UNE ANTHROPOLOGIE CLINIQUE D’INSPIRATION PSYCHANALYTIQUE PARMI LES SCIENCES HUMAINES CLINIQUES ?
UNE ANTHROPOLOGIE CLINIQUE
D’INSPIRATION PSYCHANALYTIQUE
PARMI LES SCIENCES HUMAINES CLINIQUES ?
Article pour le Coq Héron, dernier état du 1. 10.2003
Robert STEICHEN
1. Motivation et contexte d’une réflexion pluridisciplinaire.
Récemment nous avons collaboré avec des collègues aux intérêts convergents à l’élaboration d’un projet d’école doctorale en sciences humaines cliniques. La tâche consistait non seulement à définir des motifs, des objectifs et un règlement de fonctionnement pour une telle école, mais surtout à préciser la spécificité d’un champ disciplinaire appelé sciences humaines cliniques. A cet effet les travaux ont cherché à établir un consensus pour un paradigme commun de la clinique dans une optique résolument pluridisciplinaire. Plus précisément, l’objectif était de promouvoir une collaboration interdisciplinaire sur base pluridisciplinaire, et d’induire, au moins sporadiquement, des échanges transdisciplinaires dans la construction de modèles pertinents pour les disciplines engagées.
Un tel objectif impose comme condition incontournable une exigence de réalisme. D’abord, il importe de renoncer au leurre d’un modèle idéal fédérateur qui serait d’office interdisciplinaire. L’interdisciplinarité est un processus laborieux réclamant un effort continu et sans résultat définitivement acquis. Ensuite, le réalisme nécessite le refus de toute utopie futuriste ou programme de promesses impossibles à tenir. Dans cette optique, s’impose une interprétation réaliste des impératifs institutionnels de progrès, de rentabilité, d’excellence et de performance. La sagesse nécessite de réduire les prétentions du culte de la performance (Ehrenberg A., 1993). Cette remarque est importante étant donné la pression exercée sur les chercheurs universitaires dans un contexte économique réputé restrictif et inspirant une politique de financement qui privilégie les recherches rentables, c’est-à-dire qui attirent des budgets extra-universitaires pour leur financement et dont les résultats trouvent des applications économiques. Or l’analyse des offres de financement actuelles montre clairement que très peu de budgets sont disponibles pour des recherches en sciences humaines cliniques qui ne peuvent profiter au marché de la technologie et de la pharmacologie. Enfin, toujours par souci de réalisme, il faut reconnaître qu’un paradigme n’est jamais entièrement nouveau. Il est redevable à des antécédents et à des réalisations qui ont déjà fait leurs preuves.
Notre participation à ces réflexions était évidemment très subjective, limitée et orientée par nos propres engagements institutionnels, disciplinaires et professionnels. Le cadre de nos activités quotidiennes est un institut universitaire d’enseignement pluridisciplinaire et de promotion de recherches interdisciplinaires. Notre programme de recherches, portant sur les représentations et pratiques cliniques, associe dans une concertation continue des jeunes chercheurs engagés dans des recherches doctorales. La principale source d’inspiration de nos recherches est constituée par nos propres pratiques cliniques et nos enquêtes de terrain . L’objectif de ces recherches est de contribuer à une anthropologie clinique d’inspiration psychanalytique (Steichen R., 2001). Nos données imposent un constat préalable à une définition de la spécificité des recherches en sciences humaines cliniques : la reconnaissance d’une clinique profane et centrée sur le sujet.
2. Clinique savante et clinique profane.
Il est important pour les cliniciens de prendre conscience du fait qu’ils ne sont pas les seuls concernés par la nécessité de comprendre la maladie. Tous les humains affectés par une maladie, un mal, un malaise, etc. se demandent de quoi il s’agit. Tout trouble physique, mental et/ou social interpelle le ou les personnes affectées. Celles-ci se demandent d’abord si le mal est grave ou bénin, s’il passera tout seul ou s’il faut quérir de l’ aide. On commence par se soigner soi-même avec les moyens sous la main. Les pratiques d’automédication sont courantes et alertent d’ailleurs le corps médical. Des campagnes d’information mettent la population en garde contre les effets dangereux éventuels des bricolages thérapeutiques qui récupèrent et combinent les restes médicamenteux trouvés dans le trésor des pharmacies familiales, complétées par les médicaments fournis par des familiers compatissants. Outre les conseils médicamenteux, les personnes en souffrance cherchent dans leur entourage du réconfort, un soutien moral, des directives, voire des ordres et interdits. Pour des maladies à guérison spontanée les malades « bien entourés » font souvent l’économie d’une prise en charge médicale ou d’une hospitalisation.
