FIGURES DE L’ALTERITE : LES AUTRES ET L’AUTRE
FIGURES DE L’ALTERITE : LES AUTRES ET L’AUTRE
Robert STEICHEN
1. Les significations de l’altérité.
En désignant quelqu’un comme notre autre ou autrui, nous faisons peser sur lui tout le poids des significations attachées à « l’altérité » à laquelle le terme de « l’autre » renvoie.
L’autre, de par sa racine latine alter renvoie à au moins quatre axes sémantiques .
L’alter, c’est la masse de plomb qui sert de contrepoids au principe du fonctionnement des balances, machines de pesage, portage et levage. L’alter assure le fonctionnement, l’équilibre, la stabilité dans un système de forces contraires. En tant que poids étalonné, l’alter devient mesure pondérale. Le dérivé moderne « haltère » en a hérité le sens puisqu’il désigne un appareillage de poids dûment mesurés et calibrés auquel l’athlète se mesure.
L’alter, c’est aussi un exemplaire supplémentaire dans une série, ce qui redouble le précédent, allonge la liste, est pris en compte, étend numériquement le comptage, et renforce l’ensemble.
L’alter, c’est encore l’autrui, le « semblable », le prochain, l’autre humain (ce que les Allemands appellent le Mitmensch), avec qui on entre en relation sur base des qualités de ressemblance et de différence par rapport à celui qui se désigne à la première personne.
L’alter, enfin, c’est le contraire, l’opposé, le défavorable, l’hostile. Cette extension sémantique est surtout sensible dans les usages du verbe altérer (latin : alterare) : changement, faire tout autre, varier (altération des coutumes), transformation du bien en mal (altération de la santé), falsification (altération de la monnaie), dégradation (altération des relations et des valeurs). Mais encore, l’altération signifie une soif ardente induisant la recherche de ce qui peut étancher cette soif, désaltérer enfin.
Le champ sémantique de l’altérité serait ainsi balisé par les notions de mesure, de comptage, de relation, de contradiction, de changement.
L’altérité est la qualité de l’autre en tant qu’il est mon contrepoids et ma mesure; qu’il compte pour moi, que je compte pour lui et que nous entrons dans un compte qui nous collectivise; qu’il offre sa similitude et sa différence comme références pour mon identité; qu’il me confronte à la contradiction, l’opposition, l’hostilité; qu’il m’expose au risque du changement, du mal, du faux, de la dégradation; qu’il allume en moi un feu, le désir, une passion qui me force à entreprendre une quête vitale.
Le champ sémantique de l’altérité est riche, complexe, fondamental. Pour en prendre la mesure et le prendre en compte dans les rencontres concrètes avec les autres, il semble qu’il faille le limiter, le définir, le réduire à une représentation pratique. Non sans restes. Inévitablement, semble-t-il, les tentatives de connaissance des autres, d’autrui sont vouées à produire une altération de l’altérité. L’altérité, en tant que spécificité, originalité radicale de l’autre, échappe et revient avec le masque de
l’étrangeté. Si l’étrangeté est ce qui résiste à la connaissance, peut-on espérer réduire cette résistance en améliorant la connaissance de l’altérité par le biais des rencontres avec les autres concrets ? C’est la question à laquelle nous tenterons de donner des éléments de réponse.
2. La connaissance des autres lointains.
L’extraordinaire développement des moyens de communication et de déplacement à notre époque entretient l’idée de relations de plus en plus intenses entre cultures, de meilleure connaissance des autres, de réduction de l’étrangeté. Le monde, dit on, rétrécit et les moyens de communications modernes découvrent de plus en plus l’universalité des hommes au-delà de leurs différences. Ces différences d’ailleurs se réduisent à une allure vertigineuse. Il y a de moins en moins d’altérité exotique. Le nombre des langues parlées dans le monde se réduit par la disparition des dialectes locaux. Les différences ethniques sont résorbées dans les synthèses nationales. Les manifestations visibles des spécificités ethniques dans l’architecture, vêtements et rites, constitutives de l’exotisme se réduisent à des formes résiduelles. Restent des pratiques de compromis, dites folkloriques, réanimées au titre d’attractions touristiques ou de
néoformations pour soutenir la résistance à une politique d’assimilation nationale. Les combats d’arrière-garde pour la spécificité d’une altérité ont cessé d’émouvoir l’opinion publique. Les ethnologues signalent avec résignation la disparition de leur objet : les manifestations culturelles des différences supposées révélatrices de l’altérité. L’universalisation du modèle occidental dans l’organisation matérielle de la vie concrète soutient l’impression que le monde entier est logé à la même enseigne. L’universalité de l’homme et la réduction apparente des différences devrait idéalement promouvoir la connaissance et la compréhension mutuelle, réduire les intolérances et racismes et intensifier les relations concrètes. Bien entendu, ce n’est pas le cas.
La facilité des moyens de communication à distance, la richesse de la documentation transculturelle et l’incessant développement de l’informatique interactive, interposent entre les usagers des médias et les autres auxquels ils s’intéressent, un appareil médiatique qui remplace commodément les rencontres concrètes. Et même quand celles-ci ont lieu, à l’occasion d’un déplacement effectif, elles restent toutes imprégnées par les antécédents de la rencontre, c’est-à -dire l’information préparatoire. A tel enseigne qu’un voyageur qui cherche la surprise et l’émotion dans les rencontres concrètes avec l’autre est déçu de constater combien il est handicapé par des connaissances préalables sur l’autre.
Paradoxalement, le développement de la technologie dite interactive ou communicative entraîne une séparation avec les autres. Les individus utilisateurs des techniques de communication peuvent s’isoler de plus en plus des autres concrets et les remplacer par des services techniques anonymes qui satisfont leurs besoins vitaux et intellectuels, parfois même affectifs, en leur faisant faire l’économie d’une demande personnalisée. Une telle demande adressée à l’autre est plus compliquée que l’usage d’un médium technique. Un simple appel téléphonique, fax ou e-mail suffit pour obtenir un service, qui peut même être effectué en l’absence du bénéficiaire.
