les anglo-saxons, ce “ médiateur ” de “ l’entre-deux ” est l’opérateur principal de la rencontre. Sans lui pas de rencontre possible. Ce personnage, généralement unique mais qui peut être relayé, est ce que nous appelons ici “ l’informateur ”. Il est médiateur, traducteur et interprète. Médiateur dans la mesure où il introduit la rencontre. Il connaît le terrain qui ne connaît pas l’anthropologue. Il fait la connaissance de l’anthropologue et le connaît suffisamment pour le présenter de manière valable aux autochtones du terrain. Ce terme de “ terrain ” désigne ici l’ensemble des acteurs de terrain qui sont d’autres “ informateurs ” sollicités par l’informateur premier et principal dont nous parlons ici. L’informateur en question est tout à fait déterminant pour la suite de la recherche sur le terrain. Presque tout dépend de lui. Sans informateur, l’anthropologue est perdu, un corps étranger qui erre sur un terrain qu’il peut observer à la sauvette mais qui lui est fermé, hermétique, étranger. La question importante devient alors comment trouver un informateur sur le terrain ? La chasse à l’informateur est difficile et délicate. Elle prend du temps, beaucoup de temps. Nécessite un juste mélange de flair, de technique et de chance. Un informateur de terrain se rencontre, ou se trouve par tout un jeu d’intermédiaires : untel connaît untel qui connaît untel… Et au bout du compte, quand un informateur potentiel est trouvé, surgit une nouvelle opération : la transformation de l’informateur potentiel en informateur confirmé. Là, c’est une affaire de “ transfert ” au sens psychanalytique du terme. Pour que “ ça marche ” il faut que “ ça accroche ”, il faut des “ atomes crochus ”, arriver à s’entendre. Là jouent des conditions individuelles et contextuelles qui sont de l’ordre de l’enclenchement des sympathies et des antipathies fondées sur des attentes, des suppositions et des interprétations réciproques en grande partie méconnues, inconnues par les intéressés, car complètement inconscientes. Pas plus que dans le choix de leurs amours, des leurs amitiés, de leurs inimitiés, les protagonistes ne connaissent tous les ingrédients de l’instauration de l’un ou l’autre type de rapport. Et il n’est pas nécessaire non plus d’en connaître tous les tenants et aboutissants, d’autant plus que le chercheur sur le terrain vient pour y entreprendre une étude anthropologique et non une recherche psychologique au sujet des conditions de sa relation ou une enquête psychanalytique sur les fantasmes qui les fondent. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille s’en priver, surtout quand le chercheur est psychologue et (ou) psychanalyste avant de se mettre à l’anthropologie. Mais sur le terrain, ce qui compte est le terrain. Si “ ça marche ” entre chercheur et informateur, il importe plus de se laisser porter par la grâce de cette “ entente ” que d’en démonter les arcanes. Ce n’est pas le moment de déconstruire le transfert quand on en a besoin car il produit ses effets ! En l’occurrence, ici à Bodnath, nous avons à faire à deux informateurs du terrain très différents l’un de l’autre, chacun ayant sa spécificité. L’un est un Tamang de 31 ans, l’autre un Brahmin de 37 ans. Comment ont ils été mêlés à cette affaire ? Cela a débuté quelques années auparavant par la rencontre avec un chercheur de terrain qui vit depuis plus de dix ans au Népal, et qui poursuit actuellement une thèse de doctorat dans le cadre de sciences politiques et sociales de l’université de Louvain. Ce chercheur, René Léon, connaît fort bien le système des pratiques de santé, modernes et traditionnelles, à Bodnath et environs. Suite à sa formation de licencié en sciences politiques et sociales, il est attentif aux conditions géopolitiques spécifiques du Népal qui déterminent les programmes de santé et les pratiques concrètes sur ce terrain particulier. Sa recherche comporte l’étude des facteurs interdépendants dans le traitement des drogués, la prévention du Sida, le travail des enfants, les relations interethniques (Tibétains, Népali, Newari), les soins de santé primaire,, les relations entre médecins modernes et guérisseurs traditionnels. Au courant de ces quelques dix années de recherche, il a constitué une volumineuse base de données informatisée étayée sur un réseau de nombreux informateurs interactifs. Il connaît beaucoup de monde à Bodnath et à Kathmandou et entretient ces relations en multipliant les rencontres et en promouvant les échanges entre les acteurs de terrain susceptibles de collaborer. Il fonctionne ainsi comme un agent de liaison indépendant entre agents de terrain. Il est important de souligner qu’il est indépendant de toute faction, parti politique ou autre groupe de pression, ce qui est une condition fondamentale de sa crédibilité auprès d’une constellation de personnes qui appartiennent à des partis antagonistes ou sont soumis à des pressions politiques ou économiques. Dans un tel contexte, il est prudent d’identifier les rapports de pouvoir sans s’y trouver soi-même embrigadé. Exercice difficile et souvent délicat dont notre homme semble se tirer sans trop de mal. Suite à diverses circonstances, je me suis retrouvé membre du comité d’encadrement de la recherche doctorale de René Leon. Nous avons sympathisé sur base de nos intérêts intellectuels et philosophiques indépendantistes communs. J’ai négocié le transfert de sa thèse de doctorat de la faculté de médecine à la faculté des sciences politiques et sociales, où elle a trouvé un cadre adéquat dans la toute nouvelle unité d’Anthropologie sociale du département de sociologie du développement. Sa recherche doctorale se construit donc au carrefour de trois disciplines : la sociologie du développement, la géopolitique asiatique et l’anthropologie de la santé. Lors d’un voyage à Bodnath en 1997, j’ai eu l’occasion de faire la connaissance de quelques uns des informateurs de René Leon et plus particulièrement de plusieurs agents de santé traditionnels et d’un chercheur universitaire spécialisé dans ce domaine, Ritu Prasad Gartoula, qui deviendra un de nos deux informateurs privilégiés. L’autre informateur, Furba Lama Tamang, s’est peu à peu imposé comme informateur principal par sa connaissance personnelle de guérisseurs traditionnels et ses collaborations avec des chercheurs en cette matière. Tous deux ont été sensibilisés par René Leon au rôle d’informateur pour des chercheurs en anthropologie de la santé et ont activement collaboré au repérage des acteurs de terrain. 5.Furba Lama Tamang Le quartier général de notre groupe est installé au Land of Snows, au premier étage d’un immeuble commercial, à quelques pas de la Main Gate. La première vision qui frappe le visiteur qui entre dans la sombre salle est l’éblouissante blancheur du Stupa qui pénètre à travers la rangée de fenêtres largement ouvertes. On entend le claquement des grands drapeaux de prières hissés sur les perches à l’avant plan et le brouhaha de la cohorte des marcheurs qui monte de la rue. La salle est reposante et très couleur locale, au plafond bas à la dorure sombre et aux poutres rouges. Les murs rouges sont ornés de fresques d’inspiration traditionnelle : d’un côté, un guerrier chamarré et de l’autre, une allégorie composée de bijoux mystiques. Une tribune frappée des sept emblèmes auspicieux peints en argent et or partage la salle de part en part. C’est là que nous faisons la connaissance de notre principal informateur-médiateur-traducteur. Furba Lama Tamang, comme son nom l’indique, est d’origine ethnique Tamang. Agé de 31 ans, il est natif du village de Rameshap, dans les collines à l’est de Katmandou. Actuellement, il vit dans un petit appartement dans un immeuble de construction récente, à Katmandou. Célibataire, il assume la charge de ses parents et fratrie restés au village. Costaud, il en a les traits ethniques. De petite taille, râblé, le teint cuivré, le visage large et les yeux modérément bridés. Les cheveux très noirs, épais, brillants. Les sourcils fournis, les dents pointues, le rire carnassier lui donnent un air sauvage domestiqué par un regard mesuré, une expression faciale paisible et une allure générale décontractée. Les yeux sont bruns, brillants et attentifs, vifs, en mouvement incessant. Il scrute, interroge, examine sans cesse. Le visage franc, ouvert, dégage une franche sympathie. Sensible à l’ambiance, attentifs aux autres, les premières heures de contact avec nous ont été fatigantes pour lui. L’intensité de nos attentes et de notre curiosité, à peine retenues, ont eu comme effet de le mettre sous tension. Je l’ai vu grave, pensif, le sourcil froncé, à l’écart, silencieux essayant de comprendre ce qui était arrivé. Il récupère tout aussi rapidement sa bonne humeur une fois la solution entrevue. Il lui faut comprendre, il lui faut des situations claires et nettes, et il ne s’arrête de poser des questions que quand il a compris. Alors, il gratifie son interlocuteur d’un grand sourire heureux. Ayant pris goût aux études lors de ses classes secondaires, il aurait volontiers continué à faire des études supérieures dans le domaine des sciences humaines, philosophie, anthropologie ou psychologie. Il s’est heurté à l’impossibilité d’accès aux études universitaires. Ceux-ci sont réservés aux indo-népalais des castes dominantes, Brahmans et Chettri. Les Tamang font partie des groupes ethniques qui sont obligés de se former par leurs propres moyens à l’intérieure des limites de leur groupe social. Furba n’accepte pas de se plier à cette contrainte. Aussi cherche – t – il à se former par lectures, contacts, informations obtenues à gauche et à droite. Il s’est fort bien débrouillé et a fini par se faire reconnaître auprès des étrangers comme organisateur de randonnées locales, guide et interprète. Cette réputation lui a fourni l’occasion de participer au titre d’interprète et de guide à des recherches sur le terrain mené par des anthropologues américains. Dans ce contexte particulier sa connaissance de l’anglais et des parlers locaux, Népalais, Newari, Tamang et Limbu, s’est démontrée précieuse. Mais il a encore un autre atout : son expérience du chamanisme. Il en parle avec réserve. Il ne souhaite pas être qualifié de chaman. Cette résistance se précise au fur et à mesure où il se livre et fait partie de l’ensemble des contraintes qui pèsent sur son existence, liées à la structure sociale et aux impératifs de sa société. Furba est pris dans une relation ambivalente à sa culture. Il en est très conscient et en parle franchement. D’une part, il est très fier de la haute antiquité et richesse spirituelle de sa culture. D’autre part il souffre des limitations que la pauvreté matérielle liée à cette même culture lui inflige. Actuellement, à 31 ans, il est pris dans la lourde contrainte d’assurer la survie de sa famille et se heurte à l’impossibilité d’entreprendre des études supérieures dans son pays. Souhaitant se développer, multiplier les possibilités d’apprentissage, il retarde le mariage et la fondation d’une famille qui augmenterait la contrainte matérielle et restreindrait encore d’avantage l’horizon des possibilités. Pour la même raison, il ne souhaite pas entrer dans la voie chamanique. Celle-ci est exigeante et pleine de contraintes. Un chaman n’a plus de vie personnelle, n’a plus le temps de voyager, de se former, d’étudier car il est attendu de lui d’être tout entier dévoué à ses patients. Le chamanisme est une vocation qui enferme l’appelé dans un réseau de lourdes contraintes. La description que Furba donne de la vie et du métier de chaman me rappelle irrésistiblement celle de nos médecins de campagne, ces généralistes désignés par le terme de médecin de famille, tout dévoués à leurs chers malades qui ne lui laissent aucun répit. N’ayant plus de temps ni pour eux-mêmes, ni pour leur propre famille, ces médecins perpétuellement sur la brèche tirent leur dignité du fait de se crever à la tâche. Ce type de médecin devient plus rare en Europe, mais il a existé comme norme jusqu’il n’y a pas si longtemps. C’est là ce que Furba supporte le moins bien : d’être pressé, d’être bousculé, de devoir travailler sous contrainte, d’être stressé. “ I don’t want to be stressed ” répète-il à plusieurs reprises, dénonçant par là ce qui est à ses yeux le principal défaut des cultures occidentales. Rassuré sur le fait que son interlocuteur a bien compris son désir de liberté, Furba accepte de préciser sa propre expérience du chamanisme. Sa pratique, dit – il, est occasionnelle et limitée à son village. Le fait de vivre à Katmandou le protège dans une certaine mesure contre les demandes des villageois. Mais quand il retourne au village, il ne peut empêcher d’être sollicité.

Ses antécédents sont connus au village. Ses premiers contacts avec le chamanisme datent de l’âge de 11 ans. Il a pu observer de près la pratique de chamans qui étaient des proches de sa famille. « I had to deal with shamans who were relatives of my family , I saw what to do. I educated myself also in Bhutan shamanism and was initiated in the use of drums and chanting. » 4.

Mais plutôt que de poursuivre la formation de chaman, il travaille pour devenir instituteur dans des écoles d’enseignement primaire. En 1990, à 22 ans, il est engagé par un groupe de chamans nord américains comme traducteur à l’occasion d’une rencontre entre chamans à Bodnath. Cette expérience est renouvelée et il acquiert la réputation de traducteur spécialisé dans les domaines des “ Spiritual Healers ” ou “ Faith Healers ”. En 1995, il participe à un congrès sur le chamanisme organisé à Bâle (Suisse). Au fur et à mesure que se confirme sa réputation d’interprète spécialisé en chamanisme se renforce sa détermination de renoncer à l’exercice du chamanisme. Il invoque comme raison l’absence de vocation spirituelle. “ You can’t decide what you want to do. Shaman knowledge came from spirits through energy and dreams”. S’il arrête sa formation comme chaman c’est parce qu’il n’y est pas soutenu par les esprits. Or le chamanisme n’est pas le résultat d’une volonté personnelle de formation mais bien d’une élection par les esprits ou par un esprit. Furba est donc fort bien informé sur les chamans et sur le chamanisme par la fréquentation assidue des praticiens, des chercheurs, des colloques et encore par lectures. Mais tout ce qu’il en sait ne lui confère pas la vocation. Il le sait et fait la part des choses. 6. Le récit de Furba concernant Mayli Lama. Avant de rencontrer Mayli Lama, nous ne savons que peu de choses d’elle. Furba nous l’a présentée sobrement. Nous savons qu’elle est une chaman, plus précisément, selon la terminologie locale, une JANKHRI, d’origine ethnique Tamang. Elle est donc de la même origine ethnique que Furba, ce qui simplifie beaucoup de choses. Furba la connaît depuis longtemps et se tient vis-à-vis d’elle à distance respectueuse. “She is a respected person, well known in Bodnath and even in outside countries: she has a long experience”. Née dans une famille de paysans, elle a été possédée pour la première fois à l’âge de 12 ans et a commencé sa pratique comme chaman à 26 ans. Actuellement, elle a 48 ans, et son expérience riche de 22 ans de pratique, supplée à la simplicité de ses origines. Elle ne sait ni lire, ni écrire et elle ne fait pas la théorie de sa pratique. La grande préoccupation de Furba est alors de savoir comment présenter le groupe à Mayli Lama. Elle a déjà une longue habitude des visites des étrangers, mais le contact avec elle aura plus de sens pour elle si elle est interpellée en tant que praticienne plutôt qu’en tant qu’informatrice intellectuelle. Après quelque temps de réflexion, nous sommes vite d’accord. Nous ferons comme les consultants d’ici. L’un d’entre nous, en l’occurrence moi-même, demandera une consultation, et un puja, une cérémonie d’interrogation des entités spirituelles de Mayli. De la même manière que les patients sont accompagnés de leur familiers, voisins ou proches, je serai accompagné de mes cinq compagnons de groupe. Les consultations n’ont absolument pas le caractère discret, privé des consultations médicales allopathiques. Les consultations sont publiques. Dès lors, non seulement nous pourrons assister aux consultations de la clientèle locale, mais celle-ci pourra tout aussi bien assister au puja que je solliciterai pour moi. Cette participation de la collectivité, pas seulement des familiers mais encore des étrangers et des curieux de passage, enlève tout caractère ésotérique à la pratique de Mayli Lama. Les consultations sont non seulement publiques, mais encore, elles sont transparentes. Son rituel est simple et facilement compréhensible pour les participants de la culture. La compréhension sera un peu plus difficile au départ pour nous occidentaux. Mais l’observation répétée de plusieurs séances analogues, complétée des explications fournies par la chaman et par Furba devraient rendre le rituel compréhensible. Il me paraît important de souligner cette volonté de transparence de la pratique de Mayli Lama. Nous verrons par la suite qu’elle complète ses rites d’explications et de directives adressées à ses clients. Furba précise encore qu’à l’instar de tous les Jankhri traditionnels, Mayli reconnaît les limites de sa pratique rituelle. Elle la complète en prescrivant à ses patients des préparations médicamenteuses à base d’herbes qu’elle connaît très bien et qui font partie du répertoire phytothérapeutique local. En outre, elle conseille le cas échéant à ses clients de consulter soit des médecins allopathes, soit des médecins ayurvédiques traditionnels, soit encore l’un ou l’autre dhami ou bedayu herboriste. Outre cette introduction à la personne de Mayli Lama, Furba rappelle quelques généralités relatives à la pratique du chamanisme. Concernant le rituel, les chamans utilisent trois étapes d’interventions successives dans les consultations pour un mal ou une maladie: la divination, la purification et l’exorcisme

D’abord, le diagnostic est posé par voie de divination : c’est le Jokana. Le chaman entre en contact avec sa divinité tutélaire (l’instance possédante, la force ou l’énergie qui l’habite) et, en état de transe, reçoit de celle-ci les réponses à ses questions. Furba précise que c’est entre autre en cela que sa propre pratique chamanique – qu’il a délaissé, rappelons-le – se distingue de celle de Mayli. Furba n’a pas pratiqué le jokana, mais le diagnostic par lecture de la manipulation du riz 5.