Même en l’absence d’un entourage protecteur, les personnes souffrantes à la recherche d’un diagnostic et d’un traitement ne se précipitent pas chez un médecin ou psychothérapeute patenté. Elles traînent leur mal dans l’espoir qu’il passe spontanément, elles en parlent à droite et à gauche, et récoltent des bouts d’informations rassemblés peu à peu en une représentation de leur mal plus ou moins cohérente. Les gens consultent d’abord les « savoirs » disponibles dans leur entourage et dans les ouvrages de vulgarisation en matière de santé mentale ou physique. Il existe une riche « médecine populaire » et une véritable « science sauvage » (Bouteiller M., 1987, Scheps R., 1993). Les savoirs communs sur la santé sont souvent combinés en un système familial ou local de connaissances transmises entre contemporains et d’une génération à l’autre. Dans les familles d’origine rurale, surtout dans les sociétés à économie restreinte, les mères de famille sont généralement dépositaires d’un savoir sanitaire transmis entre femmes (de mères à filles et entre les femmes du clan) et enrichi par l’expérience des soins aux enfants. Ce sont les mères qui accompagnent les enfants malades dans les lieux de soins, qui médiatisent les rencontres entre les soignants et les enfants et qui sont chargées de l’administration médicamenteuse à domicile. Elles ont traditionnellement la charge de la diététique familiale, de la préparation des éventuels régimes particuliers et de l’administration des soins de base. Elles sont généralement les gardiennes du coffret à remèdes ou de la pharmacie familiale. Enfin, elles sont réputées soucieuses du bien-être des membres de la famille, attentives aux premiers symptômes, proposant des soins, poussant éventuellement à la consultation, et surveillant l’exécution des prescriptions. Devant la passivité des familiers qui rechignent à consulter et préfèrent se faire soigner par leur mère ou épouse, celles-ci n’ont souvent d’autre choix que d’endosser le rôle de l’agent de santé familial. Et elles le font souvent de bonne grâce, trouvant dans cette tache plus de gratifications et de reconnaissance que dans les corvées ménagères. L’ existence d’une clinique domestique, privée et familiale, ne peut être sous-estimée. Elle est d’autant plus prisée qu’elle est bon marché, chaleureuse et rassurante. Les consultations auprès d’experts sont d’autant plus évitées dans les sociétés économiquement faibles, qu’elles sont coûteuses et douteuses ou que l’accès en est soumis à des complications administratives. Il est important pour les cliniciens spécialistes, appartenant généralement à un milieu économiquement privilégié, de se souvenir du fait que la consultation n’est pas une évidence pour une très importante partie de la population, surtout dans les pays à clivage socio-économique marqué, où les sujets affectés ont la possibilité de se faire soigner avec les moyens du bord, profitant de la solidarité familiale ou locale. Et si celle-ci s’avère insuffisante, ils ont encore la possibilité de consulter des praticiens de l’art de guérir ressortant des « médecines parallèles » ou « pratiques populaires ». Même ceux appelés à tort ou à raison « rebouteux » ou « charlatans » ont leur clientèle. C’est faire preuve d’une lucidité élémentaire que d’explorer ces composantes non orthodoxes du champ clinique (Laplantine F., 1987 ; Laplantine F. et Rabeyron P.L.,1992 ), et cela d’autant plus que dans le vaste monde le champ de la clinique profane est bien plus étendu que celui de la clinique savante .
3. Clinique du patient et clinique du sujet.
Dans la relation clinique, ce modèle profane, représenté par l’avis subjectif ou opinion du malade, entre en concurrence avec le savoir scientifique ou savant du clinicien. Dans le dialogue clinique médical, l’opinion du patient ne fait pas le poids par rapport au savoir de l’expert. Tout au plus le médecin prend-il en compte les « données subjectives » du malade pour compléter le tableau symptomatique s’il est compatible avec celui-ci. Sinon, les dires du malade, éventuellement recueillis dans le dossier, devront s’effacer devant les données objectives fournies par les examens de laboratoire et techniques d’exploration. Quel médecin demande au patient son avis personnel concernant le diagnostic et le traitement ? Le malade est intégré dans le tableau clinique de sa maladie: de sujet il devient un patient et un cas clinique. Cette tendance à l’effacement de la représentation propre au patient par celle élaborée par l’expert est tellement forte que les maîtres en faculté de médecine se devaient de rappeler sans cesse aux étudiants en médecine qu’ils ont à faire à des malades et non à des maladies. Tout le monde sait qu’actuellement cette tendance de réduction du patient au cas est devenue la norme suite au développement des technologies d’investigation qui ramènent le diagnostic à la congruence des résultats des tests, dosages et imageries. Cependant, même si le modèle de la relation médecin-patient est socialement pregnant ou dominant, la clinique médicale n’est pas la seule en place : il existe des pratiques cliniques et des modèles d’action clinique alternatifs, telles que ceux en usage en psychiatrie, en psychologie clinique et en psychanalyse. Dans celles-ci, le diagnostic et le traitement font en effet intervenir activement le sujet affecté.
Compte tenu de ce qui précède, il est pertinent de distinguer, voire d’opposer, une clinique fonctionnelle à une clinique anthropologique. La première s’intéresse à une dysfonction particulière et fonde son efficacité sur une action clinique qui vise directement l’élimination des symptômes. La seconde s’intéresse à l’homme malade comme premier intéressé par sa maladie et auteur d’une représentation de celle-ci qui lui donne sens. La première clinique s’attaque à la maladie en s’appuyant sur le diagnostic savant . La seconde clinique, sans négliger diagnostic et thérapeutique, soutient le sujet malade en faisant appel à sa représentation singulière de son mal et à ses ressources propres. C’est une clinique de l’homme affecté par un mal identifié comme maladie, malheur, malchance, malédiction ou malêtre et qui prend en compte le savoir et les ressources propres de la personne dans le processus du traitement. En d’autres mots, le traitement implique activement le malade non au titre de patient passif mais d’agent actif dans les processus de guérison. Il s’agit ici d’une prise en compte de l’ensemble de la réalité complexe du sujet affecté avec ses composantes biologiques, psychiques et sociales, y compris ses spécificités économiques et culturelles. Certes, il nous faut apporter des nuances au constat d’une bipolarité entre ces deux cliniques: tous les cliniciens ne se cantonnent pas dans un pôle exclusif de l’autre. Il y a place pour un vaste éventail de positions intermédiaires entre une clinique du patient et du sujet. Et aussi pour des changements de position en fonction des impératifs de la réalité contextuelle et de l’histoire individuelle des cliniciens.
4. Spécificité des recherches en sciences humaines cliniques.
Ces préalables étayent une proposition de définition des recherches en sciences humaines cliniques par rapport aux autres sciences humaines. Pour les concepteurs du programme cité en début d’article, la spécificité de l’approche clinique résulte de l’intégration de quatre composantes : de la réalité de son terrain, de sa méthode interdisciplinaire, de sa conception de l’éthique et de l’efficacité et enfin de son paradigme multifocal. Ces quatre composantes sont précisés comme suit.