Sans doute, jamais les autres n’ont été si présents sur les ondes et dans les codes. Les autres du monde entier défilent massivement sur les écrans, en images et sons. Plus que jamais on assiste en direct à la naissance, vie, souffrance et mort des autres. De son côté, Internet entretient l’illusion d’une communication universelle par codage interposé, sans que pour autant il faille les rencontrer. En résumé, la présence virtuelle massive des autres remplace les relations dans les rencontres concrètes.
Le but de ce constat est de préciser le statut de la réalité dont il est question quand nous parlons d’altérité. Il s’agit du système de représentations élaboré en lieu et place d’un ensemble d’expériences qui font défaut. Dans ce système, « l’autre » est une fiction qui représente l’autrui concret dans la pensée à son sujet. Cette représentation ou image plus ou moins codée, ne réussit évidemment pas à révéler la mobilité et complexité d’autrui; elle ne peut que le masquer, voire l’annuler. L’image mentale de l’autre est à la fois médiation et occultation dans l’ici et maintenant de la rencontre concrète.
En absence des autres et à leur insu, les usagers de la modernité se construisent une opinion à leur sujet sans avoir dû y aller voir. Il aura suffi de passer par l’enseignement obligatoire pour construire une connaissance qui remplace l’expérience. En d’autres mots, l’éducation subie dispense de l’initiation agie . Ainsi personne ne doit se priver du plaisir de donner son avis sur des tas de gens sans les connaître personnellement tout en ayant l’illusion de tout savoir à leur propos. L’information fait office de support pour la connaissance, mais aussi pour les jugements de réalité et de valeurs. Comme dans le passé pré-médiatique et pré-informatique, les autres sont représentés dans notre pensée et dans notre documentation par une imagerie, certes bien faite et intéressante, et même attractive, puisqu’elle est faite pour être vendue, mais inévitablement réductrice car dévitalisée, désubjectivée, décontextualisée. Quels que soient les processus techniques mis en oeuvre pour les obtenir, les images, enregistrements et documentaires annulent les autres dans leur consistance pour y substituer des fictions. Au-delà des images, les autres continuent à exister selon leurs logiques particulières. L’altérité échappe aux clichés.
3. Le savoir scientifique concernant l’autre lointain.
Les sciences humaines dans leur ensemble se proposent comme idéal de construire une connaissance objective de l’humain. Parmi elles, l’anthropologie culturelle (qui recouvre ce qui dans la tradition française était appelé ethnologie) est censée élaborer une connaissance scientifique des autres éloignés, dits exotiques par rapport à notre réalité occidentale. L’entreprise est d’emblée piégée par un subjectivisme ethnocentrique, puisqu’elle est construite par nos chercheurs, pour notre savoir avec nos moyens intellectuels à nous.
L’anthropologie contemporaine s’interroge avec acuité sur la validité de nos représentations de la réalité des autres telle qu’elles ont été accumulées en un siècle de recherches ethnologiques sur le terrain, dans les laboratoires et les musées. Quel est le statut de la « vérité de l’autre » telle qu’elle se livre aux lecteurs des ouvrages de Frazer, Radcliffe-Brown, Malinowski, Evans-Pritchard, Mauss et Lévi-Strauss, pour ne citer que quelques figures parmi les plus célèbres ? Leurs successeurs interrogent maintenant les fondements épistémologiques qui soutiennent leurs objectifs, les conditions concrètes qui garantissent l’objectivité de la recherche et les méthodes (pratiques textuelles) qui aboutissent à construire l’objet scientifique.
Ce que nous avons sous les yeux sont des descriptions, des interprétations et des généralisations . Ce sont des textes. L’analyse de ce matériel textuel aboutit à la conclusion que tout savant (tout esprit !) modèle ce qu’il donne à connaître et produit bien
en ce sens des fictions. Aucun savoir n’est une simple copie de réalités existant objectivement telles qu’on les découvre. Mais s’il est vrai que toute pensée produit des modèles du réel, il est aussi vrai que toute intention de connaissance exige en plus que l’on sache distinguer entre une fiction et une réalité pensée, autrement dit entre un artefact (ou un fantasme) et un fait . Le fait n’est pas non plus la réalité mais une fiction qui serait suffisamment contrôlée pour en éjecter la part du fantasme. Mais comment, diable, un anthropologue fait-il pour arriver à une telle épuration ? Ou alors, devrait-il passer par une longue psychanalyse ? Dur, dur.
Un état des lieux, c’est-à -dire un parcours à travers les textes majeurs de l’anthropologie, dans la double perspective d’une épistémologie interne (définition des normes et contrôle des résultats) et externe (analyse des opérations concrètes en jeu dans la construction des objets), entreprise par Kilani, illustre bien l’irréductibilité du regard de l’anthropologue interposé entre l’objet construit et le sujet à connaître. Il remarque qu’à l’instar de toute pratique textuelle, l’anthropologie risque de se transformer en une « ethnographie textuelle » qui arrive à se contenter d’analyser les méta-représentations de l’anthropologie ou de la culture occidentale au détriment d’un examen des rapports concrets que cette culture entretient avec les autres sociétés et des représentations que ces dernières produisent à leur tour. Il y a un danger de perte de sens à ne plus parler de l’autre qu’en terme de « choix rhétoriques » ou en fonction de la seule entreprise analytique. Tel est d’ailleurs le cas de plusieurs objets de l’anthropologie qui circulent aujourd’hui, au sein de la discipline ou en dehors, et qui se trouvent complètement coupés de leur référent social . L’anthropologie en arrive à créer de l’objet ethnographique en guise et place de l’objet empirique, particulièrement absent ou déficient .
Ce constat a amené un tournant dans l’anthropologie post-moderne que Tylor définit comme suit : a cooperatively evolued text consisting of fragments of discourse intended to evoke in the minds of both reader and writer an emergent fantasy of a possible world of common-sense reality, and thus to provoke an aesthetic integration that will have a therapeutic effect . Cependant, l’emphase mise par le commentaire de cette définition sur la communication, le dialogue et la collaboration, n’empêche nullement la construction de l’expérience, même qualifiée « d’évocation esthétique », de reproduire la réification de la méthode interposée entre sujet et objet. La méthode fonctionne comme un fétiche . Un fétiche, ça sert à masquer une absence. C’est un bouche trou. Ce qui est absent, c’est la réalité de l’autre.