Ensuite, sur base des résultats du jokana, le chaman entreprend une ou plusieurs cérémonies de guérison, dites Manchaune. Ces rites de purification interne et externe, qui peuvent être multipliées jusqu’à neuf fois, suffisent dans la majorité des cas, lorsque la cause du mal peut être conjurée ou amadouée par la prière. Il s’agit des cas où le patient subit les effets d’une instance ou d’un champ de forces qui reste extérieur à lui. Enfin, si les Manchaune s’avèrent insuffisants, une jokana supplémentaire peut amener à décider de pratiquer une puja d’exorcisme. Ce sera le cas lorsque le mal est localisé dans la personne, c’est-à-dire qu’elle est supposée possédée par une instance invisible. En pratique et de manière très schématique, il s’agirait dans ce dernier cas d’une possession causée par un ensorcellement, l’instance invisible ayant été “ envoyée ” par un sorcier (sorceller ou choda) ou une sorcière (witch ou bokshi). Concernant le cadre de référence de la pratique chamanique locale, Furba précise que le système explicatif (the background of believes and knowledge) est à trouver dans les mythes hindouistes et dans les préceptes du tantrisme. S’il existe bien de nombreux livres, textes et exégèses en ces deux matières, les chamans traditionnels se réfèrent exclusivement à la transmission verbale du savoir. Occasionnellement mais très rarement, ils se réfèrent à des traités tantriques anciens, qui, dans ces cas, font d’avantage office d’instruments magiques agissant par eux-mêmes en tant qu’objets “ chargés ”, que d’ouvrages techniques consultatifs. Munis de ces quelques renseignements, nous allons chez la chaman. 7. Première rencontre avec Mayli Lama: un puja d’exorcisme (lundi 24.5 soir) La première rencontre avec la chaman a lieu à la tombée de la nuit [[Les rencontres avec la chaman Boudda Mayli Lama comprennent six épisodes : 1.Le 24.05.99 (soir) : puja de la femme de Bhaktapur, présentation du groupe, explication du puja 2.Le 27.05.99 (soir) : manchaune d’une femme, bénédiction d’offrandes, manchaune d’enfants, Jokana du chercheur, commentaires de Furba 3.Le 28.05.99 (matin) : manchaune du chercheur, jokana de B. Mirguet, commentaires de Furba 4.Le 31.05.99 (matin) : deuxième jokana du chercheur, manchaune de B. Mirguet, interview de Mayli ( biographie ), les courses pour le puja 5.Le 31.05.99 (soir) : discussion de Mayli avec le lama, puja du chercheur, interview de Mayli (instrumentation) 6.Le 02.06.99 (matin) : amulettes pour B. Mirguet et le chercheur.]]. La nuit est réservée aux puja (les cérémonies d’exorcisme), en matinée étant réservées aux jokana (les séances de divination), et aux manchaune (séances de purification). Furba nous conduit, mes cinq compagnons et moi-même, à travers les dédales des ruelles du “ nouveau quartier ” de Bodnath, c’est-à-dire à travers l’ensemble des constructions réalisées au courant des six dernières années empiétant sur la campagne en direction de Gaurigath. Ces immeubles sont vite construits, légers et laids. Une ossature de béton armé est remplie de briques traditionnelles ou de cendrée, et l’étage supérieur reste généralement inachevé avec des ferrures en attente. L’immeuble dans lequel habite et officie la chaman ne se distingue en rien des autres. Elle en occupe le deuxième étage, en l’occurrence le dernier. On y accède par un escalier extérieur qui aboutit sur une sorte de vestibule couvert et ouvert sur l’extérieur. Là, trois banquettes sont à la disposition des visiteurs de la chaman. Des chaussures sous les sièges et des couffins en attente sur les sièges signalent qu’il y a du monde chez elle. Le local de consultation est signalé par un masque et une image colorée au dessus de la porte. Un coup d’œil suffit pour comprendre qu’une cérémonie est en cours : la chaman officie tout près de la porte largement ouverte. Le masque au-dessus de la porte est analogue aux masques de chaman qui ont été découverts entre 1970 et 1980 et qui sont reproduits depuis lors pour la vente aux touristes (voire note sur les masques). Ce masque est peint en blanc, ce en quoi il diffère des masques habituels qui sont tous noirs ou foncés. La chaman n’a jamais utilisé de masque et ce masque-ci fait office de symbole protecteur et d’enseigne professionnelle. L’image qui l’accompagne représente le roi des nagas, protecteur des dieux et des hommes qui les invoquent. Le visiteur, en passant le seuil, entre dans un espace voué à la protection contre les forces maléfiques. Nous enlevons nos chaussures, conformément aux règles de la bienséance commune qui respectent les lieux privés autant que les lieux sacrés. Il s’agit en outre d’une règle d’hygiène élémentaire compte tenu de l’état franchement crasseux des rues de Bodnath. Le local est exigu, quelque chose comme 4 m x 8 m au total. Compte tenu du fait que la moitié de la pièce est occupée par du mobilier, il reste un espace de 4m x 4m dont le centre est occupé par la chaman et son patient tandis que les familiers et autres visiteurs sont assis ou accroupis tout autour sur des nattes et des galettes, le dos contre le mur. Pour l’instant, il y a là une dizaine de personnes assises en cercle. Nous nous faufilons de notre mieux dans l’assistance qui fait patiemment place. La chaman est trop occupée pour faire attention aux allées et venues dans l’assistance. Chacun, installé après quelques hésitations entre l’assise à l’européenne et l’accroupissement à l’asiatique, est pris par l’atmosphère du lieu et de la situation. Se laisser prendre, se laisser capter, voilà qui n’est pas une évidence pour le voyageur occidental qui vient à peine de débarquer dans ce lieu pour lui tout à fait inhabituel, après 20 heures de voyages dans les avions et aéroports, après des mois d’immersion dans la vie quotidienne d’un occidental moyen. Pour ma part, la première chose qui me “ frappe ” ici est le clivage entre ce qui en moi est en éveil, attentif, toutes antennes dehors orientées vers l’ici et maintenant, d’une part, et ce quelque chose en moi qui est un petit paquet de résistances, de rationalité occidentale, de calculs prudents et de mise en garde, d’autre part. Une partie qui ne demande qu’une seule chose, d’être ravie et séduite, et une autre qui ne souhaite que le contraire, de ne pas se laisser prendre. La première est enthousiaste et passionnée. La seconde est retenue et contrôlée. La coexistence entre ces deux motions contraires est énervante et m’empêche de me laisser prendre complètement. La voix passionnelle réclame “ flute, fous moi la paix ! je n’ai pas fait vingt heures de voyage pour me retrouver avec ma névrose d’adaptation habituelle : je suis ailleurs, je veux fonctionner sur la longueur d’onde de cet ailleurs ”. A peine perceptible mais autoritaire, la partie résistante murmure : “ qu’est-ce que tu fous ici dans ce pays d’illuminés, et, surtout, ici dans cette comédie pour naïfs ! ”. Un tel dialogue interne est stérile et fait perdre le contact avec la réalité observable. Aussi, j’utilise le subterfuge que j’ai appris à mettre en place dans ces circonstances : j’introduis un nouveau clivage dans la partie rationnelle. A la voix qui incite à l’incrédulité rigide au nom de la raison j’oppose une voix qui rétorque au nom de la même raison. “ Tu es venu ici pour observer l’inconnu, et cela n’est possible qu’à condition de jouer le jeu, ou du moins, d’en faire semblant ”. Je ne sais que trop bien ce que veut dire “ faire semblant ”. Cela signifie en effet de participer à ce qui se passe en observant. “ L’observation participante ” est d’ailleurs le terme consacré pour désigner une méthode de recherche ethnologique sur le terrain. Et faire semblant est par ailleurs une stratégie de transfert dans la relation clinique. La proposition est donc susceptible de réduire les résistances de la pensé raisonnable. Mais je sais aussi que dans le cas présent, j’ai mieux à espérer. Par le fait de me jouer à moi-même le jeu me laisser prendre, je puis m’autoriser à me laisser effectivement prendre. Le petit dialogue interne n’est pas bien long et assez rapidement l’introspection cède le pas au plaisir et puis, peu à peu, à la jouissance du voyeur capté par le spectacle dans ses milles et un détails. L’ambiance dans cette petite pièce est pour l’instant paisible. Le lieu est tranquille, sans bruit particulier et la scène n’a rien de spectaculaire. Faiblement éclairée par une unique ampoule électrique dont la puissance ne semble pas dépasser 25 watt, la pièce ne comporte comme ornements que quelques tankas (peintures sur coton) et quelques reproductions de tankas en papier encadrés sous verre. Ce sont des tankas de grande série, reproduisant des divinités paisibles du panthéon bouddhique. Aucune figuration terrible ou de divinités du panthéon bön. Rien donc qui différencie la pièce de la chaman de n’importe quelle pièce de séjour banale. Entre les tankas il y a même quelques objets de décoration laïque tels une horloge chromée dont le pendulier berce des oiseaux en plastique sur un rythme qui ferait dormir en quelques secondes n’importe quel bébé ou adulte fatigué, ou tel encore des photographies découpées de calendriers et de publicités. Dans un coin est suspendu un cadre contenant deux pages d’un journal. Je verrai ça plus tard. L’inventaire de l’endroit pourra se poursuivre une autre fois. Que se passe-t-il ici ? Pour l’instant il y a là deux femmes. L’une est assise, le tronc droit, les jambes étendues vers un panier chargé d’ingrédients colorés difficiles à distinguer au premier abord. On dirait des fleurs et des bouts de tissus colorés. Cette femme est immobile. Elle est habillée d’un sari rouge et ses cheveux noirs sont noués en une longue tresse. C’est une femme Népali d’une vingtaine d’années. C’est la “ patiente ”. L’autre femme est plus agenouillée qu’accroupie. Elle parle à voix basse et fait des mouvements des bras. Elle est habillée d’un T-shirt jaune et d’un sari à dominante rouge-brun noué autour de la taille. Elle est de corpulence forte mais sans lourdeur. Le visage est de type mongolien : les yeux sont assez bridés, les pommettes hautes, les lèvres charnues sont peu mobiles quand elle parle, les cheveux noirs de jais sont noués en un chignon, dans lequel sont piquées quelques fleurs de fraisas blanches. Par moments, elle s’anime, parle plus fort et les gestes se font plus amples, plus impératifs. Le ton passe de la demande à la commande, elle semble prise dans un dialogue extrêmement ambivalent avec une figure invisible mais sensiblement présente, qu’il s’agit de persuader avec douceur et fermeté. Persuader de quoi ? D’après les gestes dans leur phase la plus expressive, la chaman cherche à persuader l’interlocuteur invisible de prendre en compte une possible liaison entre la patiente et le panier fleuri devant elle. Je remarque maintenant un fil de couleur posé sur la tête de la patiente et qui relie celle-ci, par une douce courbe descendante, au panier fleuri. Je distingue aussi, disposés entre la patiente et la chaman, quatre paniers de vannerie chargés d’ingrédients divers. Je commence à comprendre que la chaman puise des ingrédients dans ces paniers pour les tendre vers l’interlocuteur invisible, pour ensuite les promener sur le corps de la patiente, et , en fin de course, les jeter dans le panier fleuri. Du coup, la logique du cadre, le “ setting ” comme disent les anglo-saxons, devient évidente. La patiente est toute tendue vers le panier fleuri, qui est disposé du côté de la porte, largement ouverte vers le vestibule lui-même largement ouvert vers l’air libre. Le fil tendu entre elle et le panier souligne cet axe patiente-panier-porte-extérieur. Cet axe est répétitivement souligné par le mouvement des mains (main gauche) de la chaman. Cet axe est celui d’une trajectoire. Trajectoire du mouvement imposé, ou plus exactement, proposé, par la chaman qui, de la main, souligne des dizaines de fois cette trajectoire. Elle le répète en chargeant sa main d’ingrédients qu’elle puise dans des petits paniers disposés devant elle. Elle glisse ces ingrédients le long du corps de la patiente, en la frôlant, puis elle fait un large mouvement vers le panier fleuri et y jette les ingrédients. A première vue, et sans aller dans le détail ce que nous aurons amplement l’occasion de vérifier par la suite, ces ingrédients sont constitués de riz, de fruits et de fleurs, entre autres. En même temps, la chaman parle. Au fur et à mesure que le rite avance, la voix se fait plus forte, plus impérative. Elle même s’anime, s’agite, tremble, et, par moment est prise de secousses fortes de tout le corps. Puis de nouveau elle se calme apparemment. Tantôt elle prie, demande, supplie. A d’autres moments elle ordonne, se fâche, exige. Elle semble s’adresser non à un mais à plusieurs interlocuteurs dont certains doivent être conciliés, dont d’autres doivent être persuadés et d’autres encore doivent être intimidés. L’ensemble des gestes, des paroles et des attitudes est lisible comme un dialogue animé et délicat avec des instances invisibles aux caractéristiques diverses et qu’il s’agit d’interpeller selon des règles précises, à en juger d’après les répétitions et stéréotypies qui finissent par s’imposer peu à peu au spectateur. Depuis combien de temps la cérémonie dure-t-elle ? Un coup d’œil sur la montre indique que nous sommes ici déjà depuis une heure, sans nous ennuyer . Le public qui est là n’est pas tout entier fasciné, docile et immobile. Loin de là. Il y a des allées et venues. Des enfants jouent et vont de ci, de là. De temps en temps quelqu’un parle ou rit, mais toujours avec calme et sans élever la voix ou déranger la cérémonie. Tout se passe comme si les assistants, familiarisés depuis de longue date avec la cérémonie, ne doutent pas de son issue heureuse. L’atmosphère est détendue malgré l’évidente tension dans le scénario qu’anime la chaman. Furba, qui a lié connaissance avec les membres de la famille de la patiente fournit quelques explications. La patiente est une jeune femme originaire de Bhaktapur ; elle est âgée d’environ 22 ans. Récemment mariée, elle est venue avec son mari, sa mère et sa belle famille. “ She has been attacked by a spirit who takes her by her throat. Then she can no more breath, she has no air and she gets anxious. This happens always in the night. Then she stays wakened, afraid. This happened twice. The first stroke was some ten years ago”. Cette attaque par un esprit se fait de l’intérieur, “ from inside ”, ce qui veut dire que l’esprit habite en elle. Elle serait donc possédée, et le traitement auquel nous assistons est un exorcisme. La chaman a effectué il y a quelques jours une cérémonie de diagnostic avec cette femme, un jokana, pour identifier l’esprit possédant et identifier les offrandes demandées par l’esprit comme prix pour son éventuelle sortie. Ce que nous voyons dans les petits paniers disposés devant la chaman sont les offrandes offertes à l’esprit “ food for the spirit ”. La chaman persuade longuement l’esprit d’accepter cette nourriture et de quitter la patiente, en suivant le fil de différentes couleurs qui relie la tête de la patiente au grand panier fleuri disposé devant ses pieds, du côté de la porte. Dans ce grand panier se trouvent des figurines en glaise noire. Une grande au milieu et des petites tout autour. La grande figurine, haute de 30 cm est de forme humaine. Une grosse tête ronde est épinglée d’une paire d’yeux en coquillages cauris et une bouche dessinée avec des grains de riz. Le corps, très schématique, est drapé dans une pièce de cotonnade rouge. Les autres figures sont de simples cônes surmontés d’une tige ornée de rubans de couleur. Les fleurs, tout comme les tissus de couleurs et les lampes à huile – non encore allumées – sont des offrandes. Au fur et à mesure de l’avancement de la cérémonie, ce panier se remplit de toutes les offrandes qui se trouvent dans les petits paniers disposés devant la chaman. Après avoir été proposées à l’esprit et promenées le long du corps de la patiente, ces offrandes – des farines colorées, du riz, des fruits, des fleurs – sont jetées dans le grand panier. Celui-ci est supposé devenir de plus en plus attirant pour l’esprit, qui, à un moment donné est censé ne plus pouvoir résister à sa gourmandise, et lâcher la malade pour entrer dans son double, la figure noire aux yeux de cauris, ou l’un ou l’autre des cônes ornés. Le ton des incantations monte. La chaman grogne, crie, invective. Elle se fâche sur l’esprit et quitte la manière douce pour la modalité autoritaire. Elle se saisit promptement d’un œuf qu’elle frotte sur la tête, le tronc, les membres de la patiente. Elle s’y prend à neuf reprises, en parlant d’une voix grave, impérieuse, sèche. On entend clairement qu’elle prononce à de multiples reprises le nom de “ Kali ”, la grande déesse dont elle est le médium. Elle prononce aussi clairement les termes de “ guru ” et de “ lha-mo ” c’est-à-dire qu’elle invoque aussi son maître en chamanisme. Maintenant, la patiente sort de son immobilité. Elle tressaille, gémit et pousse de temps en temps des cris. D’après ce que m’explique Furba, c’est l’esprit en elle qui résiste, qui s’accroche, et qui cède déjà mais à contrecœur. Un assistant de la chaman lui apporte un coq noir. La bête s’agite effrayée. La chaman le saisit fermement par les deux pattes, comme un instrument, dans la main gauche. Avec la droite, elle fait des allers retours entre la patiente et le coq, comme elle faisait précédemment entre elle et le panier. L’esprit est invité à quitter la patiente pour se saisir du coq. Plus précisément, ce qui de l’esprit ou de l’instance surnaturelle n’est pas passé dans le panier fleuri, est maintenant invité impérativement à passer dans le coq. L’esprit n’est donc pas une entité close, enfermée dans une figure. Certains éléments peuvent suivre la voie du fil coloré, d’autres ont la possibilité de pénétrer dans l’œuf et ce qui résiste encore est supposé se saisir du coq. Celui-ci a une qualité qui le rend supérieur aux autres offrandes : il est un être vivant. C’est de la vie offerte à l’instance invisible contre une autre vie. Le traitement infligé au coq et à la patiente est nettement plus énergique. Jusqu’à présent la chaman était assise. Maintenant elle est debout et tourne autour de la patiente. Elle touche la patiente avec le coq : la tête, les épaules, le dos, la poitrine, les bras, les jambes. Elle refait cette séquence en frottant la bête sur le corps. Elle touche la tête de la patiente avec le bec du coq. Le coq se saisit du fil de couleurs. La chaman tend alors le coq vers le panier fleuri et la tête en bas, le coq y dépose – bien malgré lui – le fil de couleurs. Enfin, elle refait un passage en frappant la patiente avec le coq, avec force, sur la tête, le dos, le tronc. Le coq crie, scandalisé. La patiente rentre la tête, courbe l’échine. La chaman vocifère d’une voix forte et grave. L’assistant allume les lampes à huile dans le panier fleuri. Bientôt les bandelettes de tissu prennent feu. La chaman enjoint à la jeune femme de se pencher au-dessus du panier enflammé. Elle lui verse de l’eau sur la tête et les épaules. L’eau dégouline dans le panier. Le panier enflammé est poussé dehors dans le vestibule. Dès qu’il est plus ou moins consumé, les débris incandescents sont jetés sur le terrain vague devant la maison. Les esprits libérés par la destruction des formes dans lesquelles ils ont été provisoirement pris, retrouvent l’espace extérieur. Le coq, plutôt assommé par les coups mais toujours vivant, suit le même chemin. Il est jeté sans ménagements sur la terrasse. Les liens qui relient ses pattes seront défaits, et il sera lâché sur le terrain vague. Là, il suivra son destin de coq. Il fera carrière dans un poulailler voisin. Ou bien, capté par un mendiant affamé qui le mangera. Quoi qu’il en soit, personne ne sera victime de l’esprit logé dans le coq. D’une manière ou d’une autre, l’esprit finira bien par quitter le coq et à diffuser dans l’espace environnant. En tout cas, l’esprit ou les esprits libérés, n’inquiètent ni la chaman, ni les habitants du quartier. La chaman quitte la pièce à son tour laissant la patiente penchée en avant, dégoulinante. L’assistant et une femme nettoient la pièce à grands coups de balais. Le public se dégourdit les jambes, bavarde, commente. C’est une sorte d’entracte : tout le monde sait que ce n’est pas fini. Furba nous invite d’ailleurs à changer de place car la scène change. L’épisode suivant de la cérémonie sera nettement plus bref et se déroulera dans la partie de la pièce qui est meublée, côté fenêtre. L’ameublement est très simple, mais chargé de nombreux objets. A gauche, contre le mur est disposé un fauteuil surélevé, sous quelques thankas et cadres dans lesquels des figures de saints bouddhistes trônent dans toute leur dignité. Il s’agit en quelque sorte, d’après Furba, de ses “ diplômes ” en chamanisme reçus de son guru initiateur. En face, sous la fenêtre, un meuble bas couvert d’un tissu chamarré porte quelques boîtes et bouteilles. A droite, face au fauteuil, une armoire à haut de corps vitré et bas de corps fermé de portes, fait office d’autel. Dans la partie vitrée se voient, en haut, une série de quatre tankas sans encadrement, de la même facture, représentant des dhyana bouddhas jaunes et rouges. Au milieu, sous les thankas, trônent quatre statuettes de divinités en bronze doré, dont seule la tête émerge des drapages de kathans en soie blanche. En bas, au pied des statuettes sont dressées en guise d’offrandes une dizaine de récipients en cuivre sur pied remplis d’eau, de fleurs et de riz ainsi que quelques lampes à huile. Les offrandes sont encadrées, d’un côté, par un pot à eau tibétain, porteur de plumes de paon et, de l’autre côté, par un faisceau de plumes de paon liées par un tissu rouge. (Plus tard, il s’avérera qu’il s’agit en fait d’une couronne chamanique enroulée). Au centre des offrandes trône une ravissante statuette ancienne en bronze patiné de Ganesh, le dieu médiateur à qui s’adresse invariablement le premier des hommages de l’adorateur de l’autel. Devant le fauteuil est disposé une table basse qui porte plusieurs objets. Très visible, un grand plat métallique rempli d’un monceau de riz dans lequel sont plantés des rouleaux de billets de banque en petites coupures, principalement de cinq et dix roupies. A côté, quelques boîtes de conserve remplies de poudre et un couteau. Un coussin plat attend, entre cette table et l’autel. La patiente qui s’est un peu séchée avec un serviette s’y installe, accroupie. Les visiteurs s’installent autour de cette nouvelle scène et attendent la suite, en bavardant sans arrêt. La chaman entre, d’un air décidé, ferme et calme. Elle s’installe sur le fauteuil, jambes croisées. Elle a fière allure. Elle trône comme un reine de droit divin. Sans délai elle replonge dans un monologue. Elle touche le front de la patiente, ses épaules, son dos, de la main nue d’abord, du couteau ensuite. Enfin, elle projette des grains de riz vers l’autel, tout en énonçant une liste de noms de divinités. Elle s’arrête, contemplant en silence l’assemblée. Enfin, un grand sourire illumine son visage. La chaman reprend contact avec la réalité commune et tout se passe comme si elle voyait pour la première fois les personnes présentes dans la pièce. Elle engage la conversation avec les uns et les autres, en riant. Furba lui fait reconnaître notre présence. Nous la saluons en prenant place, à tour de rôle, sur le coussin devant elle. Chacun de nous lui offre un foulard de soie, un kathan acheté au préalable. Furba présente notre petit groupe, notre intérêt pour sa pratique, notre désir d’assister à ses séances de guérison et de l’entendre parler de sa pratique. Il expose enfin la demande de traitement pour l’un d’entre nous, ce qu’elle accepte.