La réalité de terrain qui spécifie les recherches cliniques en sciences humaines est constituée par les personnes, familles et collectivités en souffrance psychique. En pratique et d’une manière non exhaustive, il s’agit du vaste ensemble des individus souffrant de troubles psychopathologiques. Il s’agit aussi des personnes souffrant de dysfonctions sexuelles, de troubles de l’identité sexuelle, de conflits conjugaux, de tensions sociales, de syndromes post-traumatiques, de situations d’incarcération ou de soins forcés, toutes ces personnes nécessitant une prise en charge circonstanciée tenant compte des particularités de leur personnalité et des conditions concrètes de leur existence. Il s’agit encore de sujets confrontés à la perte de leurs références identitaires du fait de leur déplacement suite à des violences politiques ou raciales, de faits de guerre ou de catastrophes naturelles, réfugiés installés dans des camps ou demandeurs d’asile politiques, ainsi que des personnes immigrées ou en cours de transculturation. Enfin, les recherches en sciences humaines cliniques pourront comporter la collaboration avec des praticiens de soins utilisant des représentations et pratiques de santé non occidentales, largement utilisées par les vastes populations qui n’ont aucun accès à des services médicaux dits « modernes » du fait de l’incompatibilité culturelle, politique et économique entre celles-ci et les réalités du terrain .
La méthodologie de recherche en sciences humaines cliniques est caractérisée par la centration sur l’humain- en tant qu’individu social, personne singulière, sujet parlant et désirant- et sur l’interdisciplinarité. Cette approche privilégie l’étude du développement de la réalité subjective et des interactions du sujet avec lui-même et son environnement. Sa méthode de travail accorde une grande place à la co-construction du modèle de recherche entre le chercheur et la personne qui accepte de partager son témoignage. Cette optique est centrale pour les sciences humaines cliniques. Il faut insister sur cette valorisation du partenariat dans la relation clinique, fondée sur la reconnaissance du phénomène du transfert bilatéral. Cette attitude entraîne la double reconnaissance de la subjectivité du consultant et du consulté. La connaissance des déterminants de ces subjectivités est une condition d’objectivité scientifique dans cette clinique. Mais surtout, le sujet affecté est impliqué comme agent actif dans les processus de diagnostic et de traitement. Il est donc crédité d’un savoir sur lui-même destiné à recevoir un lieu de parole adéquat où il puisse se déployer, se développer et se faire reconnaître par son efficacité propre.
Les recherches en sciences humaines cliniques gagnent à se donner comme éthique de mesurer leur efficacité en termes de bénéfices directs pour les individus, familles et collectivités en souffrance, considérés eux aussi comme des chercheurs engagés avec l’aide et la collaboration des chercheurs cliniciens. Dans cette optique, aucune forme d’efficacité thérapeutique ne sera négligée. Les chercheurs devront prendre en considération l’efficacité chimique des substances psycho- et neurotropes, l’efficacité physique des interventions techniques, l’efficacité imaginaire des modèles, suggestions, identifications et apprentissages dans le cadre des relations de transfert et contre-transfert, ainsi que l’efficacité symbolique des effets de langage (des discours, des actes de parole, des métaphores et des répétitions ).
La recherche en sciences humaines cliniques a intérêt à se fonder sur un paradigme multifocal. A l’instar du travail des anthropologues de terrain, les cliniciens chercheurs promeuvent des recherches qui partent d’éléments individuels pour les soumettre aux paradigmes structuraux et rendre compte éventuellement de constantes repérables chez un plus grand nombre d’individus. En effet, l’expérience anthropologique de terrain a bien montré que la réalité psychique n’est pas réductible à la seule observation qu’on peut en faire, mais c’est aussi une instance qui se construit au fil des relations du sujet avec son environnement psychique et physique. Elle l’a montré sous forme d’études phénoménologiques, structurales, narratives ou autres. La construction du paradigme d’une anthropologie clinique qui puisse étayer une clinique anthropologique se fait donc par la rencontre entre des contributions hétérogènes au premier abord, mais qui se rassemblent autour d’un objectif commun: rendre compte de la réalité clinique à partir des représentations individuelles et sociales de cette réalité. Leur travail a contribué à la construction d’une anthropologie de la clinique qui vient étayer une anthropologie par la clinique.
Ces considérations nous ramènent à la tache de l’élaboration d’un paradigme pour des sciences humaines cliniques. Qu’est-ce qu’un paradigme ? Plusieurs définitions sont disponibles : un exemple, un patron à imiter ou à suivre, une maquette ou un modèle réduit qui donne une idée schématique, simplifiée d’une réalité complexe, un modèle explicatif et une représentation conceptuelle. En ce qui nous concerne, un paradigme doit servir de support identitaire pour une collectivité de chercheurs, dans lequel ils se reconnaissent et par lequel ils se font reconnaître par les collègues qui se réfèrent à d’autres paradigmes. Les paradigmes « …fournissent des modèles qui donnent naissance à des traditions particulières et cohérentes de recherche » (Kuhn Th., 1995, 30 ).
L’identification des traditions de recherches permet d’y voir des modèles à l’œuvre. Une des tâches de l’anthropologie clinique est précisément d’inventorier ces modèles sur la base de l’analyse des discours qui véhiculent les représentations et prescrivent les pratiques cliniques en vigueur dans une société donnée. Pour notre part nous espérons contribuer utilement à la construction d’un tel paradigme en identifiant et articulant les modèles centrés sur l’homme considéré dans ses dimensions identitaires d’individu, de personne, de sujet et d’être sexué, dimensions intégrées en un ensemble à la fois cohérent et tensionnel, voire conflictuel (Steichen R., 2003, 73-109 ).