Ailleurs, Kilani développe plus longuement les processus de l’invention de l’autre qui sont la conséquence de ce défaut de l’autre. D’emblée, il faut réviser l’idée qu’il y aurait une réalité – un terrain – qui existerait indépendamment du travail de l’anthropologue et qui le précéderait. Le terrain n’est pas une entité « déjà là  » qui attend la découverte et l’exploration du solitaire et intrépide anthropologue . Le « terrain » est d’emblée le produit d’une construction mentale, qui le sépare de l’altérité des autres, dès avant que l’anthropologue ne débarque sur les lieux. Quel est alors le sort de l’altérité dans la rencontre concrète entre l’anthropologue et ses « autres », sur ce qu’il appelle « son terrain » et qui n’est pas un lieu de rencontre ? Cette question est celle de toute rencontre première avec les autres dits exotiques dans tout voyage, exploration, mission.
L’anthropologue est l’héritier d’une longue tradition « d’invention de l’autre » dont il répète inévitablement certains traits. Il est très instructif à cet égard de prendre en considération les antécédents historiques de la supposée « découverte de l’autre » à travers les récits des découvreurs et explorateurs tout comme des militaires, missionnaires, ethnographes avant l’heure. On ne manque pas de documents permettant de suivre pas à pas la construction des représentations de l’indien sud-américain depuis Christophe Colomb jusqu’aux formateurs des états nationaux indépendants, en passant par les conquérants espagnols et les colonisateurs . Les thèses de Las Casas et de Sepulveda qui se sont affrontés lors de la fameuse controverse de Valladolid en 1550 sont extrêmement démonstratives de la manière dont une définition de la réalité (la conception de l'(in)humanité des indiens) produit de la réalité (l’exploitation et la destruction des indiens). C’est au nom de bonnes intentions, celles qui pavent l’enfer, que l’autre du nouveau monde a été anéanti. Comment en est-on arrivé là ? Comment comprendre que l’idéal de la connaissance de l’autre promu par la renaissance européenne, avec les moyens de la théologie, de la philosophie, du droit et des sciences naissantes ait abouti à une telle catastrophe ?
Le lecteur intéressé trouvera une réflexion sur ce sujet spécifique chez Todorov . Par ailleurs, les étapes de la construction du savoir sur l’autre et de leur incidence pragmatique sont méticuleusement analysés par Affergan. Sa thèse est que l’altérité de l’autre est dégradée dans la découverte par les processus d’objectivation de l’autre en termes de « différences ». Définir la réalité de l’autre en le figeant dans ce qui le fait différent c’est adhérer à la conviction qu’il existe une seule et commune mesure de l’humanité, que l’étalon de mesure est le sujet de la connaissance scientifique et que les différences s’évaluent en termes d’écart par rapport à la norme de l’étalon. Ainsi le savoir scientifique sur l’autre annule l’expérience exotique de la spécificité de l’autre et entraîne des conséquences juridiques, politiques et économiques qui gèrent la vie et les biens des autres .
Le processus en question ne s’est pas arrêté au temps des découvertes. Affergan démontre qu’il est en oeuvre dans l’anthropologie contemporaine, ce dont d’ailleurs les auteurs du « Discours anthropologique » évoqués plus haut sont conscients. Ce qui est plus grave, ce sont les effets produits par le savoir scientifique, en l’occurrence anthropologique, dans l’idéologie qui a inspiré les pratiques de colonisation et qui inspire actuellement les politiques de coopération. Il ne s’agit pas ici de se livrer à un procès d’intentions. On peut supposer que les dirigeants politiques et responsables de ces programmes ont visé et visent encore le « bien des autres ». Les ennuis commencent avec le fait que ce « bien des autres » est construit sur le modèle du « bien » dans notre culture.
Or, notre culture a produit très lentement, par essais et erreurs, un idéal de civilisation particulier qui est loin d’être universel. Le « développement des indigènes » de la colonisation tout comme le « développement intégré » de la coopération sont inspirés par un idéal du progrès qui est loin d’être un bien indiscutable . La liste des catastrophes produites par des programmes progressifs injectés à grands frais dans les sociétés autres ne cesse de s’allonger. Les effets ne sont pas toujours immédiats. C’est avec le recul du temps que l’on peut mesurer les conséquences des « bonnes intentions » des programmes éducatifs coloniaux et des programmes d’aide au développement.
C’est ainsi que l’actualité des pays africains est longuement déterminée par l’intrication entre des processus indigènes et des processus exogènes. Il ne s’agit pas de se laisser entraîner dans un procès facile qui consiste à attribuer tout ce qui va mal en
Afrique à la faute des colonisateurs. C’est précisément là qu’il convient de s’interroger sur les processus constructeurs – destructeurs propres à l’altérité des autochtones assimilés,
masqués, refoulés par des processus importés. Les luttes interethniques qui ont embrasé le Rwanda et le Burundi renvoient à une causalité trop complexe pour être réduites à un moment de l’histoire. La démonisation des autres repose sur le même processus que le développement des racismes. Les processus paranoïaques de la construction de la connaissance humaine sont vieux comme l’humanité, et se retrouvent explicitement dans la logique de chaque enfant confronté à l’étrangeté du monde qui l’entoure.
Cependant, ces processus d’interprétation sont alimentés et activés par l’injection des représentations sociales imposées par l’autorité en place comme organisateur de la réalité « normale ». Ainsi que le signale Nshimirimana, chercheur Burundais , les débats que les Burundais et Rwandais organisent pour comprendre les origines de leur violence fait régulièrement renvoi à la responsabilité du colonisateur dans la création des stéréotypes ethniques dans des buts politiques. L’auteur met en garde contre la thèse simpliste qui consiste à affirmer que les divisions ethniques seraient importées d’Occident, et prend le parti de considérer que le colonisateur a exacerbé les conflits et rivalités inter-ethniques qui préexistaient. Si nous acceptons d’étudier cette part de responsabilité, il faut aussi accorder notre attention sur la responsabilité des chercheurs dans la construction et la validation des stéréotypes ethniques .