En la voyant maintenant en face à face, je suis en mesure de confirmer une impression de “ déjà vu ” qui s’était imposée à moi au courant de la cérémonie. Je reconnaissais le visage de la chaman d’après des photographies d’elle illustrant un article datant d’il y a près de trois ans, paru dans une revue américaine spécialisée dans le chamanisme 6. Je lui pose la question, elle confirme que l’auteur de l’article a effectué un stage en chamanisme sous sa direction et l’a accompagnée lors d’un puja – cérémonie de renforcement des pouvoirs chamaniques – au sanctuaire de Kali au sommet de la montagne de Nagarkot. Cette référence la dispose agréablement à notre égard tout comme elle contribue à la confiance qu’elle nous inspire.

Elle nous apprend encore quelques précisions pour comprendre le rituel de guérison auquel nous venons d’assister. La jeune patiente n’est pas originaire de Bhaktapur. Elle s’y est installée il y a près de cinq ans suite à son mariage avec un homme natif de cette ville. Habile et bien aidée par sa famille restée au village, elle a vite réussi à faire prospérer le petit commerce de tissus qu’elle a commencé dans la demeure de son mari. Ce rapide succès d’une “ étrangère ” n’a pas manqué d’attiser l’envie de certaines voisines. Déjà, elle a subi une première “ attaque ” d’énergie néfaste adressée par une bokhsi (sorcière) commanditée par les femmes envieuses. Elle a consulté la chaman à cette époque – il y a cinq ans – qui a pu l’aider et lui a assuré une protection qui s’est avérée efficace pendant tout ce temps. Mais les femmes envieuses n’ont pas renoncé à leur haine et auraient fait appel à une bokhsi plus puissante. Cette fois-ci, il ne s’agit pas d’un “ simple ” sortilège, mais d’une agression plus grave. La bokhsi s’est rendue maître de l’âme errante d’une personne décédée de mort violente et a chargé cette âme de maléfices, pour la lancer ensuite à l’assaut de la patiente. Etant donné que cette âme est celle d’une pendue, il est compréhensible que le symptôme dominant de la patiente soit celui d’être serrée à la gorge au point d’étouffer. Ce symptôme se manifeste uniquement pendant la nuit qui est en effet la période d’activité des “ âmes errantes ”. Par la suite, Furba nous apprendra encore beaucoup concernant ces “ âmes errantes ”. Maintenant, il nous faut partir car la chaman a encore du travail et nous sommes éreintés. En effet, une autre famille est venue s’installer dans la pièce pour le traitement d’un des leurs. Cette fois-ci il s’agit d’un homme d’une trentaine d’années qui expose brièvement son mal, à haute voix. Il décrit des frayeurs nocturnes avec insomnies brusques et il ne doute pas qu’il s’agit d’une “ énergie maléfique ”. Il demande d’emblée une protection à la chaman. Celle-ci lui propose sur l’heure un jokana (rituel de divination) et un manchaune (rituel de purification) pour le lendemain matin. Sur ce, nous quittons les lieux. 8.Des énergies : des esprits, des âmes, des dieux et des démons La séance chez la chaman a éveillé notre curiosité et les questions fusent. Malgré l’heure plus que tardive, Furba tente d’y répondre. Il a manifestement l’habitude de la boulimie intellectuelle des occidentaux et connaît aussi les travers de leur pensée. En tout cas, sa fréquentation des anthropologues et des participants du colloque en Suisse, lui a fait comprendre l’énorme écart entre les systèmes conceptuels occidental et oriental. Et, une fois de plus, j’entends de la bouche de Furba, ce que tant d’autres informateurs de terrain m’ont répété, avec insistance. Oui, dans leurs contacts avec les occidentaux – européens ou américains, pour eux cela revient au même – ils utilisent les concepts de leurs interlocuteurs et traduisent de leur mieux, les termes ourdous ou népali en leurs équivalents anglais, mais, bien sûr, cette traduction comporte une part de trahison. En employant des termes tels que “ gods ”, “ demons ”, “ spirits ” et “ souls ” les informateurs activent le système conceptuel de leurs interlocuteurs et les représentations mentales qu’ils ont reçues de leur culture pragmatique et matérialiste. Dès lors, les plus éclairés de ces informateurs mettent leurs interlocuteurs occidentaux en garde contre les interprétations que leur dictent habituellement leur système de représentation substantiviste. Un jour, l’un d’eux m’a dit “ vous considérez les orientaux comme naïfs et crédules parce que vous pensez qu’ils croient à la réalité substantielle des dieux, démons, esprits et âmes. Bien sûr, ils utilisent une terminologie qui se réfère à des formes et des figures sensibles mais tout en ne cessant d’affirmer ce qui est la constante la plus évidente de la pensée orientale : cette terminologie ne désigne pas des êtres substantiels auxquels il serait possible de croire. Tout au plus s’agit-il d’existences conceptuelles, de formes intellectuelles qui tâchent de rendre compte de ce qui existe effectivement c’est-à-dire, un champ de forces complexes, un réseau d’énergies qui, tout en étant invisibles, produisent des effets, des influences. ” Le leitmotiv qui revient constamment est : “ rien n’est permanent, rien n’a la consistance d’une réalité douée d’être. Même les dieux n’ont pas la qualité d’être. A fortiori, il n’y a ni démons, ni esprits, ni âmes qui existent en tant qu’entités formelles. Il ne s’agit que de mots, de concepts, d’images mentales, dont le seul sens réside dans celui qu’on leur donne dans les échanges d’idées. ” “ Everybody has positive and negative energy ” répète Furba, comme d’autres informateurs. Les humains vivent dans un champ d’énergies et y participent, car il ne sont pas seulement traversés par les énergies “ externes ” mais ils produisent encore de l’énergie “ interne ”. Les spéculations intellectuelles hindouistes et bouddhistes consacrent beaucoup de textes à la désignation de ces énergies tant intrapersonnelles que celles qui sont trans-personnelles. Ce sont surtout les spéculations produites par les différentes écoles de yoga qui ont tenté de théoriser les énergies et de produire des pratiques destinées à les gérer. L’énergie est mentale, ou spirituelle, ou encore vitale, et les différentes modalités d’énergie interagissent. Ce que l’on peut appeler “ énergie spirituelle ” et qui joue un rôle dans l’influence à distance sur autrui, produit des effets bénéfiques ou maléfiques selon l’usage qui en est fait. Furba précise qu’il n’y a pas intrinsèquement de la “ bonne ” ou de la “ mauvaise ” énergie, mais que ce sont les finalités qui les rendent telles. Ces finalités sont dictées par les dieux mais ce sont en définitive les humains qui sont responsables de l’orientation des énergies qu’ils manipulent. Furba tente d’expliquer cette proposition. Les noms des dieux sont les noms donnés aux énergies en tant qu’elles sont orientées. Shiva et Kali sont, dans le vocabulaire des chamans, les noms donnés aux deux orientations des énergies, tout en sachant que ces orientations n’ont pas plus de stabilité que tout autre chose impermanente. « The energy of Shiva is the right use of energy by the jankhri and the energy of Kali or Durga is the misuse of energy by the choda and the bokshi. The effects of the “ spirits ” is determined by the individual karma. All the effects of energy depend of the use by the individual who keeps finally all the responsibility of the use – good use and misuse – of the spiritual energy and the effects on mental and vital energy ». Dès lors, un sorcier (choda ou bokshi) est un individu qui invoque, emploie l’énergie de Kali, – potentiellement destructrice et génératrice – dans le but destructeur. Il utilise à cet effet l’esprit ou l’âme, c’est-à-dire, l’énergie errante d’une personne morte violemment, qu’il charge de sa propre volonté de nuire et qu’il injecte par magie dans le corps de la victime. A ces explications difficiles à entendre par un esprit cartésien occidental et qui méritent discussion, Furba ajoute ces précisions. L’absence d’être, c’est-à-dire, l’absence de permanence des figures qui symbolisent l’énergie circulante, empêche évidemment de fixer ces figures dans un système classificatoire fermé et empêche aussi de nommer ces figures une fois pour toutes sans confusion aucune. Cette impossibilité est la raison pour laquelle la tâche des guérisseurs est tellement compliquée et pour laquelle la tâche essentielle de leur rituel verbal est de nommer le plus de figures possibles. Chaque chaman a un grand répertoire de noms de dieux et de démons qu’il récite répétitivement lors des rites, dans l’espoir de toucher juste, de nommer les “ figures énergétiques ” qui sont en jeu dans le cas concret d’un patient donné. Certes Mayli Lama invoque principalement Kali, qui est sa divinité tutélaire ou principale et efficace dans la mesure où elle est, comme nous l’avons vu plus haut, invoquée par les sorciers dont la chaman cherche précisément à déjouer, à dénouer les sortilèges. Mais, outre Kali, elle invoque, ou plus précisément elle appelle, la présence énergétique de tous les démons et esprits sans nom présents dans l’atmosphère, dans les courants d’eau et dans le sol du lieu où elle ritualise et du lieu dans lequel le patient a été “ saisi ” par l’énergie néfaste. Le rituel dès lors multiplie les noms et aussi les offrandes. En effet, certains “ démons ” ou “ esprits ” préfèrent les couleurs, les odeurs, les sons. D’autres ont une préférence pour les objets inanimés, pour les sucreries, pour l’argent. D’autres encore sont avides de vie : on les appelle avec des œufs, des animaux vivants tels que coqs ou canards. Kali et ses diverses formes et acolytes, Durga, Yogini, etc., ont une préférence pour le sang des sacrifices. Mayli ne pratique pas les sacrifices sanglants qu’elle laisse aux Jankhri “ sauvages ” et aux prêtres de Kali, tels que ceux de Dashinkali qui sacrifient des animaux, uniquement des mâles, lors de rites collectifs jouant sur le grand nombre des animaux tués : coqs, canards, boucs et taureaux. A cet égard, Mayli apparaît comme une chaman qui a pris des distances à l’égard de la “ sauvagerie ” (le mot est utilisé par Furba). On pourrait la dire plutôt “ civilisée ” si on entend par là quelqu’un qui privilégie le symbole de l’objet à la matérialité de la chose, qui remplace le sang versé lors de rites “ cruels ” – au sens propre du terme puisque “ cruor ” signifie “ sang ” – par son évocation symbolique telle que la couleur du sang – tissu, poudre ou liquide coloré de vermillon ou de cinabre -. Un autre indice de cette “ civilisation ” s’est imposé d’emblée lors de la séance d’exorcisme de ce soir. La chaman n’a utilisé ni danse, ni tambour ni instrumentation chamanique (vêtements, plumes, cloches, etc.). Et par ailleurs, les manifestations de transe ont été relativement limitées, discrètes. 9.Deuxième rencontre avec Mayli Lama (jeudi 27.5 soir) La cérémonie à laquelle nous avons assisté il y a trois jours était une “ puja ” qui terminait le cycle des trois rites qui composent un traitement. C’est le rite le plus spectaculaire. Le fait d’avoir été d’emblée plongé dans cette cérémonie était une excellente manière pour secouer l’anthropologue encore tout perclus de sa raideur conceptuelle et de ses défenses névrotiques. Cette prise de contact “ musclée ” nous a rendu un très grand service, celui de nous assouplir, de nous forcer à nous adapter à la logique locale et de lâcher quelque peu nos catégories de penser et de classer qui obnubilent la sensibilité de l’immédiat. Ce soir en nous rendant chez Mayli nous savons que, quand notre tour sera venu dans la séquence des consultations publiques, nous assisterons à un jokana, une séance de divination qui cherchera à établir le diagnostic de notre “ patient désigné ”. J’assume cette position sans réticences. Je ne fais qu’y répéter ce que j’ai déjà souvent fait lors de mes voyages d’études précédents. En bon névrosé, je ne manque pas de symptômes bien réels susceptibles d’être proposés à un guérisseur. Ces symptômes, je les connais bien car ils ont déjà fait auparavant l’objet de consultations médicales et de traitements médicaux dans toutes les règles de l’art de guérir occidental. Par ailleurs en ce qui concerne les composantes dites psychologiques desdits symptômes, j’en sais aussi un bout au terme d’une dizaine d’années de psychanalyses, par longs épisodes, auprès de trois psychanalystes de trois écoles différentes. Dès lors j’ai eu largement le temps d’inventorier les composants, tenants et aboutissants des souvenirs et fantasmes qui donnent sens aux manifestations incongrues de ma mécanique somatique. Je garde tout frais en mémoire les derniers avatars de mon roman personnel dont les personnages sont ces multiples déterminants que d’habitude, pour des raisons de quiétude mentale, on garde soigneusement refoulés dans un inconscient verrouillé à double tour. Furba m’a demandé quelle était ma demande à Mayli pour qu’il puisse la lui traduire. Par la suite, j’ai bien du me rendre compte du fait que Furba, ayant un sérieux intérêt pour la clinique, voulait toujours en savoir plus que ce qui était strictement nécessaire. Pourquoi pas ? Manifestement, dans cette société, les discours relatifs à la santé et à la maladie ne sont pas inhibés par ces pudeurs qui font, dans les sociétés occidentales, des questions de la santé une affaire strictement privée et qui imposent aux médecins les rigueurs bien compréhensibles du secret médical. Ici, comme nous avons pu nous en rendre compte dès la première rencontre avec la chaman, ses patients ne sont nullement gênés d’énoncer en public leurs problèmes et d’être vus et entendus par des parfaits étrangers pendant leur traitement. Par ailleurs, la chaman elle-même n’a manifesté aucune résistance à nous parler de l’histoire personnelle de ses patients, ni, par la suite, de la sienne. Ce qui est aussi remarquable, c’est que les personnes rencontrées s’intéressent toutes aux questions de santé sans pour autant tomber dans l’excès contraire, l’exhibitionnisme malsain qui consiste à étaler ses propres ennuis de santé, quitte à dramatiser quelque peu l’affaire dans le but d’impressionner l’interlocuteur. On ne parle pas ici de sa maladie, ou de ses symptômes au sens d’une propriété privée. Les manifestations du mal, tout comme ses processus étiologiques et thérapeutiques, étant en fait de l’ordre d’énergies traversant tout le monde, tout le monde se trouve concerné par le malheur ou la maladie singulière. Ainsi il m’a fallu également constater, au fur et à mesure de mes entretiens avec les hommes et femmes de toutes catégories au hasard des rencontres, que le savoir sur la santé, loin d’être l’apanage exclusif de quelques privilégiés ou de quelques spécialistes, est l’affaire partagée de tout le monde. Rappelons qu’il n’y a pas de monopole du savoir en la matière, qu’il y a au moins quatorze catégories d’intervenants traditionnels en matières de soins, mais qu’en plus, ceux-ci ne font pas de secret de leur savoir, et que les questions de santé, en tant que liées à une théorie explicative en termes d’énergies omniprésentes, sont indissociables du système de compréhension le plus général des réalités quotidiennes. Point de coupure entre les systèmes religieux, philosophiques, mathématico-logiques, physico-chimiques, sociologico-psychologiques dans l’ensemble constitutif du système de représentation de la réalité pragmatique. J’ai donc laissé mes fausses pudeurs au vestiaire. Mais pas tout quand même. Et cela, non pas à cause des autochtones, mais de mes quelques compagnons de voyage, vis-à-vis desquels j’ai les pudeurs et inhibitions convenues. Aussi dois-je constater que, maintenant que je rédige ces notes, principalement en fonction de lecteurs de ma culture d’origine, je perds beaucoup de ma liberté d’expression. Tout se passe comme si je retrouve ici une fonction surmoïque largement partagée qu’il serait incongru de nier, tout aussi malhabile à minimiser ici qu’à vouloir la retrouver analogue là-bas. Je n’aurai donc pas ici la franchise que je pourrais avoir avec Furba, Mayli Lama et quelques autres informateurs locaux. A la question de Furba : “ quelle est ma demande à Mayli ? ” j’ai répondu en résumé ceci: “ Dis-lui que depuis environ trois ans, mes nuits sont perturbées par des réveils brusques, avec de fortes angoisses. Il m’est très difficile de retrouver le sommeil et le lendemain je suis fatigué physiquement et psychiquement. Les jours où je suis le plus fatigué je suis tendu, anxieux et j’ai des douleurs continues dans la région du cœur, de l’estomac et du ventre. ”

En résumant ceci, Furba a surtout utilisé le terme “ stressed ” qui lui paraît plus explicite que n’importe quel autre. Il comprend par là “ an excess of internal tensions ” et en explorant ses représentations à ce sujet il apparaît qu’il désigne par là les effets des pulsions sur le corps et sur le fonctionnement mental. Le terme “ pulsions ” ou “ drifts ” ne figure pas dans son vocabulaire, mais en décrivant ce qu’il entend par “ internal tensions ”, il se réfère à ce que dans le vocabulaire commun on désigne, d’une part par « conflit interne » et d’autre part, par « pulsions » 7. Il fait la différence entre les “ internal conflicts ” qui sont l’effet d’une incompatibilité entre représentations mentales, idées et désirs, et des “ internal tensions ” qui, en l’absence de représentations manifestes, sont causés par des pulsions contraires.