5. Qu’est-ce que l’anthropologie clinique ?
Nous proposons de définir l’anthropologie clinique comme suit : l’étude pluridisciplinaire des représentations et des pratiques cliniques. Cette formulation minimaliste sera développée par la suite en tenant compte de ses objectifs, de ses repères et de ses réalisations. Pour ce faire, nous reprendrons ici les grandes lignes d’une réflexion plus développée et davantage étayée publiée précédemment (Steichen R., 2001). Précisons les termes de cette définition.
Par représentations cliniques nous entendons l’ensemble des attitudes mentales, concepts, modèles et théories communes et savantes en matière de fonctionnement des humains dans des situations d’ordre/santé et de désordre/maladie et relatifs à la causalité du mal (maladie/malheur/mal-être/malédiction). Ces représentations sont évidentes dans les textes théoriques, manuels et traités canoniques, dans les interprétations particulières et aussi dans les constructions originales qu’en donnent les acteurs de terrain, agents de la santé savants et populaires ainsi que les usagers des systèmes de santé. Cette définition tient compte du fait que les notions de maladie et de santé ne sont pas universelles. Dans les sociétés occidentales, elles sont conformes aux conceptions individualistes. Dans d’autres sociétés, dans lesquelles prédomine une lecture holiste des relations sociales, territoriales et au monde environnant, on utilise plutôt des vocables vernaculaires traduits approximativement par les notions d’ordre (équilibre des forces, harmonie des éléments, quiétude des humains dans un monde paisible) et de désordre (conflictualité des forces, chaos des éléments, malheurs des humains dans un monde agité).
Le terme pratiques cliniques recouvre les attitudes intersubjectives (construction, maintien et résolution de relations cadrées) et les conduites d’aide complétées ou non de pratiques exploratoires (diagnostics et divinations) et curatives ( programmes de traitements et techniques de restauration de l’ordre et/ou de guérison) tant modernes (médecines allopathiques, homéopathiques et alternatives, chirurgies, chimio- et pharmacothérapies, psychothérapies, psychanalyses, …) que traditionnelles (chamanismes, ritualismes magico-religieux, exorcismes, interventions correctrices, techniques du corps, phytothérapies, …).
Ces représentations et pratiques cliniques sont identifiées par des observations pathographiques/pathologiques (études de cas) et par des observations ethno-graphiques/ethnologiques (études de terrain) entreprises auprès des agents de la santé et auprès de leurs clients. Insistons sur le fait que les représentations et pratiques qui constituent la clinique ne se limitent pas aux savoirs savants des cliniciens patentés mais comportent au même titre les savoirs profanes de ceux qui les consultent. Le principal intéressé de la situation clinique est celui qui est dans la position la moins confortable car il en souffre. Il n’attend pas l’avis de l’expert pour se faire une idée de son mal, et ne sera pas d’accord pour la remplacer par le diagnostic savant en cas d’incompatibilité entre ses représentations et celles de l’homme de l’art. L’efficacité clinique à long terme dépend fort de cette compatibilité entre représentations. Plus généralement, l’amélioration ou la guérison du mal dépend non seulement de l’efficacité du traitement étiologique ou symptomatique mais encore de l’efficacité symbolique et imaginaire de la représentation de la causalité dans le chef du sujet souffrant. Et cette représentation trouve sa cohérence dans sa crédibilité eu égard au système des représentations disponibles et autorisées dans le contexte social et culturel particulier.
Remarquons aussi que le champ clinique étudié recouvre tant les cliniques spécialisées focalisées sur une seule dimension de l’humain parcellisé (les fonctions biologiques, les fonctions psychiques, la cognition, les conduites, les émotions, la sexualité, les relations familiales ou sociales, etc.) que les cliniques générales et holistes qui prennent en considération l’ensemble (le complexe bio-psycho-socio-cosmique) de l’être en situation. La lecture holiste est largement présente dans les représentations et pratiques traditionnelles des sociétés non occidentales. Une telle prise en considération prend le contre-pied de la tendance à valoriser l’approche spécialisée par rapport à l’approche généralisée, du fait que l’expert arme sa compétence d’un impressionnant appareillage technique attaché aux centres cliniques. Par contre, un généraliste est d’autant plus disponible pour se déplacer auprès des patients qu’il est libre d’un appareillage encombrant.
6. Les objectifs d’une anthropologie clinique.
De notre point de vue de clinicien, l’objectif principal de l’anthropologie clinique serait d’éclairer et d’inspirer les représentations et les pratiques cliniques. L’anthropologie clinique aurait à inspirer une clinique anthropologique.
L’anthropologie aurait à fournir aux cliniciens un regard perspectif sur l’ensemble du champ clinique qu’ils perdent inévitablement de vue par leur engagement dans un domaine particulier de ce champ. L’anthropologie aurait ainsi à repérer les idéologies qui commandent les attitudes cliniques concrètes dans le champ clinique et plus particulièrement celles relatives à la normalité qui entraîne les appréciations d’anormalité, de déviance et de pathologie. L’anthropologie clinique aurait ainsi à soutenir une réflexion fondamentale sur les binômes conceptuels tels que : « ordre/désordre », « santé/maladie », « normal/pathologique », « social/marginal », « intégré/déviant », « bien/mal », etc. Ces binômes ne constituent pas des équivalents à priori, mais leur traitement comme tels, c’est à dire l’assimilation du premier terme de chaque binôme au souhaitable ou au bien, et du deuxième terme à l’indésirable ou au mal, entraîne des jugements de valeurs qui orientent les discours et les pratiques cliniques. Une interprétation antagoniste des rapports entre les représentations de la santé (assimilée à l’ordre et au bien) et de la maladie (assimilée au désordre et au mal) fonde une idéologie manichéenne militante qui impose le renforcement de l’ordre et l’éradication des manifestations du désordre. Par contre, une interprétation dialectique des binômes aurait plus de chances d’entraîner des attitudes nuancées qui veillent à l’équilibre dynamique entre un ordre provisoire instable et un désordre inévitable et nécessaire . L’analyse scientifique des mécanismes en jeu est indispensable à cette compréhension, d’autant plus que les mêmes processus d’interprétation et de projection sont à l’œuvre dans les processus dialectiques d’induction mutuelle, dans la constitution réciproque entre positions antagonistes, qui se retrouvent à tous les niveaux relationnels humains, interindividuels, intergroupaux ou internationaux. C’est ce qui désigne ces processus comme objets de recherche privilégiés pour l’anthropologie clinique.