La construction des stéréotypes est fondée sur les opérations intellectuelles qui discréditent l’altérité au bénéfice d’un savoir comparatif. Les opérations intellectuelles qui, dans la construction du système de représentations savant, entraînent la déchéance et la dégradation de l’altérité coïncident avec la genèse des différences sur base de la comparaison. Celle-ci confronte les jugements d’attribution (attribution d’une valeur inverse à l’autre, l’inversion déterminant la conversion de l’autre pour inverser les valeurs telles que dans les pratiques apostoliques), les jugements axiologiques (en termes de ressemblance et de substitution) et les combinaisons de catégories selon un ordre et un classement . Un système de représentations dans lequel l’autre est décrit, apprécié, comparé en termes de différences entraîne une altération de l’altérité. La règle de l’altérité doit induire que l’homme qui se prend pour règle est vite déçu. La validation de cette altérité se pose donc bien en termes d’exotisme, à savoir d’un hors soi fondateur et de soi et de l’Autre. Cette altérité est exotique même et surtout si nous la portons en nous, à notre insu .
4. La connaissance commune au sujet des proches.
Sans doute me direz-vous : d’accord pour les autres lointains, mais ne connaissons nous pas mieux nos proches ? Bien sûr les autres ne sont pas qu’éloignés, absents ou décédés. Nous avons tous l’expérience de rencontres quotidiennes avec ces autres que sont nos familiers. Là , il semble que nous puissions les connaître « vraiment » à travers les expériences de rencontres concrètes, répétées et intenses. La fréquentation assidue et chronique des proches est pourtant parsemée de multiples quiproquos, malentendus, mécompréhensions, tensions et disputes provoqués par l’existence de l’hiatus entre ce qu’on croit qu’ils sont et ce qu’ils sont effectivement. Là encore il y a une coupure entre les représentations des autres et leur existence, entre ce qu’on en sait et ce qu’ils sont. C’est même vrai pour les familiers intimes : nos parents, fratrie, conjoint,
enfants. Quand nous voulons bien leur concéder quelque attention après avoir mis en suspens nos jugements a priori, nous pouvons être inquiétés par un sentiment d’étrangeté. Une bizarrerie dans leur regard, dire ou faire suffit pour bousculer les certitudes. On peut vivre toute sa vie à côté de quelqu’un pour arriver au constat qu’on s’est complètement trompé sur lui ou elle : il ou elle n’est pas celui qu’on connaît.
En rétrécissant le cadre des autres observés du lointain au proche, il nous reste à nous poser la question si au moins, nous pouvons avoir une connaissance de nous même. L’impératif « connais toi toi même » hérité de la pensée classique est-il d’actualité ? Est-ce que le développement des techniques de connaissance des humains, et plus précisément celles de la connaissance de soi, ont ouvert de nouvelles perspectives ?
Après cent ans de recherches psychologiques, il existe en effet un important arsenal de théories et instruments, fortement vulgarisé, à la portée de tous. Et chacun peut à partir de là s’y reconnaître et construire l’illusion de se connaître. Mais force est de reconnaître que la connaissance d’une quelconque théorie psychologique est inopérante pour la connaissance de soi. Au contraire, il n’y a pas de meilleure technique de méconnaissance de soi que l’accumulation de savoirs à ce sujet. Les théories psychologiques, comme toutes les théories dites scientifiques, substituent à leur objet un modèle qui les masque.
Au niveau individuel, le savoir accumulé sur soi-même par des lectures des études sont des rationnalisations qui ne font que renforcer la méconnaissance de soi. Il existe une pratique de connaissance de soi qui a fait ses preuves. La psychanalyse propose à cet effet un cadre spécifique et une méthode exigeante. Quiconque s’y est essayé
peut témoigner de l’obstacle que constitue un savoir intellectuel sur soi, faisant office de résistance.
Le même mécanisme se constate au niveau social : l’adhésion collective à un savoir qui idéalise le Moi comme norme entraîne inévitablement la négation de l’altérité et donc la méconnaissance de soi et des autres. L’Ego-psychology, la dérive de la psychanalyse qui privilégie le moi narcissique (l’Ego, le Self, l’Individu) prolifère aux Etats-Unis sur le terreau des idéaux de l’American Way of Life. Il oppose à la prétendue décadence de la vieille Europe, une éthique pragmatique de l’homme, fondée sur la notion de prophylaxie sociale ou d’hygiène mentale .
Ce qui nous amène à réfléchir aux effets de l’idéologie sociale sur la connaissance d’autrui. Il est évident que les conceptions de l’autre dépendent directement des conceptions relatives au moi, commun dénominateur pour l’auto- et l’hétéroperception. Qu’en est-il actuellement de ce « Moi », figure idéalisée du moi, dans lequel tous les participants d’une société sont supposés se reconnaître au titre d’un « modèle de normalité » ?
5. Moi et les autres dans la société.
Il est devenu tout à fait habituel de caractériser la société occidentale contemporaine par son idéologie individualiste qui valorise l’individu par rapport au groupe. Le passage du holisme archaïque vers l’individualisme moderne serait irréversible . Par ailleurs, dans son développement post-moderne, l’individualisme dériverait vers un narcissisme dont les caractéristiques sont bien dessinées dans la société nord-américaine . On entend par là que les sociétés post-modernes idéalisent la figure du moi, l’adulent et l’entretiennent dans une nébuleuse d’illusions. C’est
logique: dans des sociétés qui soumettent le politique à l’économique, le modèle social de l’individu est celui du producteur – consommateur. Il s’agit, pour les faire travailler et acheter, de flatter autant que possible les individus en soutenant leur croyance en un moi original dont le bonheur dépend de la qualité et quantité des produits qu’il fabrique et consomme. Le moi est connu comme un être de désirs, mais les désirs dont il est question sont assimilés à des besoins dont la satisfaction est possible par les bons moyens. Le désir comme tension sans satisfaction est dès lors dévalorisé, confondu avec la frustration. La société propose tout ce qui peut faire votre bonheur du moment que vous achetez le bon produit. Votre liberté est de choisir ce qui fait votre bonheur. Un tel système dans lequel les valeurs sont réduites à des marchandises repose sur l’adhésion collective à une représentation du moi individuel conforme à ce fonctionnement. La standardisation du moi entraîne sa multiplication à l’infini dans la société. On nous répète que nous sommes tous originaux par nos goûts et intérêts, mais nous sommes standardisés par une même consommation des produits de notre société car nous sommes soumis à la même publicité de marché. Les autres sont des « moi » que je puis reconnaître aux produits qu’ils consomment et qui figurent sur le menu des produits disponibles pour tout le monde.