Quand nous arrivons à la maison de Mayli Lama, la consultation publique bat déjà son plein. Il y a du monde partout, dans la pièce où la chaman officie, dans le vestibule, sur l’escalier … Tout cela se passe sans cohue ni hâte. Paisiblement, avec patience et dans la bonne humeur. Chacun se fait une petite place, petit à petit, au hasard des mouvements de foule. La chaman officie dans son fauteuil. En face d’elle une jeune femme, belle, élégante, en sari orange et vert à ramures d’or. Autour d’elle : son mari, ses enfants en bas âge, sa mère. La chaman est concentrée. En ce moment elle touche la patiente de son couteau à la tête, et aux épaules. Elle verse d’une cruche en métal blanc un peu d’eau dans un petit bol en céramique et y ajoute quelques grains de riz pris sur le plateau devant elle. Elle remue l’eau de la pointe du couteau et énonce des formules d’un air concentré. Elle donne l’eau à boire à la patiente par petites gorgées à trois reprises. Puis elle se lave les mains à l’eau. Jette du riz vers l’autel à trois reprises. Touche de la main gauche alternativement le front de la patiente et le sien. C’est le rite du manchaune. Ensuite, me murmure Furba, commence la divination proprement dite. Nous entrons dans un rite de jokana. Après les purifications rituelles internes et externes, la chaman interpelle ses divinités titulaires, Kali en tête. Puis elle les interroge. Elle chante une sorte de mélopée, scandée par un “ comptage ” de la main gauche. Le pouce glisse sur la paume de la main et passe en revue chacun des quatre autres doigts : au terme d’un passage elle dispose d’une réponse qu’elle communique d’emblée à voix compréhensible à la patiente et à son entourage. Elle passe les quatre doigts de la main en revue à cinq reprises. Ce qui fait penser qu’elle investigue quatre réponses possibles à cinq questions étiologiques. Je ne le saurai que plus tard, lorsque Furba voudra bien revenir sur cette question. La divination proprement dite étant faite, la chaman change de registre vocal. Elle parle d’une voix plus grave, caverneuse par moments. Elle tremble, tressaille, sursaute. Elle entre en transe. Elle lance du riz vers la patiente, la touche du couteau à plusieurs reprises. La patiente n’est nullement impressionnée. Elle rit franchement des facéties de son enfant qui joue à côté d’elle. Sans désemparer, la chaman poursuit le rite. Elle saisit une poignée de riz de la main gauche et triture ce riz de la pointe du couteau comme elle l’a fait avec le bol d’eau. Elle chante une mélopée à voix basse et jette le riz vers la patiente, brusquement. Puis elle saisit un balai – un faisceau de fibres végétales d’un demi mètre de long d’usage tout à fait commun – parle à voix forte, fâchée, et se met à frapper consciencieusement la patiente, sur la tête, les deux épaules, les flancs, tout en vitupérant. De nouveau, elle verse de l’eau dans le bol, y met du riz, remue avec le couteau, prononce les formules et la fait boire en versant par petits à coups dans la bouche de la patiente. Elle touche une dernière fois le front de la patiente avec le couteau et c’est fini. Le tout a duré une vingtaine de minutes. La patiente se lève et s’en va avec sa famille. Remarque : vérifier : deux purifications “ internes ” par séance de manchaune ? Tout de suite une autre femme, âgée, prend sa place. Elle a apporté un paquet de mèches pour lampes à huiles et des paquets de bâtons d’encens. La chaman se saisit des mèches, les écarte les unes des autres avec la pointe du couteau tout en énonçant des formules. Ensuite, elle prend les paquets de bâtons d’encens, en défait l’emballage, les asperge de grains de riz, les sépare de la pointe du couteau. Puis, prenant dans chaque main un faisceau de bâtons d’encens elle les agite en tordant les poignets d’une manière très élaborée. Furba me murmure “ tantra, yantra, mantra ”. L’explication sera pour la suite. Elle tend les mèches et les bâtons d’encens à la femme qui s’en va avec toute sa bande de proches, venus solennellement dans leurs plus beaux atours. Ensuite, c’est le tour d’une jeune femme qui vient consulter pour son petit garçon de cinq ans qui a des périodes de grande agitation. La chaman refait un manchaune, comme pour la patiente précédente : mélopée, attouchements au couteau, bol d’eau versé dans la bouche, projection de riz. C’est tout. C’est le tour de notre patient “ désigné ”. Il s’installe docilement devant la chaman, salue et glisse un billet de cinquante roupies roulé en cigarette dans la pyramide de riz dans le plateau devant elle. Furba lui explique ce que nous avons convenu : “ hard to sleep – nightmares – suddenly wakened up with anxiety – hard to sleep again – tired, stressed, anxious next day – pain around the heart, the stomach, the belly”. Tout cela en langue tamang. La chaman demande le nom de son “ patient ”. Furba lui lance la réponse, non sans trébucher sur le germanisme du patronyme, dûment écorché comme d’habitude. La chaman entreprend un jokana identique à celui auquel nous venons d’assister. Après le rituel introductif elle interroge ses divinités, pose les cinq fois quatre questions et répond à Furba qui note le tout soigneusement.

Ensuite elle me regarde d’un regard fixe, furieux, transperçant. J’en ai des frissons. Elle entre en transe, en sursautant vigoureusement. Ensuite j’ai droit à la séquence complète des purifications : projection de riz, attouchements au couteau, ingurgitation d’eau 8, et quelques très vigoureux coups de balai …