Pour les cliniciens, l’utilité des études pluridisciplinaires des représentations et pratiques cliniques réside dans leur apport aux connaissances relatives à l’efficacité (réelle, imaginaire et symbolique) des démarches cliniques en matière de ordre/santé (somatique, mentale et sociale) dans les diverses sociétés (modernes, traditionnelles, migrantes ou en cours de transformation). En conséquence, une telle anthropologie clinique promeut la construction de modèles prospectifs utiles à la recherche théorique et à la pratique clinique, transmissibles dans l’enseignement et dans la formation des cliniciens et chercheurs sur le terrain, mais aussi intégralement récupérables dans un langage compréhensible par les acteurs et informateurs du terrain. L’appropriation par les acteurs des processus et moyens de reconstruction de leur réalité constitue pour nous la pierre de touche de l’efficacité clinique.
7. La réalité des représentations.
Précisons la conception de la réalité à laquelle se réfère la notion de représentations. La réalité dont question dans cette conception de l’anthropologie clinique n’est évidement pas réductible à la seule réalité objective des sciences exactes. Elle prend en compte la rencontre entre cette réalité objective et la réalité subjective des acteurs de la rencontre clinique. Il s’agit certes de la réalité subjective des sciences humaines mais surtout de la réalité subjective du commun des mortels. C’est à cette réalité commune que se réfèrent les personnes confrontées à une maladie ou un malheur, réalité construite dans l’urgence pour comprendre et supporter ce qui leur arrive, leur tombe dessus, les possède, les contraint de l’extérieur ou s’impose de l’intérieur, dans leur intimité mentale ou dans leur corps. Il s’agit de la réalité mentale avec ses effets matériels, fabriquée avec les éléments de la perception, lesquels sont interprétés et aménagés de manière à produire une réalité accueillante, habitable et consensuelle. Cette réalité est approchée, sans être épuisée, par les notions de l’espace et du temps vécus des philosophes phénoménologues, des faits sociaux de la sociologie de Durkheim et de la réalité sociale de la sociologie compréhensive de Weber et autres. Elle est encore la réalité des représentations sociales des sciences sociales contemporaines (Moscovici S., 1982 et 1984, Jodelet D., 1994, Abric J.C., 1994 et 1996). Certes, cette réalité humaine complexe est articulée à la réalité non-humaine susceptible de virer à l’inhumain . L’ajustement entre la réalité mentale et la réalité physique pose problème, tout autant que de rendre compte de la réalité mentale des faits sociaux. Celle-ci existe objectivement parce que les participants sociaux y croient collectivement. Ces croyances institutionnelles sont analysables en termes d’actes de langage, d’intentionnalités collectives et de règles consensuelles (Searle J., 1995).
Nous adoptons l’idée des sociologues cités plus haut relatives à la détermination des relations concrètes à autrui par les représentations mentales que les individus se construisent les uns des autres. Ces représentations sont les images, modèles et stéréotypes, individuels et collectifs, à travers lesquels nous appréhendons les autres, qui leur confèrent leur caractère de désirables ou d’indésirables et qui orientent les attitudes et pratiques à leur égard. Il s’agit là des effets de discours (Foucault M, 1971) et de stigmatisation (Goffman E., 1961, 1963, 1965). Etant donné cet impact des représentations sur les relations, il est de première importance pour ces spécialistes des relations humaines que sont les cliniciens de reconnaître et éventuellement de déconstruire ces représentations lorsqu’elles sont aliénantes. Cette reconnaissance et ces pratiques sont indissociables de la formation des cliniciens.
Parmi ceux-ci les psychanalystes accordent une attention tout à fait particulière à la soumission de la construction de la réalité des autres aux « logiques de l’Autre » . La rencontre concrète avec les autres est médiatisée par la connaissance construite à leur sujet. Ce savoir, auquel participent préjugés et stéréotypes, est sans doute utile pour juguler l’angoisse de l’étranger. Mais en même temps il est la principale source de méconnaissance des autres du fait de l’intervention des « logiques de l’Autre » dans la construction de ce savoir (Steichen R., 2003, 110-130 ). La connaissance réaliste de nos semblables (Mitmenschen) nécessite un effort soutenu d’attention, une attitude décidée, une conscience lucide. Elle implique un acte de construction consciente qui s’oppose aux représentations dictées par le fonctionnement inconscient. Les autres sont toujours étonnants, originaux et particuliers quand le regard sur eux est débarrassé des œillères interprétatives imposées par les « logiques de l’Autre ».
8. Contributions de la psychanalyse à l’anthropologie clinique.
Nous avons précisé ailleurs (Steichen R., 2001) la spécificité de l’anthropologie clinique, telle que nous la comprenons, ainsi que ses relations avec l’anthropologie médicale, l’ethnomédecine et l’anthropologie de la santé. Nous avons de même réfléchi à cette spécificité à partir des limites de la clinique médicale. Et nous avons développé les répères de cette anthropologie clinique : les contributions de l’anthropologie psychiatrique, de l’anthropologie psychologique, de l’anthropologie philosophique et des recherches en anthropologie sociale et culturelle portant sur les représentations de l’ordre et du désordre (dont les représentations occidentales relatives à la santé et à la maladie constituent des figures particulières parmi d’autres) et sur les pratiques de rétablissement de l’ordre et de guérison dans les diverses sociétés du monde.