Le « Moi » est une fiction imaginaire, considéré comme normal dans la mesure où il est conforme au fonctionnement du système. Ce système est considéré en occident comme animé par un processus de développement constant sous l’effet du progrès technique. Sur ce modèle, les individus sont invités à se construire un Moi évolutif capable de suivre le mouvement d’ensemble. La scolarité est un bon entraînement : le Moi de l’étudiant est une sorte de réservoir à connaissances destiné à augmenter sans cesse sa capacité d’engorgement. L’oubli est prévu, mais tout ce qui est perdu est remplacé par du nouveau à un rythme accéléré. L’idéal de l’intellectuel est d’être à la pointe du progrès et pour cela d’être au courant des dernières nouveautés. Le Moi est plus
que jamais considéré comme un accumulateur de connaissances actualisées, parcouru de sensations fortes, elles même fournies par le marché, qui y injectent une impression de vie.
Schématiquement, le Moi serait un être doué de croissance, orienté vers un point d’épanouissement, producteur de résultats tangibles. Cette représentation suggère une sorte de végétal perfectionné, doué d’un potentiel germinatif orienté vers une apogée sous forme de fleurs et d’effets sous forme de fruits. Cette image est parlante. Arborer une mine florissante et étaler les fruits de son travail constituent des métaphores très opérantes. Ainsi conçu, ce Moi a besoin des autres, façonnés sur le même modèle. Le Moi a besoin de l’avis des autres sur ce qu’il est et fait. Il lui faut leur reconnaissance. Il se donne à voir, exhibe ses biens, démontre sa réussite, et se mire dans le regard des autres. Il s’acquitte de sa dette en rendant la pareille aux autres qu’il aime bien ou apprécie. Chacun servant de miroir aux autres et se servant des autres comme miroirs, la société est une association de narcisses qui s’entretiennent mutuellement dans l’illusion de la cohérence de leurs « moi » singuliers façonnés sur le modèle de l’idéal du Moi collectif.
Cette complaisance narcissique comporte un gros handicap : tous ceux qui ne jouent pas le jeu de l’épanouissement du Moi y sont déplacés, dérangeants ou en trop. Ils sont considérés comme ayant un moi faible. Les narcisses sont dérangés dans leur complaisance par la rencontre avec les autres qui ne leur reflètent pas l’image d’un Moi réconfortant semblable. L’altérité est représentée dans ce système par ces autres qui expérimentent une réalité différente. Les étrangers ne sont pas ceux d’une autre race, nation ou langue s’ils partagent le même idéal narcissique. Entre narcisses, on s’entend. Les étrangers y sont ceux qui sont démunis, improductifs, et ne consomment pas. Dans une société de gagnants, de « winners », les étrangers sont les perdants, les « loosers », qui pèsent dans le système comme des corps étrangers. Et pourtant, dans le système ils sont chez eux car le système, tout en les marginalisant, ne les exclut pas. La
société reconnaît que les perdants sont un produit – un déchet est aussi un produit – du système en cours. Aussi, les intégrés au système côtoient quotidiennement les ratés du système, de plus en plus étrangers, dans une totale indifférence et, peu à peu, ignorance.
6. Les passions de l’autre.
Le contraire de l’indifférence est la passion pour l’autre. C’est un phénomène tout à fait étonnant que le déclenchement d’une « passion de l’autre ». Il s’agit de l’état affectif chronique ou aigu d’un individu ou d’un groupe d’individus causé par une figure de l’autre. Le passionné est obsédé par la « représentation mentale » d’un autre, qui oriente ses pensées, affects et actions.
La forme la plus fréquemment décrite est l’état amoureux. La passion amoureuse est devenue en Occident un thème littéraire tout à fait spécifique qui abonde en descriptions « cliniques » aussi frappantes que justes. Il ne manque pas non plus de dissertations savantes qui insistent à l’unisson sur l’analogie de structure entre l’amour passion et la folie qui consiste à adhérer à une fiction en complète discordance avec la réalité commune. L’agent déclencheur de l’amour, c’est-à -dire l’autre qui constitue l’objet amoureux, est une production mentale du passionné.
Il en va de même des états de jalousie. Dans les formes extrêmes, la vie psychique du jaloux est toute entièrement dominée par la figure de l’autre, « possédé » ou rival. La douleur passionnelle peut être telle que seule la mort y met fin par destruction de l’autre ou par le suicide .
Autre situation passionnelle pas moins douloureuse, la mélancolie ou deuil interminable, s’organise autour d’un singulier perdu, à la fois aimé et détesté, et dont la présence prend une allure hallucinatoire, au point de le faire réapparaître comme un « revenant » .
Impressionnante et douloureuse, la passion de la haine confronte le haineux à une présence insupportable, vitalement menaçante d’un autre d’autant plus haï qu’il a été aimé auparavant. La haine, tout comme l’amour, la jalousie et la mélancolie, confère à l’autre une présence, une intensité, une densité qui est sans commune mesure avec la réalité concrète de l’autre, absent ou mort, complètement étranger à ce qui se passe pour le passionné.
Plus inquiétant par son extension collective, la passion du fanatisme sous ses diverses formes politiques, religieuses, voire sportives et ludiques, se caractérise par la cristallisation d’une masse de passionnés autour d’un ou quelques autres mis en position de figure(s) idéale(s). La fascination, ou aliénation imaginaire par l’idéal, produit à la fois l’adhésion amoureuse à une identité collective et le rejet haineux des autres, extérieurs au groupe, désignés comme ennemis, rivaux, séditieux par l’idéologie inspirée par l’idéal .
Le commun dénominateur de ces passions, tant individuelles que collectives, est le statut de la réalité de l’autre. L’autre dans sa réalité concrète, visé par la construction imaginaire qui soutient la passion est réduit au rôle d’écran pour la projection d’une fiction. Cette fiction constitue aussi bien une idéalisation positive que négative, c’est-à -dire une figure du bien total ou du mal absolu. En d’autres termes, la fiction de l’autre masque l’autre concret, l’annule, l’abolit comme être particulier limité et nuancé.