Cela a duré quelques vingt minutes. Nous recevons comme instruction de revenir pour une consultation ultérieure, la préparation du puja et le puja proprement dit. Nous quittons les lieux après avoir convenu d’une date ultérieure. 10.Commentaires de Furba concernant le Jokana Tout de suite après avoir quitté la chaman, nous nous retrouvons au Land of Snows avec Furba pour éplucher avec lui ses notes. D’abord, il précise le système d’interrogations divinatoires de Mayli. Ce système n’est pas général, c’est-à-dire n’est pas utilisé par tous les jankhri. Beaucoup utilisent la lecture du riz. Lui-même, Furba, a pratiqué la divination par le riz. Je l’ai vu moi-même pratiqué l’année précédente par Banstola et le palmiste aveugle. Cette lecture consiste à vérifier mentalement une liste des étiologies possibles du mal et “ lire ” la chute, le glissement, le positionnement des grains de riz dans le plateau ou dans la main au moment de l’évocation de l’hypothèse. C’est le “ signe du riz ” qui précise l’hypothèse. Etant donné qu’il s’agit d’une liste d’hypothèses et que la liste peut être répétée, il est possible pour le devin de vérifier par recoupements les “ signes du riz ”. Dans le cas de Mayli Lama, le “ signe du riz ” est remplacé par un signe intérieur sous la forme d’une manifestation interne de la (des) divinité(s) – ou des énergies – possédantes. Par recoupements, ce signe fonctionne à la manière d’une impression de visualisation – une voyance ou brève vision – surgissant au moment de l’énonciation d’une hypothèse parmi une liste d’hypothèses. Cette liste passe en revue les grandes causes du mal, à la manière d’un diagnostic différentiel. Ces causes sont : 1. l’incidence d’une étoile ou d’une constellation stellaire 2. le courroux d’un dieu ou d’un démon 3. l’effet d’un esprit de mort errant (Bayu, Bhut, Preta, Pishach ou Musan) 4. un ensorcellement par un choda ou une bokshi par détournement d’une âme de mort 5. un empoisonnement, une maladie du corps guérissable par herbes ou une maladie du corps du ressort de la médecine allopathique. Il y aurait ainsi cinq catégories étiologiques passées systématiquement en revue. Ces catégories, telles que je les énonce ici, semblent bien concrètes et différentiées. Il s’agit là d’un effet de ma reconstruction de ces catégories à partir des informations de Furba recoupées par des données d’autres informateurs. Mais cette catégorisation théorique ne correspond pas exactement à la catégorisation empirique de la chaman. Furba ne peut en donner une relation systématique : les catégories décrites ici existent en effet, mais ne sont pas exclusives les unes des autres. Elles ne sont pas cloisonnées, se recoupent, se contrarient ou se renforcent éventuellement. Cependant, ces catégories m’apparaissent tout à fait logiques car elles correspondent à des catégories “ fondamentales ” au sens d’une lecture anthropologique comparative transculturelle des étiologies [[Voir les quatre grandes catégories discutées ci-après dans le chapitre de l’anthropologie clinique a. causes surnaturelles figurées b. causes surnaturelles non figurées c. causes intentionnelles d. causes naturelles.]]. Voici, au vif et dans le feu de l’action, ce que Furba a noté en langue tamang et a tenté de traduire en anglais. 1. “Someone – (a bokshi) – has put an evil spirit on you”. 2. “This kind of symptoms do exist since many years before today – (some nine years ago)”. 3. “You did some ceremonies with other shamans (traditional healers from other countries) before. Now you feel better but it (the evil) did never go away”. 4. “You have had a deal (a discussion) with a strong spiritual healer (somebody who normally is a healer but able to become a sorceller or a witch – can be man or woman) ”. 5. “You said to him (or to her) something who did hurt him (or her). The issue of the discussion was not good”. 6. “He (or she) put on you the bad energy of a (incomplete) spirit (used in evil way). (This incomplete spirit is the wandering soul of somebody who killed himself by hanging) ”. 7. “This person keeps some witness to Kali (the potential destructive energy). But the godess did not accept that this person was playing (manipulating) with you. The aim of this person was to turn you completely crazy, disbalanced, but he did not succeed”. 8. “The symptom on you is just the half because your star (your personal protector) is strong. So you didn’t become totally crazy. But when the star goes away, the evil spirit in you will grasp you totally. You will become totally crazy in future if you don’t put protection on you”. Une longue discussion a suivi au cours de laquelle Furba a mis l’accent sur l’instabilité des états, des formes dont le bien-être relatif est conditionné par un équilibre de forces constamment remis en question. Personne, nul être, n’est à l’abri des modifications des forces qui le déterminent. Même les dieux ne sont pas à l’abri de mésaventures. Au-dessus du champ de forces se tiennent les étoiles qui sont de l’énergie pure. L’énergie circulant sur terre est influencée – dans le sens faste et néfaste – par l’énergie stellaire. L’influence de l’énergie stellaire – une forme de l’énergie cosmique – sur les individus est déterminée par sa position (dans le champ énergétique stellaire) au moment de la naissance (lieu, jour et heure). C’est cette position qui fait que l’étoile (sous laquelle on est né) est bonne ou mauvaise. Cela est immuable et intervient dans le déterminisme du Karma (lequel comporte une part de prédéterminé et une part de responsabilité). 11. Ce qu’en pense le « patient ». Pour ma part, en mon for intérieur, j’étais peu sensible au déterminisme stellaire interagissant avec le Karma et l’économie des protections par étoiles, dieux, esprits et chamans interposés. Par contre, j’étais vivement interpellé par la divination chamanique dans la mesure où elle reposait sur des faits bien concrets que je connaissais et auxquels la chaman avait fait référence sans rien en connaître. Il était tout à fait exact que mes symptômes que j’avais décrits superficiellement comme récents datent de plus longtemps. J’avais dit trois ans parce que j’avais eu un accident de santé nécessitant une hospitalisation et une intervention chirurgicale à cette époque. Cette hospitalisation avait suivi une période difficile du point de vue psychologique et était elle-même suivie d’une période de convalescence qui traînait. Sous la pression de mes médecins traitants j’avais arrêté de travailler. Cet arrêt s’étant avéré insuffisant, j’ai demandé et obtenu une année sabbatique à l’université. J’ai mis cette année à profit pour compléter mes recherches sur les pratiques de guérison traditionnelles au Burkina Faso, dans le sud marocain, au Ladakh et au Népal. Il est tout à fait exact aussi que j’ai proposé mes symptômes organiques et fonctionnels à différents tradipraticiens et chamans lors de ces séjours sur le terrain. Je dois également reconnaître que ces guérisseurs traditionnels ne se contentaient pas, contrairement à mes médecins traitants, d’établir une relation de cause à effet simple entre le problème organique (comme cause) et la fatigue organique et psychique (comme effets). Systématiquement ils renvoyaient à des causes antérieures et impliquant un réseau de causalités complexes, dont j’ai peu à peu débrouillé les composantes au courant de ma troisième tranche de psychanalyse commencée il y a trois ans, en même temps que mon traitement médical. Au fur et à mesure de la prise en considération de causes extra-organiques il m’a fallu me rendre à l’évidence que mes ennuis de santé ne se limitent pas à une « simple et honnête » maladie somatique. De toute évidence, je souffre d’une maladie organique chronique, objectivée par des examens endoscopiques et des examens biologiques des tissus obtenus par les biopsies. Mais cette pathologie organique objectivée est de toute évidence sensible à des facteurs psychiques, plus précisément la tension psychique. Celle-ci est à la fois endogène, c’est-à-dire causée par l’exigence interne d’origine surmoïque, et exogène, c’est-à-dire causée par les soucis réels dus aux problèmes actuels de certains de mes enfants, d’une part, et par le “ stress ” tout à fait concret dû à ma surcharge professionnelle, d’autre part. Je cumulais en effet les lourdes charges de mon enseignement à l’université, la supervision des doctorants et mémorants, une pratique clinique privée et mes travaux de recherches en clinique et anthropologie clinique. Tout en sachant très bien que le cumul des tâches, des soucis et des responsabilités “ rongent ” la santé physique, j’avais énormément de réticences à admettre qu’il serait vitalement nécessaire de réduire autant que possible ces causes de stress, d’une part en limitant les exigences de mon système de valeurs interne (c’est-à-dire les exigences du Surmoi et des formations idéales) et d’autre part en allégeant très concrètement mon agenda de travail. Il aura fallu que je prenne une décision : celle d’objectiver ce déterminisme psychosomatique en analysant les composants et leur évolution dans le temps. Encouragé à la fois par ma psychanalyste et mon médecin du moment, j’ai donc mis sur papier les événements et les symptômes en les repérant dans ce qu’ils avaient de plus objectif, sur base des rapports médicaux et des résultats d’examens biologiques de ces vingt dernières années. J’ai pris mes agendas dans lesquels je consigne les événements marquants et mon courrier médical avec les protocoles des examens de laboratoire et j’ai inscrit ces données dans deux colonnes parallèles et synchrones couvrant les vingt dernières années. Le résultat était effarant. D’une part, dans la colonne des constats médicaux se trouvait une longue liste d’épisodes de maladie donnant lieu à traitement et/ou hospitalisation. Curieusement, j’avais l’impression de ne pas avoir eu de problèmes de santé majeurs et j’ai du constater que j’avais refoulé et renié l’évidence : quelque chose se passait dans le corps qui se manifestait par une succession de manifestations de plus en plus tonitruantes. Comme si quelque chose cherchait à se faire entendre et que je ne voulais absolument pas entendre. D’autre part, dans la colonne biographique s’enchaînait une longue séquence d’événements à forte charge émotive : des pertes, des séparations, des deuils, au sein de mes relations les plus proches. Force m’était de constater que là encore j’ai fait du refoulement une vertu, confondant négation des affects avec sérénité apparente. Mais le plus frappant étaient les correspondances entre les items des deux colonnes. A chaque événement lourdement chargé dans la colonne “ biographie ” répondait dans les semaines suivantes un accident dans la colonne “ médicale ”. Qui plus est, ce qui sautait aux yeux, était une corrélation directe entre l’ampleur des affects dans la première et la gravité des atteintes physiques dans la seconde. Le corps “ encaissait ” coup sur coup en affichant en valeur symptomatique le montant du prix d’affect payé pour l’événement et engouffré dans les oubliettes de l’inconscient. Le comble est qu’avec cette évidence sous les yeux, j’arrivais encore à penser que je pourrais continuer de la sorte sans rien changer dans ma vie. Quelle naïveté ! Quelle inconséquence ! Incroyable force du refoulement ! Il aura fallu toute la patience et l’obstination de ma psychanalyste, de mon médecin traitant et, surtout de mes intimes, pour me mettre les yeux en face des trous et m’amener peu à peu à en tirer des conséquences. Pragmatiquement, la prise de conscience de ces relations causales devait m’amener à changer mon style de vie. Très concrètement, il s’agissait de laisser tomber des soucis et de renoncer à des responsabilités. Cela n’a pas été tout seul. Ce fut même très difficile de changer suffisamment le système de valeurs pour arriver à désinvestir ce qui, pendant une grande partie de la vie, a été si important. J’ai découvert combien j’aimais le travail, les projets, l’organisation, les responsabilités, au moment où j’étais obligé de rétrograder, de renoncer, de réduire, de quitter. Il a fallu me rendre compte que ce qui devait être remis en question, et déconstruit, était mon goût du pouvoir au sens le plus commun et le plus quotidien du terme : la maîtrise de soi, le contrôle des autres, la direction des situations, la gestion des objets, des affects et des idées. Mais, en deçà des domaines concrets où s’exerce le pouvoir, ce qui comptait était de réviser ma relation au pouvoir en tant que tel, à l’enjeu du pouvoir sous-jacent à ses formes particulières. Or cela, cette essence de ce qui attire et pousse, de ce qui met en route le mouvement du désir, cela n’a pas de forme concrète isolable, cernable. Cet enjeu invisible est pourtant imaginable et symbolisable. On peut en faire la théorie pour soi et pour d’autres. La psychanalyse en a proposé un modèle théorique largement diffusé. Il s’agit de ce qui s’appelle dans cette optique, plus précisément dans le vocabulaire lacanien, le “phallus, signifiant du désir ». Le modèle en est fourni par ce symbole par lequel les grecs anciens désignaient ce qui y avait de plus désirable : ce don des dieux auquel s’adressait le culte phallique, don matérialisé par la stèle ithyphallique, la représentation figurée du pénis érigé dans toute sa splendeur. Droit, dur, lisse, brillant, orgueilleux, impudique. Le « phallus » comme symbole de la fertilité des humains, des champs, des entreprises individuelles et collectives. Le « truc » qui constitue le fameux « roc » auquel se heurte le travail individuel dans la cure psychanalytique, l’objet du « Penisneid » des femmes et la cause de l’angoisse de castration des mâles. (cf. Freud dans « L’analyse terminée et l’analyse interminable », 1939) Ici il y a place pour un exemple anthropologique. L’informateur devenu anthropologue poussait l’informateur à théoriser son propre mal. Il lui demandait donc de dire « son » mal, de traduire la divination dans les formes de son système de référence à lui. En l’occurrence ce système est celui de la théorie psychanalytique laquelle se réfère aux mythes grecs. Si le culte du phallus est l’ensemble des rites qui font appel à ce qui pousse la nature à tendre vers la fécondité, ce qui motive les humains à tendre vers la production et la créativité, ce qui oblige les individus à rechercher la tension interne qui les amène à dresser la tête, à foncer dans l’ambition, à entrer dans les rivalités, à s’imposer des épreuves de toutes sorte, alors il faut bien reconnaître que le prototype de cette mise sous tension est l’arc qui est bandé pour émettre la flèche. Or ce qui s’impose à celui qui finit par se détruite à force de subir la tension, est de “ débander son arc ”, c’est-à-dire d’accepter pour lui-même une certaine impuissance. En termes analytiques, ceux de la théorie du deuil (Freud) et de la théorie du désir (Lacan), c’est ce qui s’appelle “ inscrire la castration symbolique ” : se détendre dans ses objectifs, ses ambitions et ses prétentions, suffisamment pour entraîner une réduction des tensions dans le corps, le décrisper, le relâcher. (A reprendre et développer dans le chapitre “ anthropologie ”.) Voilà, très, très schématiquement quelques réflexions que le “ patient ” de ce jour avait bricolées avant d’entendre la divination de Mayli Lama. Il lui semblait avoir résolu l’essentiel de son problème, et voilà qu’il apprend qu’il n’en est rien, car il a méconnu ce qui est vraiment l’essentiel de son problème. Ce que la chaman lui apprend, c’est qu’il ne s’agit pas de tensions issues d’un mécanisme actuel qui serait devenu évident suite au dépassement d’un seuil de résistance somatique il y a trois ans, mais qu’il s’agit d’une tension interne “ chargée négativement ” suite à un événement bien concret qui s’est produit il y a près de neuf ans. D’où vient ce chiffre « neuf »? D’après mes informations au sujet du calcul sur la durée du temps écoulé depuis un événement modifiant la réalité – c’est-à-dire le réseau des relations énergétiques d’un individu singulier -, reçues récemment de Prakash Shresta [[Mon informateur à Sankhu : voir plus loin. ]], grand amateur des calculs et du repérage historique des événements – les devins comptent par tranches de temps découpées par les chiffres sacrés impairs : trois, cinq, sept, neuf, (pas le onze), treize, quinze. La vision chamanique “ montre ” le chiffre demandé. Il ne s’agit donc pas d’un comptage méthodique à partir d’un moment daté, mais d’une intuition de période. Mais au bout du compte, la période correspond au temps chronologique écoulé. Pour le “ patient ”, c’est la période écoulée depuis un événement dramatique, le deuil d’un être très proche et très cher. Ce qu’il apprend à l’instant, c’est ce qu’il savait sans vouloir vraiment accepter ce savoir : qu’il n’avait pas achevé le travail de deuil. Et la raison en était qu’il n’avait pas accepté la manière dont cette personne est morte et le contexte relationnel – ou plutôt de rupture relationnelle – que cette mort brutale a fixé, cristallisé, sans aucune possibilité de “ réparation ”. Ce que la chaman lui apprend encore, c’est une autre vision de l’impossibilité du deuil : c’est que le souvenir de la personne morte – c’est-à-dire son image mentale, sa réalité interne pour lui, a été “ chargée négativement ” par une personne ayant le pouvoir de faire souffrir en “ retournant ” son pouvoir de guérir. Et, en effet, un conflit majeur l’opposait de longue date à une personne initiée à l’art de guérir, qui était médecin mais qui a abandonné totalement la pratique. Cette dernière investissait tout son temps et toute son énergie dans un règlement de compte avec lui suite à la rupture de la relation. Cette personne s’est en effet saisie de cette mort pour lui en imputer la responsabilité. Il avait beau se raisonner et savoir qu’il n’en était rien, le contexte était tel que, pour ses familiers immédiats, il était responsable. Bien sûr, ils étaient tous affectés par cette mort brutale d’une jeune fille de seize ans. A souffrance exceptionnelle, remède exceptionnel. Les familiers du mort sont d’autant plus violemment confrontés à leur culpabilité que la mort est violente. Comment réagir? Rien de plus logique que de s’en délester en projetant sur quelqu’un d’autre la culpabilité et lui en faire endosser tous les effets. Pour peu que cet autre soit enclin à endosser la culpabilité, ne fusse que parce qu’il associe un sens trop aigu de la responsabilité à un surmoi trop sévère, les jeux sont faits. L’un prend tout le poids sur les épaules, et les autres, allégés, voire justifiés à leur yeux par la décharge de leur faute sur le bouc émissaire, n’ont plus qu’une tâche à accomplir : chasser le bouc dans le désert. Et le tour est joué. Ajoutons à cela qu’en l’occurrence ce deuil verrouillé a par la suite été ravivé par d’autres deuils qui ont affûté le tranchant de la culpabilité. Il ne reste plus qu’à faire pénitence en vue d’un illusoire “ rachat ”. Illusoire, car le surmoi à la fois en position de juge, de partie et de bourreau, veille à ce que la douleur soit la plus efficace possible, à la fois physique et psychique. Une excellente façon de se châtier c’est d’être un bourreau de travail. Se “ tuer au travail ” est une intéressante solution de compromis qui satisfait les exigences internes, les attentes sociales et confère au travailleur l’auréole de la vertu. Mais il en crève à petit feu. Une autre façon de se châtier est la remémoration et la réactivation de la douleur, des regrets, des reproches lorsque la vigilance se relâche, de nuit par exemple, ce qui entretient des délicieuses insomnies. Tout cela, le « patient » le connaît fort bien. Du moins, il le sait intellectuellement, rationnellement, théoriquement. Mais ce savoir lucide n’affecte pas la conviction intime, celle qui constitue la réalité, ou plus exactement qui définit le poids du réel pour le sujet concerné. Et en l’occurrence, le savoir théorique n’allège pas le poids du réel qui se manifeste très concrètement sous la forme de symptômes dans le corps, des nœuds qui serrent les organes. Il n’arrive pas à digérer la mort de l’enfant. Cela lui reste sur l’estomac, sur le cœur, cela lui noue les tripes. Voila, tout aussi schématiquement, quelques unes des idées du « patient » après la divination. Un des effets concrets de ces confidences a été un rapprochement entre Furba et le « patient ». Les fibres cliniques de l’informateur ont vibré et il a fait parler le « patient » sans violence aucune mais avec beaucoup de patience. Ce qui intéresse surtout Furba c’est la traduction de la divination, non seulement dans la réalité des faits biographiques du « patient » , mais dans le réseau des conceptions occidentales de l’influences des morts sur les vivants, du travail de deuil et des notions de culpabilité et de responsabilité. A y réfléchir après coup il me semble évident que Furba a bien la sensibilité attentive d’un thérapeute ou d’un chamane -fonction à laquelle il est appelé par son groupe d’appartenance et auquel il ne souhaite pas répondre- et que la présente situation est pour lui une étude de cas intéressante, car elle lui permet de vérifier la vulnérabilité des occidentaux à leurs propres démons. L’informateur se fait l’anthropologue de l’anthropologue converti en informateur. Par ailleurs, le « patient » ne peut nier que ces entretiens francs et humains avec son informateur ont joué un rôle certain dans l’ensemble des effets du processus thérapeutique chamanique. Là nous mettons le doigt sur une composante tout à fait importante du processus chamanique concerné. Le fait que les consultations sont publiques, que les patients viennent avec leurs familiers, que la divination est énoncée de façon explicite face à tout le monde présent induit évidemment le traitement collectif du problème. Non seulement, il est traité par le rituel chamanique, mais il est encore traité par la mise en parole, sa verbalisation entre membres d’une famille, d’un clan, d’une collectivité intéressée. Chacun peut reconnaître sa place, son rôle dans le scénario proposé très schématiquement par la chaman. Elle ne désigne personne, ne juge personne, n’accuse personne. Elle décrit une typologie des processus et des places. C’est aux personnes concernées de repérer, si elles le souhaitent, les individus qui occupent ces places. Et si elles ne le veulent pas, elles peuvent encore dire que le bokshi est un tiers étranger à la famille, commandité par un voisin anonyme. Une lecture n’exclut pas l’autre. Chaque membre de la famille peut fort bien reconnaître les responsabilités de chacun à sa place spécifique dans le scénario mais garder ses conclusions en secret dans son savoir intime. Le non-dit permet d’adhérer à un consensus commun officiel qui est de situer sorcier, commanditaire et même l’âme errante, à l’extérieur du système dont il s’agit de préserver l’homéostasie tout en réduisant les sentiments de culpabilité et les processus d’auto- et hétéro-punition. Une remarque concernant le concept de mort « violente » dans la société népalaise s’impose ici. La mortalité dite « naturelle » c’est-à-dire suite à des maladies aiguës et chroniques est très élevée pour toutes les tranches d’âges. La mortalité par accidents est plus réduite et frappe davantage les imaginations. Au plus une mort est violente, c’est-à-dire spectaculaire, au plus l’âme du mort est supposée dérangée, inquiète, agitée. Si, en plus, le mort est privé de sépulture ou de rites d’enterrement adéquats, alors le risque est très élevé que cette âme s’engage dans la carrière d’ « esprit errant ». Cf. la liste des Kul-Devata (âmes des morts paisibles) et âmes errantes (suite à suicides, meurtre, guerre, catastrophe naturelle, accident). Notons la rareté des suicides au Népal, ce qui accentue le caractère violent de la mort. Le suicide n’est pas frappé d’une condamnation morale ou sociale explicite, mais compromet sérieusement le progrès Karmique, c’est-à-dire la réincarnation dans un état de vie meilleur. 12. Concernant la pratique du manchaune Le manchaune qui a suivi le jokana n’est pas à proprement parler un traitement méthodique. C’est plutôt un rite “ général ” de purification à défaut d’un diagnostic spécifique. En l’occurrence, le manchaune n’a pas tenu directement compte du diagnostic obtenu par divination. La chaman laisse du temps au patient pour assimiler le message divinatoire. Certes, la divination n’est pas l’exacte équivalence d’un diagnostic, il est plutôt un ensemble d’indications étiologiques qui éclairent le système étiologique global plus qu’il n’explique l’étiologie pathogénique. En d’autres mots, c’est une approche holistique de l’expérience pathique du sujet plutôt qu’une opération spécifique isolant le mécanisme pathologique du patient. Le « pathique » désigne le vécu global, intellectuel et émotionnel d’une expérience tandis que le « pathologique » se restreint au processus physiologique en cause. L’approche pathique s’adresse au sujet global, dans sa spécificité et son historicité. Le diagnostic pathologique s’adresse au patient anonyme en tant qu’il subit un processus général qui se joue dans les organes de son corps. La différence est de taille. L’approche pathique en effet interpelle le sujet dans son activité, dans la part active qu’il prend dans la construction de sa difficulté. L’approche pathologique s’adresse au patient dans sa passivité, dans sa patience à l’égard d’un processus qu’il subit à son corps défendant. Le « sujet » est sollicité dans sa capacité auto-thérapeutique ou, du moins, dans sa collaboration effective au traitement, tandis que le « patient » est invité à se conformer le plus docilement possible au traitement qui lui est imposé et est censé opérer de manière autonome, détaché de la subjectivité du patient. La seule activité attendue du patient est de ne pas résister au traitement, de l’accepter, de s’y conformer. L’acteur est le médecin et le patient, supposé ne pas disposer des connaissances techniques nécessaires, est prié d’être un bon patient c.à.d. faire preuve de patience dans l’épreuve thérapeutique. Ce qui constitue la principale différence entre la divination chamanique et le diagnostic médical est la participation active attendue, nécessaire de la part du sujet, à la construction de la représentation de l’étiologie, c’est-à-dire du réseau des causes en jeu. Cette participation découle logiquement de ce qui a été dit plus haut du jokana. Les questions adressées par la chaman aux figures qui l’inspirent couvrent au moins cinq champs étiologiques communicants, c’est-à-dire interagissant. La chaman ne sait pas tout, elle “ sent ”, “ perçoit ”, “ devine ” des tendances étiologiques mais c’est au sujet d’affiner par sa compréhension la construction de la représentation de la causalité. Dans ces conditions, le traitement ne peut succéder immédiatement à la divination. Il faut le temps d’incubation, le temps de comprendre, pour que le sujet consultant assimile, digère les formules divinatoires et en fasse son bien propre, se l’approprie au point de s’y impliquer activement. En l’occurrence, quatre jours se sont écoulés entre la jokana et le puja. Et dans l’entredeux se sont produites trois manchaune : le manchaune qui a immédiatement suivi le jokana, le manchaune du lendemain matin et le manchaune qui prépare le puja du soir du même jour. Pour plus de clarté, voici un rappel du schéma chronologique des cinq séances du « traitement » : 1.Première séance (24.5, soir) : prise de contact 2.Deuxième séance (27.5, soir) : jokana et manchaune 3.Troisième séance (28.5, matin) : deuxième manchaune 4. Quatrième séance (31.5, matin) : deuxième jokana et troisième manchaune 5.Cinquième séance (31.5, soir) : puja d’exorcisme 6.Sixième séance (2.6, matin) : protection (consolidation) Maintenant, nous disposons d’une vue d’ensemble du « traitement » qui permet d’en dégager peu à peu la logique. 13.Le manchaune de la troisième séance (28.5, matin) La chaman ne pose aucune question et s’en tient à un manchaune général sans tenir compte de sa divination. La répétition de la cérémonie nous permet de la schématiser en ses composantes essentielles et d’en dégager le sens : 1. Projection de riz vers l’autel à trois reprises : appel aux entités spirituelles. 2. Contact entre le front du patient et de la chaman : établissement d’une relation entre ses énergies et celles du consultant. 3. Demande le nom du consultant et l’intègre dans ses mantras et/ou invocations : spécification de la subjectivité du demandeur (et/ou de son karma spécifique ?). 4. Aspersion du consultant avec du riz : projection de l’énergie génésique (celle qui fait pousser les plantes), activation des champs énergétiques – biologique, mental, spirituel – du consultant. 5. Tremble, tressaille, sursaute : prise de possession par ses énergies ou entités titulaires.

6. Touche le front et les épaules du consultant de la pointe du couteau : coupe les liens invisibles qui lient le « patient » à son sorcier et/ou concentre la force du savoir sur le consultant 9.

7. Remue une poignée de riz dans la main gauche avec la pointe du couteau : charge énergétique (de l’énergie de la connaissance) liée à la charge d’énergie végétative (ou génésique) du riz. Projection du riz « chargé » sur le consultant. 8. Coups de balai sur la tête, les épaules, les flancs du consultant avec énonciation de formules à voix forte : injonctions adressées aux entités, énergies maléfiques possédant le consultant pour les inciter à le quitter, « purification externe ». 9. Introduit du riz dans un bol d’eau, remue cette eau avec la pointe du couteau, prononce des formules (mélopée continue) et la fait boire en trois gorgées par le consultant : introduction dans le corps d’un fluide énergétique renforcé cumulant l’énergie végétative du riz, l’énergie mentale du savoir transmis par le couteau (employé comme substitut du phurbu) et l’énergie mystique conférée par les formules ou mantras. Cette cérémonie du manchaune est donc bien un rituel de purification énergétique c’est-à-dire de purification du champ énergétique du consultant au moyen des énergies qui lui sont transmises par les attouchements (couteau), les coups (balai) et l’ingestion (eau + riz). Il n’est pas un exorcisme mais y prépare en renforçant les énergies positives (ou bénéfiques)et en disposant les énergies négatives (ou néfastes, ou encore, maléfiques) à quitter le champ énergétique du consultant. Ce manchaune est suivi d’une consultation d’une autre personne de notre groupe. Gaëtane, la jeune femme en question, présente un symptôme très précis : elle serre fortement les mâchoires pendant son sommeil. Cette tension chronique a fini par produire des lésions dentaires.

Après avoir écouté la traduction par Furba des explications de la consultante, la chaman pratique un jokana suivi d’un manchaune dans lequel il n’y a pas de coups de balai ni d’absorption d’eau, mais par contre un traitement particulier de la zone corporelle siège des crispations : attouchement manuel des mâchoires, avec application des paumes, énonciation de formules « soufflées » 10 fortement sur les mâchoires, attouchement des mâchoires avec la pointe du couteau.