Parmi les pratiques constitutives des sciences humaines cliniques, et même si elle ne remplit pas les conditions « académiques » pour être qualifiée de scientifique, la psychanalyse contribue activement au développement d’une anthropologie en dialogue avec les anthropologies citées plus haut. Il n’existe certes pas une anthropologie psychanalytique qui s’impose à l’instar d’un discours universitaire ou d’une discipline scientifique et encore moins d’une institution. Elle se produit dans le champ de la recherche psychanalytique comme prolongement de celle-ci, et comme pont avec les autres sciences humaines. Les connections avec les discours culturels ambiants et les autres sciences humaines sont un souci constant des promoteurs de la psychanalyse depuis ses origines. Par ailleurs, l’anthropologie psychanalytique est encore élaborée par des chercheurs des sciences humaines qui interprètent leurs données de terrain en référence aux modèles de la psychanalyse (Juillerat B., 2001 ).
Il a fallu beaucoup de temps pour que la psychanalyse et les recherches cliniques qui s’en inspirent soient acceptées à l’université, et cette place reste contestée. Les débats relatifs à la scientificité de la psychanalyse se résument à deux positions. Soit, la seule définition valable d’une science humaine est celle d’une démarche qui fonde la connaissance de son objet sur l’expérimentation conforme au modèle des sciences exactes, et dans ce cas la psychanalyse n’est pas une science. Ce point de vue scientiste se fonde sur un étrange paradoxe : celui d’étudier l’être humain, dont l’humanité se spécifie du fait qu’il est un sujet de langage, par des méthodes qui annulent à la fois sa subjectivité et son langage. Le sujet est réduit au silence de l’objet observé, fixé et disséqué, et le langage est réduit au vecteur d’informations signalétiques. Soit, perspective contraire, coexistent plusieurs formes de scientificité parmi lesquelles trouvent place les recherches fondées sur les expériences subjectives énoncées en paroles dans le cadre d’un transfert. Dans ce cas, les recherches des analysants et de leurs analystes contribuent utilement à une science du psychisme. In fine, le choix se fait entre le rejet ou l’acceptation de construire un savoir pluridisciplinaire sur le psychisme humain. Ce débat ne peut bien entendu pas être détaché des idéologies et des enjeux qui régissent les institutions dans lesquels il se produit. En tout cas, l’expérience d’échanges intellectuels effectifs entre des personnes ouvertes sur des savoirs alternatifs, démontre à suffisance la fécondité des emprunts réciproques pour l’avancement de la connaissance des processus psychiques. Nous renvoyons les lecteurs désireux d’en savoir plus aux textes récemment publiés issus d’une concertation pluridisciplinaire sur la question de la place de la psychanalyse à l’université (Florence et al., 2002).
9. Un dialogue en cours.
Sur ce fond de références culturelles et scientifiques se détachent certains thèmes qui ont plus particulièrement alimenté des dialogues entre psychanalystes et anthropologues. L’exemple classique d’une controverse féconde entre ces deux groupes de professionnels est celle suscitée par la question de l’universalité du complexe d’Œdipe. Elle est illustrée par les interpellations textuelles entre B. Malinowski, E. Roheim, E. Jones et quelques autres. Un autre exemple en est le débat autour de « Totem et Tabou ». Pour la construction de son modèle méta psychologique de la genèse culturelle du surmoi, S. Freud s’est basé sur le « Golden Bough » de l’ethnologue J. Frazer. Selon les uns, S. Freud a produit un beau mythe scientifique, selon les autres, une pure élucubration sans aucune valeur. Avec le recul du temps, on dira qu’il s’agit d’une fiction didactique, construite avec les moyens de l’époque, pour rendre sensible et transmissible des processus psychiques producteurs de l’instance de la censure et de l’autocritique. Le récit de la rivalité meurtrière entre un père tyrannique et ses fils rend compte de la lutte de tout sujet contre le versant tyrannique de son système de contraintes (dit le sur-moi) qui le pousse, au nom d’une loi imposée par la force et hors consensus, à des excès préjudiciables pour lui-même et les autres (la jouissance au sens juridique et psychanalytique du terme). Le phénomène du cannibalisme, emprunté aux données anthropologiques opère comme une représentation de l’introjection psychique du modèle. Cette fiction métapsychologique éclaire des aspects de la psychogénèse, de la cure, des biographies individuelles et des configurations sociales. L’apparition dans la cure de cette figure mythique du père tyrannique constitue pour l’analysant l’occasion très pragmatique de réorganiser la gestion de ses « excès », passions, violences et autres « débordements » préjudiciables pour lui-même et les autres. La fiction de la horde primitive se démontre opératoire pour l’étude sociologique des rapports de force dans le social (Enriquez E., 1983). Par ailleurs la fiction du meurtre du père ouvre sur les perspectives du sacrifice à la base du social (Godelier M. et Hassoun J., 1996). Il s’agit de fictions manifestement opératoires. Freud a ouvert d’autres voies pour une anthropologie psychanalytique, en interrogeant la psychologie collective, les destins collectifs du sadisme et du masochisme, la fonction de la sublimation dans la culture, le malaise dans la civilisation, l’origine de la guerre moderne et la vocation des grands hommes, « pères du peuple » « Führers » et autres meneurs politiques historiques. Dans la foulée de Freud, nombreux furent les psychanalystes qui ont tissé des liens entre les fonctionnements individuels et les fonctions sociales, par exemple en étudiant les relations entre les fantasmes individuels et les mythes collectifs, en passant par les romans et mythes familiaux. Sur base d’une documentation étendue à d’autres cultures, C. J. Jung a proposé des théories séduisantes à caractère universel quoique largement sujettes à caution sous nos latitudes, mais apprécié par les intellectuels non psychanalystes d’autres cultures .