D’où vient cette fiction de l’autre à laquelle le passionné tient tant, malgré qu’elle soit la source de souffrances ? Ces phénomènes obligent de reconnaître l’existence dans la réalité du sujet d’une représentation de l’autre, qui, moyennant certaines circonstances, s’impose au moi comme une réalité suffisamment contraignante pour le soumettre, le posséder, le dominer. Qui plus est quand le sujet émerge de sa passion, retrouve sa lucidité et sens critique, il est effaré : « je ne sais pas ce qui m’a pris », « c’était plus fort que moi », « c’est comme si j’avais été possédé ». « C’est comme si un autre avait agi à ma place ».
7. Je est un Autre.
Le moi est surpris par une altérité qui subvertit son amour de lui-même. Si la formule du narcissisme s’écrit « Je suis Moi », alors la surprise et la dé-prise du moi se lit « Je est un Autre ». Cette « altérité intérieure » qui s’impose au moi à la manière d’une figure extérieure, se manifeste dans la vie quotidienne chez tout le monde, de jour comme de nuit. Dans les pensées et rêveries diurnes, tout comme dans les rêves nocturnes, fonctionne par moments une logique étrange, dont le sens échappe à la raison, mais qui n’inquiète pas trop dans la mesure où cela ne porte pas à conséquences parce que le sujet est seul et l’oublie aisément. Les manifestations de cette autre logique deviennent plus gênantes lorsqu’elles se produisent en présence de témoins ou lors d’une prestation qui réclame de la part du sujet une maîtrise entière de ses moyens. Les actes manqués, oublis, lapsus ne restent pas toujours sans conséquences. Les bizarreries ou, pour utiliser le vocabulaire courant, les conneries que l’on dit et fait sous l’emprise de la fatigue, de l’émotion, de la fièvre, des psychotropes ou de l’alcool, manifestent spectaculairement cet « Autre » qui subvertit le « Moi » officiel, raisonnable et adapté.
Cet « Autre » intérieur peut à l’occasion fonctionner comme un véritable interlocuteur pour le moi. Certes le dialogue intérieur dont tout le monde a une expérience plus ou moins habituelle met en présence deux facettes du « moi », par exemple une facette émotionnelle et une autre volontaire. Les deux finissent, tôt ou tard, par se mettre d’accord et annuler une tension désagréable. Plus difficile à réduire est la tension qui naît entre le « moi » et le discours interne qui s’impose à lui sous forme d’impératifs ou de critiques. L’exemple le plus simple en sont les insomnies tenaces résultant d’une véritable dispute interne entre le moi épuisé de fatigue qui veut dormir et l’Autre enragé qui le tient éveillé par son discours.
Ça parle dans l’inconscient, et le bruit de cette parole dérange la quiétude du moi. Ça parle d’une manière très logique et de plus ce qui parle là est ce qui fournit au moi la possibilité de dire « je ». Si le moi, comme fiction imaginaire, arrive à se faire représenter par un « je » qui le symbolise dans les énoncés, c’est bien parce que le moi reçoit de ce qui parle en lui les moyens pour se dire. Les processus de langage, la sélection des mots et leur combinaison en fonction de la syntaxe, se produisent dans des automatismes inconscients qui dispensent heureusement les locuteurs de devoir effectuer pas à pas ces opérations compliquées de manière réfléchie. Il suffit d’ailleurs de se mettre à penser chacune des étapes de la construction d’une phrase pour se mettre à hésiter, bafouiller et finalement s’arrêter de parler. Heureusement que ça parle dans le locuteur, ce qui permet à celui-ci d’en diriger l’expression plutôt que de s’embrouiller dans la formulation. Les individus reçoivent d’un ordre qui les précède et qui les dépasse les conditions de possibilité pour fonctionner comme sujets du langage. La linguistique contemporaine a démontré une autonomie du langage par rapport aux locuteurs. Ceux-ci sont certes des usagers du langage comme s’il était un instrument, mais ils sont également pris dans le langage et déterminés par sa logique. Les locuteurs
en effet n’ont pas inventé le langage dont ils doivent suivre les règles sous peine d’être incompréhensibles.
Ce qui parle là , dans l’inconscient, est l’effet d’opérations sans opérateur, de processus acéphales. Ca n’a pas de tête, mais ça pense et s’entête. C’est logique, même si c’est une autre logique que la consciente. Au niveau de l’inconscient, il y a quelque chose en tous points homologue à ce qui se passe au niveau du sujet. Ca parle, et ça fonctionne d’une façon aussi élaborée qu’au niveau du conscient. . C’est comme s’il y avait là une intention. Pourtant cet Autre n’a pas d’existence : il est un fonctionnement logique, un automaton .
Mais on peut imaginer à l’occasion qu’il y a là quelqu’un au gouvernail et lui prêter une figure rassurante ou inquiétante. La garde robe de l’imaginaire est inépuisable, tout en variant autour de quelques figures majeures : l’habit de ciel de Dieu-le-Père, le manteau de chaleur enveloppante de la Mère, la toge austère du Juge sévère, l’uniforme du gendarme, le costard gris du fonctionnaire machiniste, la cape étoilée du
mage-astrologue… chacune de ces figures peut virer au persécuteur, bête et méchant. Comment alors lui échapper ? En déconstruisant l’image. C’est au moi, victime et bourreau, tout aussi imaginaire que les scénarios qu’il invente, qu’il revient de se mettre en question pour dégonfler l’Autre imaginaire.
L’interrogation de soi à travers la confrontation avec l’image spéculaire, l’introspection systématique ou, avec une exigence supérieure, la cure psychanalytique sont des entreprises extrêmement difficiles. Aussi n’entreprend on une remise en question de soi que contraint et forcé. Crises d’identité, accidents et traumatismes, maladies graves, symptômes fonctionnels récurrents, dépressions et angoisses, deuils et séparations, enchaînement d’échecs, de séparations et de pertes, sont autant d’événements qui poussent les individus concernés à s’interroger sur ce qui leur arrive. Dans ces situations douloureuses, le narcissisme, l’amour de soi est mis à mal. Il existe sur le marché toute une panoplie de moyens de « retape » du moral, de réparation du narcissisme, de renforcement du moi, qui combinent des techniques de distraction, de suggestion, de fuite en arrière ou vers l’avant avec les diverses modalités de négation de la réalité plus ou moins efficaces. Quand la façade replâtrée se lézarde quand même, que les tranquillisants, somnifères, euphorisants et autres remontants ne marchent plus, lorsque la panique surgit, alors, il devient parfois possible pour les individus de s’intéresser à leur moi en prenant la position du sujet .