Etant donné que Gaëtane évoque des rêves à contenu violent, la chaman lui recommande d’acquérir une statuette de Kali-Durga et de l’honorer. 14. Mantra, yantra, tantra, mudra La répétition des rites aidant, l’observateur commence à reconnaître dans les pratiques de la chaman des caractéristiques du rituel tantrique. Les mantra sont les formules prononcées à voix haute ou à voix basse, de manière à faire résonner le souffle dans la cage thoracique et à mobiliser ainsi les énergies. L’articulation contrôlée du son, domestique l’air dans les poumons et fait circuler “ l’air subtil ” – le prânâ – dans l’ensemble du corps, chargeant le mot exprimé d’énergie vitale. En même temps, la « pensée du mot », non pas le concept mais l’expérience physique du concept, est activée et par là l’énonciation se charge d’énergie mentale. L’exemple type en est le phonème mantrique classique et omniprésent « haum » ou « om ». Convenablement prononcé, ce qui nécessite de nombreux exercices dirigés, et adéquatement médité, il évoque le vide et est censé produire dans le méditant le vide mental, la pensée du « rien » qui annule la pensée elle-même, la laissant vide de toute forme, contenu, un vide dans lequel la vibration de l’énergie vitale est censée se déplacer sans rencontrer aucun obstacle, n’étant plus captée par une forme résultant de l’activité mentale.(C’est pourquoi la clochette ou gantha est le symbole de cette vacuité: l’énergie résonne dans le vide mental comme le son (ou le battant) dans le vide de la cloche.

Cette double opération à la fois physiologique (libérant l’énergie vitale) et cognitive (libérant l’énergie mentale) est supposée induire l’activation de l’énergie spirituelle, laquelle quitte les limites du corps et de la pensée pour parcourir l’espace et rejoindre le champ des énergies ambiantes et entrer en résonance avec elles 11.

Dans les pratiques de méditations tantriques, les mantras ont comme but de libérer le méditant de ses limites physiques et mentales et de l’introduire dans le monde des fluides spirituels. Dans la pratique du rituel chamanique, les mantras ont une fonction supplémentaire spécifique sur laquelle est supposée reposer l’efficacité chamanique : ouvrir à l’énergie spirituelle du chaman une voie d’accès au champ des énergies spirituelles, mentales et biologiques qui déterminent le sujet consultant. A proprement parler les mantras “ ouvrent ” l’accès à une communication extrasensorielle c’est-à-dire qui déborde les limites des fonctions physiologiques des cinq sens et des fonctions sensitivo-cognitives que les informations sensorielles activent dans le système nerveux central et périphérique. Cette activité supposée des mantras repose sur une conception fonctionnelle du corps “ subtil ”, énoncée en termes d’interaction des fluides, théorisée par la médecine Ayurvédique en Inde et par la médecine des Am-chi au Tibet et dans les communautés tibétaines. Nous aurons l’occasion d’y revenir amplement, et notamment lors des interviews d’un Boidya ayurvédique et de plusieurs Am-chi d’origine tibétaine. Ce qui précède concernant la fonction des mantras fait comprendre pourquoi les informateurs – Furba et Mayli en l’occurrence – affirment que les mantras « do call the spirits, awake them, activate them ». Les formules courtes souvent a-syntagmatiques et même condensées quelquefois en holo-phrases (phrases réduites à un mot) sont de ce fait associés aux noms des étoiles, dieux, démons et esprits auxquels la chaman fait appel. La réponse des entités se traduit par les soubresauts, les tremblements de la chaman. Alors, comme le dit Furba, « she smells energy », elle respire et absorbe l’énergie des entités auxquelles elle fait appel. L’usage des mantra est renforcé par le recours aux yantra. Ce terme désigne l’ensemble des moyens techniques et des instruments qui favorisent, supportent la concentration, la méditation, l’ouverture sur le champ énergétique ambiant.

Le yantra le plus connu et le plus communément utilisé est le mandala et son rituel [[Voir rubrique Mandala in M. Eliado, op.ut, 221-229.]]. Le mandala est une figure géométrique complexe, réalisée en plan ou en relief, qui est une figuration symbolisée du monde ou un macrocosme qui figure le macrocosme 12.

En plan, il est représenté par les dessins et peintures qui figurent une projection du monde organisée en cercles concentriques autour d’un centre, l’axe du monde représenté par le mont mythique Meru. Celui-ci se trouve au centre d’une architecture labyrinthique, le “ palais ” des divinités symbolisé par des triangles et carrés imbriqués. L’ensemble est entouré de “ ceintures ”, une série d’enceintes percées de voies d’accès supposées gardées par des démons armés. En relief tridimensionnel, il est représenté par une structure architecturale dont la forme simplifiée est le stupa (chörten en tibétain). Le grand stupa de Bodnath en est un exemple frappant. La plus élaborée des représentations architecturales monumentales du mandala est le grand stupa de Borobodur en Indonésie. Le terme mandala désigne non seulement la structure en sa figuration mais encore son usage rituel, c’est-à-dire la démarche mentale (lors de la contemplation d’un mandala dessiné ou peint, ou d’une maquette de mandala) ou physique (lors d’un pèlerinage aux abords d’un stupa monumental).

L’usage rituel du mandala en pratique chamanique aurait tout son sens puisque la transformation d’un lieu en mandala consiste à en chasser le chaos pour y introduire un ordre sacré, c’est-à-dire en expulser les démons pour y introduire les énergies bénéfiques. Mais la pratique du mandala est plutôt personnelle, c’est-à-dire chacun la fait pour soi. Les personnes qui viennent consulter Mayli Lama ont tout loisir à pratiquer un rite du mandala sur le site du stupa de Bodnath. Et d’ailleurs, les visiteurs de Mayli avant d’aller la voir, ont déjà effectué leur rite qui comprend la circumambulation et l’ascension du stupa tout en prononçant des mantras en activant les moulins à prière et en faisant les offrandes virtuelles de lumière (lampes à huile), de fleur, de riz et d’eau 13.

Outre les mandalas, le concept de yantra recouvre l’usage d’objets à action symbolique et/ou magique tels que l’usage du phurbu (cfr. définition plus haut). Mayli utilise à cet effet un simple couteau, rendu aussi efficace qu’un phurbu par les formules prononcées sur lui. Il en va de même des instruments utilisés pour concentrer, véhiculer, transmettre ou orienter les courants d’énergies activées par le rituel. Il en est ainsi d’objets aussi simples que le balai, les plumes de paon, les bâtons d’encens, les mèches de lampes à huile, et les ingrédients des puja tels que riz, céréales, fleurs, fruits, œufs, coq. Même les préparations herbales et médicaments entrent dans la catégorie large des yantra. Font encore partie des yantra, les instruments spécifiques des chamans tels que la coiffe de plumes de paon, les chapelets, les colliers à graines et clochettes, et le fameux tambour chamanique. Les yantra instrumentaux n’ont pas une charge énergétique en soi emmagasinée en elle (comme dans un accumulateur ou une pile électrique par exemple). Ces instruments ne sont actifs que s’ils sont activés par un rite et chargés de l’énergie transmise par l’utilisateur ou captée par lui dans le champ énergétique environnant. C’est ce qui fait que des yantra peuvent complètement disparaître dans la pratique (tels les masques chamaniques au Népal) ou ne plus être utilisés que très rarement (ce qui est le cas des chamans “ sans tambour ”) ou de ceux qui, comme Mayli, réservent l’usage du tambour à des occasions particulières. Le terme tantra désigne l’ensemble des théories, méthodes et pratiques qui contribuent à « une extension du savoir ». Etymologiquement, le mot tantra désigne en effet des « processus de continuation, d’extension et de multiplication ». Il recouvre aussi bien les savoirs rassemblés dans les écrits et manuels dits “ tantriques ” que les mantras et yantra évoqués plus haut et encore les “ mudra ” ou postures du corps, de la tête, des membres et des mains. Restons-en là, car le concept du tantra sera plus longuement développé dans l’abord du “ tantrisme ”, dans notre chapitre ethnologique. 15.Le deuxième jokana et le manchaune de la quatrième séance (31.5 au matin). Nous revoilà à la consultation publique. Au moment d’entrer, un homme est en train de bénéficier d’un jokana suivi d’un manchaune. Son mal – des troubles digestifs persistant malgré diètes et antibiotiques – était, d’après la divination, lié au non respect de rites. L’homme est un commerçant et il aurait négligé de se mettre sous la protection des dieux pour se prémunir contre les risques du métier : pertes, vols, escroquerie, et surtout, contre les souffrances mentales (pensées obsessionnelles, soucis) et morales (angoisses, insomnies …) résultat de la fréquentation chronique de ces risques. L’homme « prenait ses affaires trop au sérieux » à la manière d’un commerçant occidental qui s’identifie à son affaire. Un sage qui est rompu à l’idée de l’impermanence des choses et la fluidité des affaires, ne craint pas la perte et n’est pas angoissé car il est suffisamment détaché des biens pour ne pas être affecté par des revers de fortune. De plus le sage n’interprète pas sa réussite éventuelle comme conséquence de sa propre compétence mais comme une grâce divine. Le fait de ne pas avoir demandé protection est un indice d’orgueil, de l’idée d’autosuffisance, de la croyance d’être capable de tout contrôler soi-même. Celui qui est pris dans l’illusion de la maîtrise en paie le prix d’angoisse. Voilà quelques idées suggérées à ce sujet par les commentaires de mes interlocuteurs locaux concernant les relations entre rite et commerce. Le commerce n’est pas qu’une technique ou stratégie mais est aussi le résultat des déterminismes qui se jouent ailleurs (notament dans les dispositions astrologiques) et qui règlent le flux des énergies en jeu. Le « traitement » réside dès lors dans une relecture du rapport de forces que cet homme entretient avec sa réalité. Son manchaune ne sera effectif que s’il accepte modestement le détachement par rapport à la réussite et le renoncement à la maîtrise. (ensuite, manchaune pour la jeune femme de notre groupe : à développer en trois temps) Ensuite notre “ patient désigné ” prend place pour la quatrième fois devant elle. Elle s’informe de ce qu’il y a de neuf depuis la séance précédente. Furba lui explique en quelques mots le résultat des cogitations de ces derniers jours dont le “ patient ” lui a fait part. Le consultant, dit-il, a reconnu dans la série d’événements de ces neuf dernières années, le processus, les inducteurs et les personnes désignées par la divination. Il a déjà consulté pour cette raison des guérisseurs d’autres pays et en a parlé à des guérisseurs traditionnels de notre pays. A la question de Mayli « pourquoi ? » il a répondu : « il est lui-même un guérisseur dans son pays et il souhaite en savoir davantage ». Cette réponse satisfait la chaman et l’amène à décider de pratiquer un puja d’exorcisme avec tous ses ingrédients. Maintenant, elle pratiquera une nouvelle séance de divination pour obtenir de « ses énergies »- ce qui est plus conforme à ce que nous savons maintenant de sa conception des dieux et esprits – des indications précises concernant les ingrédients que le patient doit apporter pour ce rituel. Elle touche le front du patient, lui redemande son nom et l’introduit dans la formulation de ses mantras. Elle refait un jokana de la main gauche et en donne de suite les résultats à Furba qui prend note. Cela ressemble à une liste de courses pour le ménage. Aussi il m’apparaît judicieux de le désigner comme “ magic shopping ”. Ici en effet, nous entrons dans un processus qui recourt aux méthodes de la magie, plus précisément le processus de choix des ingrédients en fonction de leur valeur sympathique c’est-à-dire de leur correspondance analogique avec les effets énergétiques escomptés. Ces ingrédients ne sont pas inventés par Mayli Lama ni par “ ses énergies titulaires ”. En posant les questions de son jokana elle a proposé -ou “étalé”- l’éventail des possibilités dans lesquelles les “ énergies ” peuvent faire leur sélection. Notons en effet que les composantes du traitement ne découlent pas directement du “ diagnostic ”, mais sont dictées par un nouveau “ diagnostic ”. Deux divinations ont été nécessaires pour “ construire ” le scénario étiologique et thérapeutique. Le jokana est suivi d’un bref manchaune réduit à trois attouchements avec la pointe du couteau complété de trois attouchements le plat de la main gauche, à chaque fois sur le tête, la nuque et le dos du patient. Il n’y a donc aucune “ purification rituelle ” mais plutôt, au contraire, une “ transmission énergétique ”. Je suis muni de ma liste de courses. La chaman nous fait savoir qu’elle est disposée, si nous le voulons, à répondre à nos questions, mettant à profit un moment où il n’y a pas de quémandeurs. 16.La biographie de Bouddha Mayli Lama La question que nous souhaitons lui poser depuis notre première rencontre est celle de sa vocation. “ Comment cela a-t-il commencé ? ” Ce n’est certes pas la première fois qu’elle est interrogée dans ce sens et ses réponses sont manifestement bien rodées. Elle raconte avec plaisir, fierté même, son histoire. Elle affiche un sourire amusé, a le regard malicieux et éclate souvent d’un rire franc et contagieux. Nous savons déjà qu’elle est d’origine ethnique Tamang, née à Charikot, village dans les collines au nord de la vallée. Elle a actuellement 54 ans. Son père était le chaman du village officiant sous le signe de Kali et était fort apprécié dans la région. A l’âge de 12 ans, elle est tombée gravement malade et son père a pratiqué un jokana. Il a ainsi appris qu’un dieu ou une déesse indéterminé l’avait sélectionnée. “ The god(ess) likes her ”. Suite à cette découverte confirmée par la répétition de la divination, le père a consulté un astrologue hindou réputé. Après consultation des cartes et almanachs et construction de l’horoscope de la petite fille, l’homme de l’art conclut que l’esprit de la déesse qui vient de la désigner par une maladie réversible prendra définitivement possession d’elle au terme de deux périodes de sept années. Il s’agit dit-elle, d’une “ prédiction de possession ”. La maladie a guéri et elle a grandi en ne changeant rien à sa vie : se contentant d’observer longuement son père dans ses jokana, manchaune et diverses puja. Quand arrive l’âge prévu par les astres pour la possession, se produit un fait marquant : son père meurt et elle tombe gravement malade. Elle est comme folle : “ She went like mad ”, traduit Furba. Elle ne présente pas seulement les manifestations d’un deuil “ normal ” selon les normes du pays c’est-à-dire extraverti et socialisé, mais des manifestations émotionnelles exacerbées: trop d’exaltation, trop de peine, trop de joie, trop de violence. En même temps, elle est angoissée, insomniaque, alternant recherche de solitude et contact intense. Cette instabilité et ces excès l’épuisent, elle maigrit, elle faiblit. L’entourage craignant pour sa vie physique et mentale diversifie les consultations auprès des agents de la santé : médecins allopathes, devins, jankhris, dhamis, gubajus, bedayus et lamas versés dans l’identification des processus de possession. (Le processus d’élection est fondé sur une reconnaissance sociale !!). Parmi ces personnages compétents, quelques-uns ont eu un impact déterminant. Un jankhri doté de plus d’autorité que d’autres a confirmé l’élection par voie de possession, en désignant celle-ci comme un acte d’amour. Il dit “ the god(ess) likes her ” reprenant ainsi la formulation utilisée par le père. Restait cependant à identifier ce dieu ou déesse. Cette précision a été apportée par un lama rimpoche qui cherchait à contrôler ses sautes d’humeur au moyen de mantras et de l’imposition d’un livre sacré. Selon que l’imposition augmentait ou calmait ses crises de violence, le lama pouvait établir des correspondances entre les textes imposés et l’activation d’une énergie néfaste qui la rendait violente ou celle d’une énergie bénéfique qui la calmait. Par le biais de la logique des effets des mantras et de l’imposition des textes, le lama rimpoche est parvenu à l’identification des forces possédantes et des régimes de leur énergie. Mayli explique longuement cette délicate manipulation des forces contradictoires en présence. A l’aide des indications fournies par le lama, qui lui-même se référait aux effets des mantras et des textes (faisant en l’occurrence office de yantras), Mayli a appris à sentir et à distinguer la logique des énergies en elle et à éjecter les énergies négatives et renforcer les positives. Les énergies néfastes étant bientôt reconnues comme introduites en elle par des bokshi, elle a bénéficié de quelques séances d’exorcisme. Parallèlement, elle a appris les mantras qui lui permettent de gérer les énergies positives provenant de l’instance possédante. Notons qu’à ce moment, elle n’a pas encore identifié avec exactitude l’entité spirituelle dont proviennent les énergies positives. A cet effet, et pour compléter les leçons tantriques du lama, il lui fallait un maître “ a master guru to give her guidelines, feeling and knowledge ”. L’ensemble de ces étapes, rencontres avec le lama rimpoche et le guru, a pris deux fois sept mois, la durée donc de sa maladie. Au bout de ces quatorze mois, “she went to speak automatically : the spirit did speak through her medium. It was the spirit of her father. It was her kul-devata. The father respected Kali, and pushed her to worship that godess when she was very young. She had, since her youth, the favour of Kali ”. Mayli était l’aînée de quatre enfants. Ses trois frères cadets, qui vivaient tous au même village, à Charikot, ne voyaient pas cette évolution d’un bon œil. Ils étaient opposés au fait que la maladie de leur sœur évolue en processus de sélection pour reprendre le pouvoir du père. Ils étaient d’avis que le pouvoir du père – “ l’esprit ” du père – leur revenait conformément à la règle culturelle commune de la transmission du savoir du père aux fils, ou, du moins, à l’aîné des fils, à charge de celui-ci de dédommager ses frères. Ils contestaient de concert la transmission du kul-devata paternel à leur sœur comme s’il s’agissait de n’importe quel bien transmissible par voie d’héritage. A cette époque, c’est-à-dire environ deux ans après le décès du père, les quatre enfants cohabitaient avec leur mère. Celle-ci n’avait aucun pouvoir d’arbitrage du litige. Mayli par ailleurs était déjà mariée avec un homme de son village depuis plus de cinq années. La famille s’attendait à ce qu’elle guérisse et rentre dans le rôle domestique habituellement attendu d’une villageoise sans histoires. Les frères l’ont soumise à des interrogatoires serrés et, traduit Furba, “ the spirit of her father answered to the brothers through her. He ordered to the brothers to bring her the chaman instruments of their father : the dhangryo and the damaru (the two types of drums), the dresses, the stripetch (the crown of peawek feathers), the ganthi-malla and rudaksha-malla (the bell necklace and the one made of the holy tree seed). ”

Les frères n’ont accepté qu’à contrecœur et n’ont pas réduit leurs exigences concernant des preuves supplémentaires. Talonné par l’exigence des frères, mais aussi par l’ordre de ses esprits, elle a entrepris pendant trois ans des exercices tantriques de retraite dans les cimetières 14.