10. Vérité de la fiction.
Prenant appui sur les travaux de linguistes (F. de Saussure, R. Jakobson, E. Benveniste, N. Chomsky), de philosophes (G.W. Hegel via A. Kojève, M. Heidegger), du structuralisme de C. Levi-Strauss et de nombreuses autres références dans les sciences et la culture, et remodelant ces données à sa façon pour élaborer une topique logico-mathématique originale, J. Lacan a certes irrité beaucoup de monde mais a aussi impulsé une puissante remise en question des habitudes de pensée et forcé les analystes à dialoguer plus intensément avec les sciences de la société et de la culture. L’étude de l’évolution des sciences humaines dans la période 1950-80 marquée par l’engouement pluridisciplinaire pour le structuralisme, met l’originalité de J. Lacan en relief (Georgin R., 1983). Le haut degré d’abstraction du modèle lacanien de l’inconscient, dégagé des figurations imaginaires qui le spécifient trop culturellement, en fait un outil de discussion avec les chercheurs d’autres sciences qui accordent une place à une pensée polyvalente analytique, structuraliste et constructiviste, sensible aux effets de réalité des fictions. Que l’inconscient soit structuré comme un langage (Lacan 1966, 868) ne signifie ni que « la » structure existe, ni que l’inconscient en soit une. Le « comme » est à prendre au pied de la lettre. Il s’agit d’une comparaison analogique entre fictions instructives et opératoires. Il ne s’agit pas de promulguer un acte de foi susceptible de hérisser à juste titre plus d’un scientifique. Représenter le langage « comme » un corps subtil c’est proposer une métaphore qui met l’accent sur « l’effet de réalité » produit par les signifiants. Mais c’est aussi se donner un outil efficace pour des échanges de vues avec des interlocuteurs d’autres cultures habitués à penser en termes de corps subtil.
Il aura fallu du temps pour que cette idée de « vérité de la fiction » fasse du chemin. Elle continue à susciter des résistances massives. Lorsque S. Viderman a rappelé, à la suite de J. Lacan, que l’interprétation psychanalytique ne dévoile pas une réalité préexistante mais construit une « vérité » actuelle, cette idée constructiviste a beaucoup troublé ceux qui considéraient la psychanalyse comme une « archéologie du ça ». La cure psychanalytique serait plutôt une « construction du sujet » fondée sur le travail des interprétations successives. Citons à ce sujet cette reformulation par Viderman de la fonction de l’interprétation: « La fonction la plus profonde de l’interprétation n’est pas de dire ce qui a été en le reproduisant, mais faire que dans l’espace analytique apparaissent des figures qui ne sont nulle part ailleurs visibles parce qu’elles n’ont d’existence que celle que leur donne cet espace particulier qui, les rendant visibles, les fait exister » (Viderman S., 1982, 343-344 ). Cet énoncé est à mettre au crédit d’une anthropologie psychanalytique qui fait son chemin. Cette anthropologie prospecte la fonction de l’interprétation en tant que productrice de réalité humaine. Elle explore aussi les conditions de son efficacité, ce que Viderman appelle son espace. Or cet espace n’est pas lié au seul cadre psychanalytique mais apparaît dans tous les cadres qui réunissent les conditions de production de la réalité humaine, c’est à dire de production de fictions porteuses de sens pour l’existence humaine. L’étude de ces conditions fondamentales de réalisation humaine ne constitue-t-elle pas une des raisons d’être de l’anthropologie?
11. Une anthropologie à référence psychanalytique.
Le dialogue entre psychanalyse et anthropologie n’est pas sans handicaps et impasses comme le montrent les controverses passées (Juillerat B., 2001, 39-54), mais inspire aussi des essais d’anthropologie psychanalytique qui confrontent les modèles psychanalytiques aux données ethnographiques recueillies sur des terrains divers (id., 159-269). De ce chemin et de ce dialogue croisé entre ethnologues et psychanalystes témoignent épisodiquement les numéros thématique de revues d’anthropologie . Des anthropologues y écrivent que si l’anthropologie veut prétendre au statut de science de l’homme, elle ne peut que dialoguer avec la psychanalyse qui est l’étude du psychisme. Celui-ci est la dimension par laquelle l’homme entre en relation avec les autres et avec le monde par le biais du langage articulé aux dynamiques des pulsions et à la logique du désir. Le psychisme ainsi conçu ne se confond pas avec une psychologie de l’intellect et des affects. Le psychisme est « ce en quoi chaque individu se reconnaîtrait dans l’ensemble constitué des croyances du groupe » (Green A., 1999, 32). En mettant l’accent sur les croyances plutôt que sur les savoirs, il s’agit de souligner l’engagement des humains en tant que sujets de parole, de pulsions et de désirs dans le système des représentations de la culture qu’ils élaborent.
Toutes les sociétés ont à se débattre avec les « résidus » ou « restes » qui résistent à entrer dans les représentations consensuelles acceptables. Ce sont des représentations non socialisables, en rapport avec la violence, la trahison, la jouissance sadique et masochiste, le sexe, la folie et la mort. » On les trouvera au fond d’une poubelle, où l’on pourrait découvrir les secrets bien enfouis de la communauté étudiée, certaines productions psychiques inavouables. Ces déchets ne sont pas définitivement évacués. Ils sont agités en permanence, et même font retour dans le quotidien. (…) On pourrait situer sur un continuum, d’un côté les sociétés qui se préviennent contre tout risque de débordement pulsionnel sur la scène publique (…), de l’autre, celles qui installent la poubelle au coeur de la vie sociale en incorporant cette « souillure » dans ses propres conceptions de l’identité » (Bidou P. et al, 1999, 18-19).