Assumer la position de sujet signifie plusieurs choses : se définir par rapport au couple sujet-objet et se définir par rapport à ses propres énoncés dans lesquels on se fait représenter par le sujet grammatical et logique. Le sujet dès lors se définit par sa relation à « ses objets », c’est-à -dire tout ce qui, en qualité de personne, chose ou abstraction, a suffisamment de valeur pour l’individu pour qu’il les investisse, ou alors pour qu’il les subisse en se mettant lui-même en situation d’objet dans cette relation. Et, pour cela, l’individu aura à se subjectiver dans une parole qui l’engage devant un tiers significatif et dans laquelle il aura à entendre ce qui se dit dans ce qu’il énonce. Dans ces énoncés, l’altérité se manifeste au sujet sous la forme des figures des autres, les semblables avec lesquels il tisse des relations d’objet. Mais aussi, dans le processus d’énonciation, l’altérité s’imposera à lui de façon plus radicale sous l’espèce de l’Autre, ce qui le détermine en bien ou en mal.
Il faut généralement être acculé par la souffrance pour vouloir se mettre sérieusement à apprendre quelque chose sur soi. À quelque chose le malheur est bon s’il faut souffrir pour comprendre . La question qui s’impose alors est « d’où cela vient-il ? » En guise de réponse, le sujet se construit une représentation de son mal. Il y répondra en termes de malchance ou malheur tant qu’il pourra esquiver la question de la cause. Mais si le mal insiste, se répète, s’acharne il lui viendra la pensée d’un maléfice, c’est-à -dire d’une logique qui n’est pas du hasard. Une logique suppose un agent causal. L’attitude humaine la plus courante consiste à localiser l’agent hors de soi, dans le monde extérieur, par exemple, une intention malveillante. Si ce n’est pas possible rationnellement parce que l’agent est interne, alors, au moins on invoquera une maladie rapportée à un agent pathogène qui pourra être suffisamment distingué de l’intériorité du corps ou de l’intimité de la pensée. Ni repérable à l’extérieur, ni à l’intérieur, la cause du mal devra être située dans un ailleurs. Alors, il sera peut-être question d’une malédiction, du mauvais oeil, ou d’un mal téléguidé par un persécuteur : sortilège, sorcellerie, possession. On voit là toute la panoplie de la logique paranoïaque à l’oeuvre.
La recherche de la cause du mal bute sur les figures de l’Autre désigné en position d’agent : autrui responsable ou coupable, contexte ou événement, organe dysfonctionnel, agent bactériologique ou viral, toxique ou allergène, etc. L’invention d’une figure de l’Autre est le processus le plus pratique de défense contre le mal. C’est nécessaire. Disposer d’une représentation du mal c’est déjà être sur la voie de la guérison. Mais il ne faut pas pousser beaucoup pour découvrir dans la pensée de nos contemporains, les représentations d’un agent personnalisé cause du mal dès que les explications rationnelles font défaut. Dieu, le Démon, les esprits, les ancêtres, les sorciers ne sont pas que des figures de l’Autre reléguées dans les croyances des sociétés traditionnelles . On se souvient de l’Autre quand on a besoin d’y projeter la cause de son mal. Dans le malheur, l’Autre est le lieu d’où vient le mal.
Le processus paranoïde de construction de la connaissance hérité de l’enfance est toujours prêt à se réveiller . La vieille méfiance à l’égard de l’Autre veille. La figure de l’Autre, malveillant et malintentionné, est chargée de toute la méchanceté dont le sujet est lui-même capable et qu’il connaît assez pour n’en vouloir rien savoir. Chacun s’arrange pour oublier ses désirs meurtriers à l’égard des autres, de préférence des êtres chers, à l’un ou l’autre moment de sa vie . Et cette méchanceté là peut facilement faire retour dans la réalité sociale sous la forme de la méchanceté attribuée à l’autre : s’il est mon semblable, il peut être aussi méchant que moi.
8. L’étranger intérieur.
Si la rencontre avec autrui se heurte à l’obstacle de la méconnaissance, quel fondement existe-t-il pour les relations humaines concrètes ?
L’amour est proposé comme alternative par ceux qui ont plus confiance dans les sentiments que dans le savoir, dans l’intuition que dans l’observation, dans l’expérience que dans l’expérimentation. Mais l’amour même sage est l’effet des processus de méconnaissance qui se déchaînent dans la passion amoureuse. Ou alors, y
aurait-il une sorte de sagesse ou patience qui laisserait l’autre se révéler, se livrer, se donner sans qu’il faille le questionner, le presser, le harceler ? Y il moyen, est-ce humainement possible de laisser une chance à l’altérité de l’autre ?
Rien ne semble plus difficile, étant donné la manière dont fonctionnent les êtres humains, étant donné que leur représentation de la réalité empêche une relation immédiate avec l’autre. Toute relation est médiatisée par le système de représentations du monde « extérieur » dans la pensée « intérieure ». Par ailleurs, l’Autre en nous est inconscient. Et cet étranger en nous conditionne le regard posé sur l’autre revêtu de l’étiquette « étranger ». La construction de l’étrangeté de l’autre, de ces autres appelés « étrangers » fait l’objet d’une réflexion historique et psychanalytique de Kristeva. Elle propose une étude des avatars de « l’étranger » parmi les peuples et penseurs de l’histoire. Étrangement, l’étranger nous habite : il est la force cachée de notre identité (…). De le reconnaître en nous, nous nous épargnons de le détester en lui-même(…) Pourrons-nous
subjectivement vivre avec les autres, vivre autres, sans ostracisme, mais aussi sans nivellement ?
L’auteur entretient l’espoir d’une relation qui laisse l’étranger subsister sans le détester : c’est peut-être à partir de la subversion de cet individualisme moderne, à partir du moment où le citoyen individu cesse de se considérer comme uni et glorieux, mais découvre ses incohérences et ses abîmes, ses « étrangetés » en somme que la question se pose de nouveau : non plus, de l’accueil de l’étranger à l’intérieur d’un système qui l’assimile, mais de la cohabitation de ces étrangers que nous reconnaissons tous être .