Sur injonction des esprits possédants, c’est-à-dire le Kul-devata paternel, Kali et les diverses formes de la déesse-mère qu’elle a appris à identifier progressivement, elle a séjourné trois ans dans les cimetières à Swayambunath, à l’ouest de Katmandu. Concrètement, elle y habitait jour et nuit, passant son temps à méditer et à entrer en communication avec les esprits de l’endroit. Pendant cette période elle était entièrement à charge de sa famille qui lui apportait les aliments et le strict nécessaire. Elle était en effet astreinte à des pratiques ascétiques, se nourrissant peu se contentant d’aliments élémentaires, vivant au contact des éléments naturels: au grand air, dans le vent, à même la terre, sous la pluie, et le feu du soleil. Le but de cette retraite était d’affiner sa sensibilité aux énergies circulantes et plus particulièrement d’apprendre à reconnaître les différentes formes que prennent les énergies qui s’échappent des corps des morts. Ainsi elle a appris à distinguer les diverses formes “ d’âmes errantes ”, les Bayu, Bhut, Preta, Pishach et Massan, et surtout, à se mesurer à eux. Il s’agit en fait d’une épreuve de déconstruction des formes imaginaires dans lesquelles les croyances populaires enferment les énergies pour en faire des entités. Le méditant doit apprendre à se défaire de ses propres angoisses éveillées par son imaginaire en déconstruisant les formes de son propre ego et reconnaître les énergies qui opèrent en lui, dans les limites provisoires et inconstantes de cet ego imaginaire. A cette condition le méditant peut reconnaître les modalités d’énergies errantes et leurs influences sur les énergies encapsulées dans l’ego, et aussi s’exercer à modifier ces énergies errantes par le biais de ses énergies ordonnées et maîtrisées. Ainsi, elle se préparait à l’épreuve sociale finale : celle de prouver devant tout son efficacité en agissant sur les énergies errantes, et surtout les plus dangereuses qui sont les âmes des morts violents manipulées par les démons ou par les sorciers. Les frères ont exigé un signe venant du Kul-devata paternel pour confirmer les aptitudes de leur soeur à lui succéder. “ Si tu es notre père, pourquoi l’as tu choisie elle plutôt que l’un d’entre nous ? Donne-nous ta réponse en la confirmant d’un signe concret, une vibration que nous ressentions dans notre corps ”. D’après Mayli, les frères auraient reçu la réponse du Kuldevata : “ Ce n’est pas moi, le père, qui l’a choisie, mais Kali elle-même ” et, chacun, aurait ressenti en même temps une vibration parcourant tout le corps. Depuis ce jour, ils l’ont acceptée comme héritière du pouvoir chamanique du père. Cette reconnaissance devait être officialisée publiquement. Parlant par le truchement de Mayli, le Kul-devata aurait fait entendre sa volonté. “ Je donne les pleins pouvoirs chamaniques à Mayli, et à chacun de vous je confère une part de pouvoir pour célébrer le Kul-puja ”. Cette cérémonie d’offrandes aux esprits des ancêtres, c’est-à-dire aux énergies qui se transmettent de génération en génération, a marqué officiellement le début de sa carrière comme Jankhri guérisseur et exorciseur. A partir de ce moment elle n’a plus de gurus et reçoit ses instructions directement du Kul-devata paternel, formulées à travers des rêves répétitifs. Concrètement, cette transmission est représentée par les mantras, les yantra et le mudra dictés par le Kul-devata dans les rêves. A partir de ce moment aussi, elle s’est montrée publiquement revêtue des insignes de sa fonction, surtout le stripetch, le ganthamalla et le rudrakhsi-malla, maniant le phurbu et battant les danghryo et damaru hérités du père. Elle a aussi recomposé l’autel avec les thanka, statuettes et les instruments du culte de son père, augmentés de quelques éléments reçus de son guru.

L’étape suivante, après la reconnaissance des frères et des villageois était la reconnaissance par la communauté des chamans rivaux et concurrents. Elle a donc du passer plusieurs années de suite les épreuves collectives que les chamans s’imposent mutuellement lors de rencontres rituelles dans les sanctuaires de Kali. Là, à Kaisakunda, Nagarkot et Rigishor, se tiennent les Mahadeva puja de la pleine lune du mois d’août. Lors de ces rencontres, les chamans revêtus de tous les insignes de leur fonction rivalisent de savoir et de savoir faire, s’exhortant mutuellement à prouver leurs pouvoirs 15.

Depuis lors, elle exerce sa fonction de guérisseuse sans aucune trêve, tous les jours de la semaine, consacrant les matinées au jokana et manchaune et réservant les après-midi à la préparation des puja qui ont lieu le soir et la nuit. Etant donné que les consultants payent à la mesure de leurs moyens, et la plupart payant vraiment très peu car ils sont très démunis, le chamanisme n’est pas une profession lucrative. Remarquons en passant que les consultants ne payent que s’ils estiment être “ guéris ” ou sensiblement aidés, et même alors ce qu’ils payent est dérisoire. Il suffit, pour s’en rendre compte, d’examiner le contenu du plateau de riz déposé devant son siège. Les consultants plantent leur rouleau de papier-monnaie verticalement dans la pyramide de riz. En retournant à plusieurs reprises par jour, il est possible de se faire un idée de ses revenus. Vraiment peu de chose, et en tout cas pas assez pour en vivre, même modestement. Un chaman dépend dès lors de l’aide de sa famille, de son mari s’il ou elle est marié(e), ou de ses enfants s’ils sont en âge de travailler. Au village les chamans sont agriculteurs, mais n’ayant pas le temps de les cultiver, leur champ et leur potager est entretenu par les villageois qui bénéficient des services du chaman. Ici, en ce qui concerne Mayli, elle vit des revenus du négoce de son mari et a suivi celui-ci à Bodnath où il a amélioré sa situation. Les signes extérieurs d’aisance montrent que la famille de Mayli a réussi socialement. Sans être riches, ils occupent un appartement suffisant, sa garde robe comporte quels robes et sari de bonne qualité et elle porte quelques beaux bijoux, en partie hérités de sa mère décédée l’année passée. 17.Magic shopping L’après-midi, notre “ patient désigné ” se rend en taxi à Kathmandu avec Furba pour y faire ses courses. Les ingrédients du puja de ce soir sont au nombre de treize. En voici la liste, telle que dictée par la chaman 1. un grand plateau rond en fibres de bambou tressées 2. de la farine 3. de la terre glaise noire 4. neuf variétés de céréales : du riz, du mil, de l’orge, du seigle, de l’avoine, des haricots, des fèves, des pois chiches, etc. … 5. sept farines de couleurs différentes 6. neuf pièces de tissu de couleurs différents 7. sept fils de couleurs différentes tressées en une cordelette (de trois mètres de long) 8. trois petits récipients à eau en terre cuite 9. trois petites lampes à huile en terre cuite 10. un faisceau de mèches pour les lampes 11. sept variétés de fleurs différentes 12. deux œufs 13. un coq de campagne aux “ couleurs de feu ”. Tous ces articles se trouvent au marché traditionnel du centre de Katmandou disséminé dans les rues entourant le temple de Machendranath. Là se trouvent entre les étals de maraîchers, épiciers et potiers, les petites échoppes de marchands d’instruments et ingrédients des cultes domestiques, rituels collectifs et puja de guérison. Les assortiments de farines colorées, fils de couleurs et tissus de couleurs différents, conformes aux prescriptions des jankhri, s’y retrouvent présentés en assemblages sériés dans des sachets de plastique. L’existence d’un tel marché est un indice matériel démonstratifs de l’ampleur des pratiques chamaniques et rituels de propitiation et de purification dans la ville et sa région. L’ensemble des courses étant faites, le patient fait ses comptes : l’ensemble des articles lui a coûté 600 roupies (soit environ BEF 360,- ou FRF 60,-), y compris le coq qui en constitue l’article le plus onéreux (en l’occurrence 300 roupies, soit BEF 180,- ou FRF 30,-). Nous apportons le tout à la chaman qui se chargera de la préparation de ingrédients pour le puja de ce soir. 18. Le puja d’exorcisme (du 31.5 au soir). Aujourd’hui, c’est la nuit de la pleine lune, tout à fait favorable pour l’activation des champs d’énergie, du moins en général et dans les conditions habituelles. En effet la nuit de la pleine lune de juillet est habituellement favorable aux Mahadeva puja et aux rencontres entre chamans dans les sanctuaires de Kali. La période choisie pour notre voyage en tenait compte et nous avions initialement prévu séjourner cette nuit-là au village de Bulowa, au nord de Kathmandu, pour un “ full-moon chaman puja ” qui, à défaut de se tenir dans un sanctuaire de Kali, s’annonçait remarquable par la rencontre concurrentielle entre chamans. Cependant, tout puja de cette ampleur est soumis à la conformité de plusieurs conditions parmi lesquelles le déterminisme astral est prépondérant. Or les astrologues locaux sont formels : la carte astrale de cette nuit de pleine lune est défavorable à la pratique de ces puja. Dès lors, aucune “ full-moon puja ” collective ne s’est tenue au Népal. Par contre, la pleine lune était favorable aux puja d’exorcisme individuel. En file indienne, nous nous rendons par les ruelles éclairées brillamment par une pleine lune en pleine forme. Mayli Lama porte ce soir une belle robe longue vert turquoise, qui met en valeur son teint fortement cuivré et ses bracelets dorés. Elle est fort élégante. Sans doute sous l’effet du transfert élaboré progressivement au cours de ce traitement, le “ patient désigné ” ne peut s’empêcher de la trouver belle. Manifestement, il n’a pas envie de prendre ce soir le rôle d’observateur, ses collègues se chargent de tout noter et photographier, ce qui permet au “ patient ” de se glisser dans la peau du rôle auquel il est convié : de ne pas résister au conflit d’énergies dont son corps, son intellect et son esprit sont censés constituer le théâtre. Elle est assise dans le vestibule largement ouvert sur la nuit en compagnie d’un vieux lama revenu à la vie civile. L’homme est habillé à la mode népalaise traditionnelle, tout en tissu bordeau à reflets violets. Ils discutent longuement des attributs de Kali dans l’iconographie tantrique et dans l’iconographie bouddhique, sur base de la statuette de cette déesse qui l’un d’entre nous a acquis dans le cadre de la prescription qui lui en a été faite par la chaman. Tout le monde entre, notre groupe et quelques curieux locaux. Les ingrédients sont prêts, disposés sur le sol, dans l’espace réservé près de la porte aux cérémonies d’exorcisme. Le dispositif comprend le grand plateau en vannerie de bambou près de la porte et, un peu plus loin, quatre plats dont deux en feuilles et deux en métal. Ce dispositif rappelle celui de la cérémonie en cours, lors de notre première rencontre avec Mayli Lama. Nous savons donc à quoi nous en tenir concernant les grandes lignes, nous pouvons maintenant aller dans le détail. C’est le grand plateau en vannerie qui attire le plus le regard : il est le plus spectaculaire. Sur ce plateau sont disposées 13 figurines modelées dans un mélange de farine et d’argile noire. Ces figurines sont appelées glud, en tibétain (à ne pas confondre avec les gtorma ou gâteaux sacrificiels dans la même matière). La plus grande disposée excentriquement, le plus proche de la porte, mesure environ 25 cm. Elle a une forme schématiquement humaine, une grosse tête ronde avec des yeux et une bouche dessinée par des grains de riz, drapée dans une pièce de tissu rouge vif. Cette figure ou glud, représente un double formel du patient. Elle est entourée de douze figurines de couleur plus claire – la proportion de farine y est prépondérante par rapport à l’argile noire – qui sont simplement modelées en forme de cônes. Sept de ces figurines portent à leur sommet un bâtonnet sur lequel est fixé une pièce de tissu carré de couleur, et cinq autres portent des fleurs implantées au sommet complétées d’un tissu de couleur noué à la façon d’une petite cape. Entre les figurines se trouvent disposés des fruits coupés, des fleurs, quelques billets de banque, trois lampes et deux pots remplis d’eau. Ces figurines sont reliées entre elles par un cordonnet de sept fils de couleurs différents, en un réseau complexe, dont la partie libre mesure peut-être deux mètres, est déposé sur le sol, en attendant d’être raccordé sur le “ patient ”. Par ailleurs, un peu à l’écart, se trouvent quatre autres plats de dimension plus réduites. 1. un plat en feuilles (Tapara) portant un mélange de céréales et de billets de banque 2. un plat en feuilles portant, sur un support de riz, des fruits coupés : des mangues, des prunes et des limons, ainsi que quelques fleurs sans tiges 3. un plat en métal blanc, carré, portant sept petits tas de riz coloré avec les farines de couleurs différentes 4. un grand plat en métal blanc, rond, où sont déposés, sur un support de riz, deux mangues entières, deux œufs, des tranches de prunes et de limons, quelques têtes de fleurs dont deux grandes fleurs rouges mises à part. Sur ce plateau se trouve encore le couteau et un coupe ongles. Le « patient » est installé en face du « plateau aux glud » ou, si on préfère, « piège à démons », assis sur le sol, les pieds dirigés vers celui-ci en direction de la porte. La chaman dispose le cordonnet aux sept couleurs sur le vertex du crâne de son client, avec une portion dépassant tombant dans la nuque. Ainsi le patient est relié, ou plus exactement « branché » sur les glud. La chaman s’accroupit, à la droite du patient. Le rite débute par l’appel à ses énergies titulaires. Elle les cite toutes, les nomme explicitement, à haute voix. Avec l’habitude, on comprend les noms : Kali, Mahadeva, Sanghu (autre nom pour Shiva), Ganesh, Kumar, le Kul devata paternel et l’esprit du guru, ainsi que le terme bha-mo (les démons gardiens) y sont répétés dans une mélopée suppliante. Elle demande leur aide à tous et toutes, et au fur et à mesure où elle perçoit leur venue, elle touche de la main gauche le plat de riz (n° 4) pour charger le riz des énergies qui répondent à son appel. Le riz énergétisé sera l’instrument basal pour la suite des opérations de transfert d’énergies du patient à son double figuré. Le patient est invité à s’activer alors à son tour, à collaborer au transfert d’énergie qui constitue l’opération fondamentale de ce qu’en langage occidental on appelle exorcisme. Le patient est d’abord invité à “ donner de lui-même ” , c’est-à-dire à couper des morceaux de lui-même et de ce qui le “ touche ” au plus près. Il coupe plusieurs ongles dont les rognures sont mélangées au riz qui vient d’être énergétisé, activé par les dieux et esprits. Il y joint quelques mèches de cheveux. Il y ajoute quelques bouts de tissu prélevés sur la taille de son pantalon, à l’endroit où celui-ci serre le corps au plus près. Ensuite, le patient est invité à donner de son argent, à jeter des pièces de monnaie dans le plat aux storma et à introduire quelques billets de banque dans le riz, sur le plat “ chargé ” d’énergies. Remarquons l’impératif de jeter de la monnaie métallique sur le plat aux storma, à l’exclusion de l’argent papier. (Dans les sanctuaires, cette même condition motive la présence des multiples changeurs en attente à leur entrée). Les métaux sont en effet des meilleurs vecteurs d’énergie que les papiers. Enfin, le “ patient ” est prié de redonner son nom, qui est aussitôt introduit dans les mantras construits autour de la répétition des noms des énergies en présences, fastes et néfastes, humaines naturelles et surnaturelles. En même temps, ce nom, prononcé à haute voix par la chaman est incorporé, par malaxation dans le main gauche, aux céréales sur le plat n° 1. Ainsi, une topologie est en place, marquée par des nominations : la scène magique est prête pour le rituel proprement dit, sorte de duel entre la chaman et l’esprit possédant. 19. La transe La chaman allume un faisceau de battons d’encens qu’elle tient fermement dans la main gauche et chante une mélopée dans laquelle revient avec insistance les noms de ses dieux tutélaires et aidants. Tout en chantant elle manipule de la main droite le riz (du plat n° 4). Pendant une dizaine de minutes elle continue de la sorte se laissant de plus en plus envahir par les énergies possédantes. Elle passe par des épisodes d’agitation et d’accalmie. Bientôt l’agitation prend le dessus. Le corps est parcouru de tremblements, de mouvements vifs et secs de la tête, des épaules, des bras. Elle garde les yeux clos, est extrêmement concentrée, se désigne elle-même de la main gauche “ oh … oh … Sanghu … ” revient des dizaines de fois: elle fait appel à Shiva sous sa dénomination locale. Maintenant elle s’adresse aux glud, à forte voix, avec un ton impératif. Elle lève l’index de manière impérative et leur commande avec autorité de remplir convenablement leur office de réceptacles à énergie, de se montrer accueillantes pour les envoyées qui doivent être délogées du patient et relogées dans les storma. Celles-ci s’avèrent bien fonctionner comme des serviteurs de la chaman qui les a façonnées en prononçant lors du modelage suffisamment de mantras sur elles pour les rendre dociles au doigt et à l’oeil. La chaman s’agite de plus en plus fort, secoue la tête de droite à gauche, prend du riz et le dépose à nouveau. Secousses. Reprend du riz. Fortes secousses, se calme et change de mélodie. Elle reprend du riz et prononce avec insistance les noms de Kali, Durga, Mahadeva, Yogini, etc., faisant appel aux multiples formes des déesses mères archaïques qui prêtent leurs formes aux forces procréatives et germinatives de la nature tellurique, végétale et animale. Au plus les formes divines invoquées sont archaïques ou fondamentales, au plus la transe apparaît profonde. Elle est prise de secousses violentes et crie en soufflant avec force “ etcho – tcho – etcho – etc. ”

Maintenant la pratique du souffle – praâna – occupe l’avant de la scène. Elle ouvre les yeux, et tout en inspirant fortement et en soufflant lentement, elle regarde, le regard fixe plongé dans le lointain. Sa physionomie est celle d’un être entièrement tendu dans un acte décidé, convaincu et sûr de ce qu’il fait. Elle lève un peu la tête, fait comme une adresse et ponctue ce geste impératif de quelques cris aigus tout en secouant la tête et fermant les yeux 16