L’effort des sociétés pour organiser le psychique se traduit par la multiplication des représentations de la causalité psychique dans les cultures. Pourtant, malgré l’ubiquité de cet énorme travail culturel pour limiter, contenir, symboliser, organiser les facteurs de désordre, « les anthropologues n’ont pas grand chose à dire sur la guerre ou sur le mal. De par leur formation et leurs outils intellectuels, ils ne peuvent rapporter que de « bonnes nouvelles », ce qui fait fonctionner et perdurer les sociétés si bien que leurs travaux ne donnent pas accès à la compréhension de l’histoire contemporaine » (Gillison G., 1999, 43). D’après ce dernier auteur, la faute en serait (encore) au structuralisme de C. Levi-Strauss qui, en considérant l’inconscient vide de contenu et de même nature (secondaire et relationnelle) que la pensée consciente, élimine le conflit intra-psychique fondamental pour la psychanalyse. « Cette absence de conflit interne, qui fait partie des prémices du structuralisme, a eu comme conséquence directe l’impossibilité de rendre compte du conflit dans le monde » (Gillison G., 1999, 48).
D’autres anthropologues décrivent et comparent les représentations collectives qui rendent compte de « l’usage du monde », du fonctionnement psychique et des processus inconscients partout dans le vaste monde (Descola P., 1986, 1996, 1999, 2002). Il est par exemple hautement instructif de comparer les représentations des composantes de la personne chez les Yafar du Sépik (Juillerat B., 1999), les objets de la référence de l’identité personnelle chez les Marind et les Wodani de Nouvelle Guinée (Breton S., 1999), et les représentations de l’inconscient chez les Otomi du Mexique (Galinier J., 1999) et les Tatuyo d’Amazonie (Bidou P., 1999). C’est bien parce qu’il n’y a pas plus de matière causale dans les hauteurs (au ciel ou dans l’élévation de l’âme) que dans les profondeurs (en enfer ou dans l’inconscient) qu’il faut inventer les figures de la cause et leur attribuer des lieux. Sans oublier que les lieux qualifiés de « hauteurs » et « profondeurs » sont eux-mêmes des conventions. On trouve partout, au ras des pâquerettes de la surface habitable par le commun des mortels, des systèmes de représentations qui rendent compte de qui arrive de heureux ou de malheureux, qui tombe du ciel ou surgit des enfers. Ce qui oblige de diversifier les figures de l’Autre, les supposés agents de causalité des dites constructions et de les projeter le plus loin possible des sociétés humaines. Ces figures trônent dès lors dans les hauteurs célestes au titre de dieux uniques ou multiples, de déterminisme astral, d’esprits aériens; ou encore de les loger dans les profondeurs abyssales ou les marges exotiques ou étrangères au titre d’ancêtres, d’esprits chtoniens ou de démons divers. Les causalités décrites en termes de grands principes abstraits ne font pas exception au fait qu’ils sont des systèmes de représentations figuratives qui ressortent des mécanismes interprétatifs et projectifs. Ces mécanismes sont caractéristiques de la pensée paranoïde active dans les constructions de systèmes de pensée scientifiques ou délirants et souvent les deux à la fois. Au fond, quels sont les critères qui permettraient de distinguer sans ambiguïtés une science ambitieuse et sûre de soi d’un délire collectif intelligent et péremptoire ? En d’autres mots, y a-t-il moyen de distinguer autrement que par un acte d’affirmation autoritaire fondé sur une conviction intime et consensuelle, entre une fiction autorisée au titre de modèle scientifique et une fiction décriée au titre de croyance profane ? Le débat est ancien, il a déjà été traité par Levi-Strauss dans « La Pensée sauvage », nous n’y reviendrons plus. Mais pour conclure nous proposons une brève réflexion sur le statut de la fiction comme objet d’intérêt pour une anthropologie clinique.
12. Pour conclure : la fiction comme objet de l’anthropologie clinique.
Notre réflexion aboutit à l’idée que la fiction, en l’occurrence la représentation de la cause du bonheur comme du malheur, fonctionne comme processus de production et d’organisation du monde à l’échelle de l’humain et donne aux humains une prise sur ce qui leur échappe. La fiction est indispensable pour répondre au défaut fondamental de l’humain, son manque-à-être, son impossibilité d’accès au tout du monde. Le manque de connaissance du réel entraîne la nécessité de construire un savoir substitutif, sous forme des savoirs culturels dont les savoirs communs (populaires), les savoirs experts (scientifiques), et les savoirs traditionnels (sagesses) sont divers fleurons. Au niveau des individus, à entendre ceux qui dans la cure et dans les thérapies témoignent de la construction de leur savoir, il se manifeste que la construction de fictions opère dans l’inconscient dès les premiers moments de la genèse subjective. Ces premières fictions correspondent à ce qui est appelé « fantasmes ». Nombre d’indices laissent penser qu’ils contribuent aux premières tentatives de chacun pour construire un savoir substitutif au manque fondamental. Là où il n’y a « rien » à comprendre, le fantasme advient. Le fondement de tout désir est la production d’un objet qui lui manque. Rêver de l’objet accomplit ce désir. Le représenter dans l’imaginaire et le symbolique, c’est le posséder par la connaissance et la construction de l’objet en anticipe la jouissance. C’est un effet de la pensée magique. Ce désir de connaître qui vire si facilement à la volonté de savoir a depuis longtemps été modelisé. Le mythe biblique de la genèse de l’humanité en est une illustration célèbre. Le récit s’organise autour du point nodal du défaut de savoir. Elle s’origine de la frustration introduite par l’interdit de consommer le fruit de la connaissance, et de la transgression « nécessaire » qui en résulte. Cette histoire de pomme constitue une émouvante tentative de métaphore fondatrice. Elle invente un interdit premier et la fiction d’une première faute pour représenter la cause d’une culpabilité fondamentale inexpliquée. La pomme fait office de métaphore de la volonté de savoir, de l’insatisfaction au cœur du désir, de l’inquiétude épistémologique.
On connaît la suite de cette histoire et ses conséquences. Depuis, les humains ne cessent de travailler, de créer, de théoriser et de délirer pour se faire exister à défaut d’être des entités autoconsistantes. Et par là, ils se soignent de leur manque-à-être fondamental en donnant sens à leur existence.
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