Dans une telle société, tout le monde serait logé à la même enseigne et gagnerait à reconnaître son étranger interne. A partir de l’exemple du personnage de « L’Etranger » de Camus , Kristeva pense que nous sommes tous des Meursault, c’est-à -dire affectés par l’exil intérieur de notre propre étrangeté. L’autre étouffé en moi me rend étranger aux autres et indifférent à tout : le neutralisme de Meursault est le contraire de l’inquiétante étrangeté, son négatif. Alors que l’inquiétante étrangeté que j’éprouve devant l’autre me tue à petit feu, en revanche, l’indifférence anesthésiée de l’étranger éclate en meurtre d’autrui . Et aussi, ainsi que le révèle la fin du livre, l’indifférence éclate en appel à la haine des autres. Meursault se met à désirer : il s’offre en imagination aux cris haineux des spectateurs de son exécution, et la vision de la haine des autres le rend heureux, enfin. Non sans ironie grinçante : « pour que je me sente moins seul » .
Le contraire de l’indifférence dangereuse est, dans cette thèse, l’inquiétante étrangeté, sur laquelle se ferme le livre de Kristeva. Pour en savoir davantage ouvrons celui de Freud : « Das Unheimliche ».
Il faut deux mots en français pour traduire ce mot allemand. Puisque « Heimlich » veut dire « familier » et que par ailleurs l’étrangeté possède son propre équivalent allemand dans « Fremdheit », pourquoi ne pas traduire plutôt par « l’inquiétante familiarité » qui serait plus proche des intentions de l’auteur ? En effet, l’Unheimliche est cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier . On appelle Unheimlich tout ce qui devait rester un secret, dans l’ombre, et qui en est sorti .
Ce qui est inquiétant n’est pas ce que je vois chez l’étranger en tant que tel, mais ce qui me revient à travers lui et ressemble à cet autre qui m’est familier depuis longtemps mais que je ne veux pas reconnaître en moi. C’est quelque chose que j’ai bien connu dans le passé, que j’ai mis au secret par le refoulement, et qui m’apparaît inquiétant quand cela me revient lorsque c’est rappelé par une rencontre avec un autre extérieur. Ce quelque chose, cet autre intérieur, est mon propre inconscient. Je dispose, pour me débarrasser de cette inquiétude d’un moyen dont j’ai fait largement usage pour construire mon identité prototypale. Pour élaborer mon intériorité distincte de l’extérieur, j’ai opposé ce dernier à moi-même en projetant hors de moi ce que j’éprouvais comme déplaisant, douloureux et inquiétant. Et j’ai décidé que tout ce qui me fait mal vient de l’extérieur. Je construis, hors de moi, un autre étranger en qui je pourrai reconnaître la cause de ce qui m’est douloureux. « Ce n’est pas moi, c’est lui », est le cri spontané de l’enfant surpris dans un acte dont il ne peut se reconnaître l’auteur. La façon la plus efficace de s’innocenter, c’est de désigner un autre comme coupable, de se construire un double, un autre extérieur qui est le reflet de mon autre intérieur que je nie. Cet autre, cet autrui, ce semblable, que j’aurai chargé de tout ce que je ne puis admettre en moi, est une figure dont l’abomination est à la mesure de celle que je ne puis admettre en moi. Cet autre, construit à mon image, fonctionne comme mon frère ennemi. Je suis étrangement lié à lui par un amour à la mesure de mon propre narcissisme, mon amour pour moi qui me pousse à me purifier car il est pareil à moi, mon image spéculaire, noirci de ce dont je me suis blanchi. Et c’est pourquoi je le hais aussi, car il est chargé de ce que je déteste en moi. Et c’est pourquoi je l’évite. Si je ne puis l’éviter, je l’accuse. Et si je ne puis le faire juger je le fais disparaître .
Ce processus, dans lequel je construis l’autre à partir de l’image de moi est le renversement de l’identification imaginaire qui a servi à construire le moi à partir de l’image de l’autre, c’est-à -dire l’image spéculaire qui me renvoie ma figure comme celle d’un autre. L’étranger est en nous. Et lorsque nous fuyons ou combattons l’étranger, nous luttons contre notre inconscient .
En guise de conclusion.
Résumons le parcours de notre réflexion en quelques formules.
L’altérité des autres, lointains ou proches, échappe aux processus de la connaissance, qu’elle soit commune, scientifique ou passionnelle. En effet, l’altérité est masquée par les représentations construites sur base d’un repérage des différences par rapport au sujet de référence, ou sur base d’une illusion de possession ou de persécution.
Par ailleurs, l’annulation des différences ethniques, sociales, religieuses et linguistiques au bénéfice d’une identification collective au modèle d’un « moi » universel producteur – consommateur, ne réussit qu’à revêtir l’altérité d’un autre masque, celui du perdant.
Ce qui nous rend l’étranger inquiétant est le mécanisme qui consiste à lui attribuer ce qui est maintenu inconscient en nous même, c’est-à -dire l’étranger en nous même. La tolérance vis-à -vis des autres étrangers ou familiers, proches ou lointains, supposerait dès lors la connaissance de soi et des mécanismes de production de la connaissance ainsi que la reconnaissance de l’altérité en soi. Ceci laisserait quelques chances à l’altérité de l’autre d’être reconnue comme figuré d’un Autre, original, spécifique et surprenant.
Terminons sur cette citation d’Affergan : Le seul barrage à la xénophobie, à l’ostracisme et à la racisation ne peut dès lors se construire qu’à l’aide de cet Autre qui n’a à revendiquer aucun droit à la différence, trivial et démagogique, pour se faire Autre; pas plus qu’il ne doit attendre d’être nommé l’Inhumain : son véritable nom est l’Autre. Dans l’adversité de la rencontre et de la découverte, dans le brouillage des pistes du dépaysement, la marque d’autrui devient alors irrépérable, ni adversaire ni colonisé, ni dominant, ni dominé, ni assimilable, ni modèle. Qu’aucune place, qu’aucune fonction ne puisse lui être assignée autorise à le penser comme ontologiquement résistant. L’autrui est être-là , en-soi .