20.Le rite du transfert Tout est prêt maintenant pour l’opération centrale : le processus de transfert de l’énergie maléfique du patient au storma. Il a fallu pour cela mettre en place d’abord un dispositif matériel : les plateaux avec leurs ingrédients, faire appel aux énergies tutélaires aidantes, introduire leur énergie dans les ingrédients, disposer le champ d’énergie ambiant, disposer le patient et enfin, charger énergétiquement la chaman elle-même. Ce dernier résultat est atteint maintenant. Elle est tendue, forte, frémissante, avec un regard d’acier, une voix de fer, grave et vibrante, elle est chargée comme un “ vajra ”, comme un diamant, elle est maintenant étincelante comme les joyaux mystiques qui sont l’emblème du Vajrayana, la voie bouddhique d’accès adiamantine à l’illumination. En d’autres mots, elle est prête à faire office de Bodhisattva, c’est-à-dire à mettre sa propre illumination au service du semblable pris dans les rets des formes qui le captent, le tiennent prisonnier. Elle est disposée à émettre son énergie bénéfique pour purifier le complexe énergétique du patient des énergies exogènes qui l’obscurcissent. Le patient, informé par sa culture sur ce qui est attendu de lui, ou, en l’occurrence, un étranger informé par l’apprentissage qu’il en a fait au travers de sa recherche et formation, s’active, quitte le statut de patient et se tend, impatient, avec toute la force de sa volonté subjective vers le but poursuivi. Le patient en question appartient à une culture occidentale qui prend au sérieux les sciences physico-chimiques et les modèles atomiques, quantiques, électromagnétiques et autres qui proposent des représentations de ces fluides énergétiques que sont les ondes, les radiations, les vibrations. Mais cette même culture occidentale, qui lit la matière comme étant un assemblage d’éléments et de forces, a censuré la construction de modèles analogues par les sciences psycho-biologiques pour rendre compte du fonctionnement du psychisme et des relations interpersonnelles. Diverses tentatives ont été entreprises pour construire des théories scientifiques dans ce sens, mais toutes ont abouti à la méfiance car considérées comme non-scientifiques. Il en a été ainsi, et il en est toujours ainsi, des expériences d’objectivation du magnétisme humain (le baquet de Mesmer), de la communication avec des énergies spirituelles, (le spiritisme), de la communication immatérielle entre personnes (la télépathie), de la réceptivité aux ondes telluriques (la radiesthésie), de l’émission d’ondes électromagnétisées (les recherches russes post pavloviennes sur les aura), de la bioénergie (les recherches reichiennes sur l’orgone), des phénomènes d’influence immatérielle (la psychologie transpersonnelle). Le patient actuellement plongé dans cette opération thérapeutique de transfert énergétique qu’est cette cérémonie d’exorcisme, partage, dans sa culture d’origine, les réticences de ses collègues à prendre au sérieux les conceptions relatives aux champs énergétiques qui déterminent l’humain. Mais cette méfiance et cette résistance intellectuelle n’empêche par ailleurs nullement un savoir intuitif en cette matière. Le patient a déjà fait à de multiples reprises l’expérience d’effets bénéfiques ou maléfiques produits par des individus ou des situations sans médium physique ni sémantique. Il en a une intuition ou une compréhension intuitive même s’il lui manque une compréhension rationnelle et une explication scientifique. L’absence de représentation cohérente n’est certes pas un empêchement à l’expérience bien au contraire. Mais à une condition : d’accepter de s’immerger dans la situation sans essayer de se la représenter. Le patient pense “ si j’ai pu dans mes antécédents m’abandonner entre les mains de médecins et d’infirmiers qui m’ont entraîné (à plusieurs reprises) vers une salle d’opération, il n’y a pas de raison pour que je refuse d’entrer dans les mêmes dispositions d’esprit favorables pour entrer dans une expérience bien moins traumatisante, et dont j’ai déjà une perception (le souvenir du puja lors de la première visite chez la chaman) et une ébauche de représentation (élaborée en un quart de siècle de voyages d’études et de lectures sur ces questions). Allons-y ! ”. Et, sans savoir où il va, il y va. Une dernière remarque encore, de toute importance. Le patient sait au moins une chose, avec quelque certitude : il peut avoir confiance dans le savoir faire de Mayli. Effet d’un transfert positif ? Mais oui bien sûr, c’est de cela qu’il s’agit, et c’est ce qui confère à l’expérience les meilleures chances sinon la force du bien, au moins de ne pas nuire. Mais à vrai dire, je savais aussi par ce même savoir intuitif qui s’est construit par la fréquentation assidue des être humains, que l’expérience actuelle comportait beaucoup de chances d’être bénéfique, ne fusse que parce qu’elle apporte un plus de savoir sur soi-même. Revenons à notre rite. La cérémonie dure depuis une bonne demi-heure. Les batons d’encens dans la main gauche de Mayli sont complètement consumés. Elle change légèrement la disposition des trois petits plateaux devant elle. Elle rallume une nouvelle botte de bâtons d’encens et reprend un chant, cette fois-ci mélodieux. Elle s’adresse au plateau aux storma, en lui montrant l’index levé, comme pour l’admonester. Elle s’approche du « patient », lui prend les bras et place ses mains sur les genoux. Elle charge se main gauche d’une poignée de céréales mélangées à l’argent, touche la tête du patient, et jette le tout dans le panier aux storma. Elle s’y reprend à plusieurs reprises en faisant un mouvement de plus en plus ample qui touche successivement la tête, la nuque, les épaules, le thorax, le ventre, les hanches et les jambes du « patient » avant de jeter le contenu de la main dans le panier. Elle est de plus en plus traversée de secousses d’intensité croissante. Elle se tourne vers le public et verse dans la main gauche de chacun un peu de céréales. Elle enjoint ensuite chacun à effectuer avec cette charge des mouvement circulaires autour de sa propre tête et de jeter ensuite les céréales dans le plateau aux glud. Chacun s’exécute de bonne grâce. C’est charmant, et le « patient » ne se sent pas seul. Elle prend un œuf et répète les même gestes en prononçant fréquemment le nom de Kali. Maintenant, elle parle avec des intonations fortes et quelques notes accentuées dans lesquelles dominent le phonème « om » répétés à la manière d’un mantra. Elle continue à dessiner avec l’œuf glissé le long du corps du patient, la trajectoire du transfert, pour finalement déposer l’œuf dans le panier aux storma. Elle joint les mains, les élève vers le ciel, les ouvre et en un mouvement descendant les redépose sur ses genoux. Elle approche d’elle le plateau avec les petits tas de riz aux sept couleurs. Elle charge la main gauche du riz coloré en rouge, refait la trajectoire le long du corps jusqu’au panier. Elle refait le même mouvement avec le riz coloré en blanc, en vert, en bleu, en vert foncé, en rose. Elle secoue le plateau, mélange le tout, en prend une portion, la soulève vers le ciel avec les deux mains. Enfin, avec le mélange, elle refait le mouvement du transfert. Ensuite, elle approche le panier chargé de fruits de biscuits et de riz. De nouveau, par le même geste répété elle souligne le mouvement du transfert jusqu’à ce que tous les ingrédients terminent dans le panier aux glud. Enfin, elle y verse les restes du petit panier. La même gestuelle se répète avec les fleurs du troisième panier. Enfin, elle se saisit du coq. Elle redemande le nom du patient et prononce ses mantras à haute voix. Elle verse de l’eau sur le coq, de ses deux mains et chante une mélopée. Tenant le volatile fermement par les deux pattes enserrées dans sa main gauche, elle lui fait effectuer à plusieurs reprises, en frôlant le patient, une trajectoire qui passe en revue toutes les parties du corps. Elle touche la tête du patient avec le bec du coq et poursuit le mouvement le long des deux faces du bras droit étendu. Elle parle, se redresse, tourne autour du patient en le touchant répétitivement, de plus en plus fort, avec le coq. Elle approche le bec du coq du sommet de la tête du patient : le coq saisit le fil aux sept couleurs dans son bec. Elle l’amène au panier aux storma dans lequel le coq lâche le fil. Un assistant allume les lampes à huile dans le panier aux figures. Elle revient vers le patient, toujours armée du coq et se met à frapper violemment la bête sur la tête et les épaules et le dos du patient en criant fortement. Elle appuie son pied successivement sur le bras gauche, puis le bras droit du patient. Elle regarde le coq, le frappe encore sur le patient, refait une dernière fois la trajectoire du transfert et d’un large geste, jette le coq dehors, sur la terrasse du vestibule. Elle verse de l’eau sur le plateau aux figures. Elle fait lever le patient, l’invite à se pencher face vers le plateau, verse de l’eau sur sa tête et son dos, et puis l’invite à tourner le dos aux figurines. Le plateau aux figurines, en flammes, est porté dehors. La chaman sort de la pièce. Dans le silence après la tempête, une servante vient nettoyer la pièce. L’exorcisme a duré une heure depuis notre entrée. Le patient, debout, trempé et hébété, attend la suite… Le chaman revient avec la cruche d’eau en laiton et un plateau chargé de riz et de fruits, qu’elle dépose sur la table basse devant son fauteuil. Elle s’y installe. 21. L’intermède verbal Le patient est invité à prendre place sur le coussin en face du fauteuil. Le traducteur s’installe à la droite de la chaman. Par son truchement, elle lui demande ce qui lui est arrivé pendant le rituel, comment il se sent. Le patient: “Now, I feel me strongly light, like if I was floating in the air without touching the ground”. Le fait est que le patient se sentait plutôt abasourdi, déconnecté, vertigineux, pour tout dire, vidé. Mayli : “ For six days, you will feel weak and after that you will be free. Tomorrow you have to return here to get your amulets. Now, I want to make more treatment with you. Don’t worry about it … Do you believe in bakshi in your country? ”.

Le patient: “ Bakshi have a lot of bad energy and peole can’t do anything against them without help. In some places, in the countryside in France 17, Belgium and Germany, there are people who believe in the evil energy”.

Mayli : “ There are bakshi everywhere ”. Oui, bien sûr, d’une certaine façon… 22. La grande purification Le patient est invité à enlever ses vêtements. Ayant prévu le coup il s’est équipé en conséquence. Le voilà donc en short, suivant docilement la chaman. Il sait que ce qui l’attend est une pratique de purification universelle et qui a été banalisée et commercialisée en Europe sous l’étiquette de soins de sauna. Cela ne peut que faire du bien. Dans le vestibule, qui est en fait une terrasse couverte d’une toiture en béton et ouverte sur la ville par deux côtés, le “ setting ” est prêt. Au centre une sellette – un tabouret bas – attend le patient. A côté, dans une grande bassine de cuivre, de l’eau est en train de chauffer sur un brûleur à gaz. Une botte de fine branches feuillues, ressemblant à des rameaux de saules, est étalée sur le sol. Le patient s’installe sur la sellette dans la même posture que lors de la phase précédente : jambes étendues, avec les pieds orientés vers l’air libre, les mains appuyées sur les genoux, et fait le dos rond. Mayli se saisit d’une botte de banches de la main gauche, la plonge dans l’eau qui entre-temps est entrée en ébullition, et frappe avec vigueur le patient, à coups redoublés, tout en parlant à voix forte, en vociférant, en hurlant par moments comme s’il s’agissait de chasser une sale bête d’une maison. Elle change à plusieurs reprises de branchages, les plonge à chaque fois dans l’eau bouillante et les coups pleuvent jusqu’à ce que la grande bassine soit vidée de son eau. Cela a duré quelques bonnes dizaines de minutes. La chaman y a déployé une ardeur étonnante. Le patient a résisté de son mieux aux coups qui s’abattaient sur lui. Au fur et à mesure où il était battu, loin d’être abattu, il gagnait en vigueur, en tonus, sentait monter en lui une poussée qui a fini par éclater en un énorme, plutôt un “ hénaurme ” rire aux éclats. Il explosait littéralement dans une succession de spasmes, qui avec toute la force avec laquelle se produit un vomissement, expulsent sous forme d’éclats de rires incoercibles, toute la tension contenue dans son maigre corps. Il s’est littéralement vidé d’une tension intérieure, d’un paquet de crispations, d’une masse de crampes qui lui nouaient le cœur, l’estomac et les tripes. Une constriction qui le nouait là, au centre du corps, depuis des années et des années, depuis plus de neuf années, et qui entraînaient au milieu de son corps une espèce de douleur, toujours prête à se réveiller. Là aussi, se sont déposés pendant des années des paroles, des images, des émotions, toutes les traces accumulées, les crasses empilées, les couleuvres avalées, les méchancetés, les avanies, les calomnies de ceux qui l’ont pris pour leur poubelle. Ce rire a secoué la cervelle, les tripes et les nerfs, les vibrations se propagent à travers tout le corps comme un orgasme démentiel, une crise d’épilepsie instantanée, avec les forces d’un couvercle qui saute, d’un cadenas qui se brise, d’une porte qui vole en éclats. Un coup de vent frais a fait frissonner la peau échaudée. Et pendant que toute l’assemblée, contaminée par ce rire irrésistible, est elle-même prise dans un fou rire auquel la chaman s’associe à cœur joie, on entendait dans le vent qui se levait comme une malédiction qui s’envolait. 23. Rituel de clôture Tout le monde rentre dans l’antre de la chaman. Le masque édenté au-dessus de la porte a l’air de bien s’amuser. Plus de deux heures sont passées depuis le début du rite. Mayli est dans son fauteuil, penchée en avant, la main droite sur la hanche, la gauche appuyée sur le genou. Le patient s’assied devant elle. Elle charge la main gauche de riz prélevé sur le plateau devant elle, sur la table basse et en touche le front du patient, en murmurant quelques formules paisibles. Elle lui enduit le front d’un peu de farine blanche, symbole de la purification accomplie, et l’invite à rejoindre ses compagnons qui font cercle. Maintenant, elle s’adresse à ses entités titulaires et à leurs aides, à voix haute. Elle les énumère tous, en les remerciant de leur aide. Ce faisant, elle lève la main gauche chargée de riz à de multiples reprises. Elle cite Kali, Mahadeva, Vajrapani, Ganesh, Kumar, Tara et beaucoup d’autres encore. Elle prend une position de prière, les mains levées vers le haut, couvertes de riz, et formule encore des mantras, les yeux mi-clos. Enfin, elle jette quelques grains de riz vers son autel en face d’elle. La cérémonie est terminée, elle a duré deux heures et demie au total. 24. Les instruments de la “ force ” et les insignes du “ pouvoir ” Ala question de l’usage qu’elle fait des instruments de son art, Mayli répond qu’elle n’utilise plus ses instruments et insignes chamaniques qu’exceptionnellement. Elle s’en revêt dans deux circonstances : dans les puja de haute lutte avec certains démons très puissants et dans les puja des rencontres entre chamans. Dans ces deux situations Mayli est obligée de recourir à tous les moyens dont elle dispose pour faire la preuve de ses compétences de chaman. Comment qualifier cette compétence ? Dans le système de représentations de sa culture, cette compétence est évaluée en terme de « force », c’est-à-dire de l’efficacité ou de la capacité d’action qui manifeste son énergie, et en terme de « pouvoir » c’est-à-dire de la reconnaissance de cette force par les autres: ses pairs (les autres chamans) et les membres de la collectivité (ses familiers et ses clients). La force (ou l’efficacité) et le pouvoir (ou la reconnaissance) du chaman ne sont pas acquis une fois pour toutes. Nous avons déjà vu que notre chaman n’a été reconnue que suite à une élection divine confirmée par plusieurs acteurs sociaux : son père, des devins-astrologues, d’autres chamans, ses frères, les villageois et cela à travers une succession d’épreuves et vérifications. Son statut de chaman reste par la suite de manière continue, sujet au droit de regard d’autrui. Sa crédibilité dépend des témoignages de ses clients qui sont seuls aptes à rendre compte de l’efficacité de sa pratique. Mais cette efficacité qui se manifeste dans la pratique curative quotidienne n’est pas encore une garantie pour l’efficacité de la chaman dans ces situations particulières, qui restent exceptionnelles et relativement rares, que sont les affrontements avec les forces maléfiques de démons très puissantes et la confrontation avec les forces bénéfiques d’autres chamans, considérés comme très puissants. Il s’agit donc de situations où se mesure la puissance du chaman c’est-à-dire l’ampleur de sa force. Mayli est considérée comme une chaman puissante et cette puissance est attribuée à la puissance de sa divinité titulaire. Kali est en effet la force la plus efficace ou, d’après la mythologie hindoue, le concentré de forces le plus performant qui puisse tenir tête aux forces du mal les plus puissantes. Dans le cas particulier de Mayli Lama, ses instruments lui servent pour révéler la force de son entité surnaturelle titulaire: la grande déesse Kali, forme canonique « classique » d’Uma. Le culte d’Uma, la déesse mère archaïque, est très vivant au Népal, plus que dans les autres aires hindouistes. Les adeptes l’y honorent sous les formes de Kali (la grande déesse destructrice), de Parvati (la shakti ou parèdre de Shiva) et de Durga (la déesse protectrice). La fête du Dasain ou Durga-Puja, en octobre, donne lieu dans tout le royaume à deux semaines de festivités ininterrompues. La population y honore Durga Mahishamardini c’est-à-dire Durga tueuse de Mahishasura, le démon qui sous l’aspect d’un taureau furieux dévastait la terre dans les temps mythiques. Dans sa version populaire népalaise la légende raconte que ce démon avait réussi à gagner la confiance de Shiva. Par séduction et tromperie, il a obtenu de lui la domination de la terre. A peine investi de ce pouvoir exorbitant il a révélé sa véritable nature, cruelle et féroce. Il maltraitait les humains de mille et une manières et l’humanité était près de la destruction totale. Le récit des horreurs que Mahishura imposait aux humains est l’occasion pour les narrateurs de faire étalage de leur inventivité en matière de sadisme spectaculaire. Pour parer au désastre, les grandes divinités – Brahma, Vishnou et Shiva, quelque peu penaud de sa bévue – ont fondu leurs armes les plus puissantes dans un même creuset. De ce brouet divin est sorti une très belle femme, toute inoffensive en apparence mais redoutablement dangereuse en fait. Cette émanation de la triade divine (Trimurti) est Kali – Durga. Elle est donc une véritable machine de guerre divine. Elle s’est lancée dans le combat avec le démon et en a triomphé. Qui peut le plus peut le moins: pour la destructrice du démon le plus puissant l’élimination des démons de moindre envergure est une bagatelle. C’est en tant que destructrice de démons qu’elle est invoquée par les chamans en général, et par Mayli Lama en particulier, dans leur lutte contre les démons particuliers. En quelque sorte Kali-Durga fait office de patron d’une profession qu’elle a elle-même exercée avec succès. La manifestation de la force de Kali s’impose dans les deux circonstances citées plus haut. Alors les chamans recourent à tous les moyens disponibles pour galvaniser leurs forces, y compris les moyens magiques les plus anciens que sont les instruments et insignes magiques. Les instruments sont au service de l’efficacité des forces et les insignes font appel à la reconnaissance du pouvoir. Dans le cas qui nous préoccupe, les moyens des chamans sont à la fois des instruments et des insignes. Les auteurs anglo-saxons les désignent par le terme général de “ paraphernalia ”. Il s’agit des instruments magiques des chamans, ce qui introduit la discussion sur la magie dans le troisième chapitre consacré à l’anthropologie de l’efficacité thérapeutique. (A développer: la description des instruments, des référents, des légendes.

L’abandon progressif des paraphernalia est-il signe de progrès? Réduction de l’imaginaire ou perte d’efficacité symbolique? A discuter.) 18

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