Méthodologie de thèse
5. Méthodologie
Traditionnellement, la méthode de recherche utilisée par les interactionnistes symboliques s’inspire de l’anthropologie, par l’application de la méthode ethnographique « in situ ». C’est d’ailleurs, le rappelle Chapoulie , Becker et Goffman qui, respectivement avec « Outsiders » et « Asiles », ont montré combien « l’étude minutieuse, de type ethnographique, d’un secteur limité de la vie sociale » peut être d’un intérêt majeur pour l’étude des phénomènes sociaux.
On comprend la quasi-nécessité de cette connaissance in situ du phénomène social qu’ils étudient, dès lors qu’il s’agit d’une approche inductive et si l’on se souvient de « l’importance cruciale que [l’interactionnisme symbolique] accorde à la manière dont les interactions quotidiennes produisent les situations sociales. Pour ce courant, des acteurs qui sont en interaction dans une situation sociale donnée (…) interprètent cette situation et la gèrent en fonction de leurs interprétations élaborées dans ces interactions mêmes » .
Par ailleurs, il apparaît également comme un des fondements des démarches de Becker et de Goffman de ne pas adhérer à la définition « institutionnelle » des phénomènes qu’ils étudient, pour adopter une position où cette définition institutionnelle se trouvera mise sur le même pied d’égalité que la définition que donnerait, par exemple, un délinquant. Il s’agira alors, ni plus ni moins de deux points de vue qui s’opposent et qui, de ce fait, doivent être considérés avec la même attention et dans la même attitude « constructiviste ».
Selon Van Campenhoudt en effet, « Becker traite de la même manière les comportements étiquetés comme déviants et ceux, étiquetés comme conformes, des entrepreneurs de morale et des agents institutionnels chargés de veiller au respect des normes et à la punition de leur transgression. Il considère les comportements des uns et des autres comme des conduites sociales qui demandent à être expliquées par le système d’interactions dont elles participent et les inclut dans son objet d’analyse. Il refuse de considérer a priori certains comportements comme blâmables et d’autres comme dignes d’estime ».
En conséquence, il ne faut dès lors pas hésiter à « casser l’objet » que l’on étudie, et à se dégager ainsi des catégories de pensée instituées .
Pour le sujet qui nous occupe dans cette recherche, cela se traduit notamment par des questions de terminologie. Ainsi, l’utilisation du terme de « sens commun », le « pédophile », induit qu’il y a abus sexuel et situe donc l’individu ainsi désigné dans une identité criminelle pré-définie. D’autre part, l’utilisation de termes cliniques, comme par exemple celui de « paraphilie » réfère à l’idée de pathologie que, d’une certaine manière, ils présupposent.
Il apparaît donc nécessaire de s’affranchir de ces différents points de vue pour adopter une vision sociologique selon laquelle la déviance est socialement construite. En utilisant une terminologie la plus descriptive possible – nous parlerons ici d’ « interaction sexuelle adulte-enfant » (ISAE) – on laisse la possibilité à l’individu de se définir comme il l’entend : atteint d’une pathologie ou pas, abuseur ou pas, etc. On se donne aussi la possibilité de l’entendre dans la définition qu’il donne de lui-même sans lui objecter une version institutionnelle (c’est-à-dire un statut) prédéfinie.
C’est très précisément ce que fait Becker lorsqu’il évoque le deuxième sens du terme « outsider ». Il ouvre de cette manière un espace d’expression pour le déviant désigné, qu’il – qui l’ – autorise ainsi à livrer sa propre version de la déviance, de ses juges, du monde dans lequel il évolue et interagit.
Nous retiendrons donc des méthodes de Becker et de Goffman que la pratique de la recherche requiert d’une part une connaissance approfondie – presque intime – de la population et des individus que l’on étudie et d’autre part, une distance critique par rapport aux versions institutionnelles des phénomènes sociaux.
Mais au-delà de ces principes généraux, l’opérationnalisation de notre recherche – qui présente une sensibilité « interactionniste » – sur les rapports qu’entretiennent avec le cadre social normatif des individus qui ont été impliqués dans des interactions sexuelles avec les enfants génère plusieurs questions.
La question des différents types de discours impliqués dans cette comparaison entre cadre social normatif et version individuelle.
La question du choix de l’échantillon, ses caractéristiques, ses limites et leurs implications.
La question de la méthode de recueil des données, dans un cadre particulier où le chercheur est à la fois thérapeute mais, il faut également le préciser, cadre particulier qui a fait émerger la question de recherche et qui a permis l’obtention de résultats dont il faudra, in fine, évaluer le statut.
Nous allons tenter d’y répondre dans ce qui suit.
5.1. Émergence de la question et création du modèle d’analyse
En guise de préliminaire à l’abord de ces différentes questions, il est utile de rappeler ici les conditions de l’émergence du questionnement à la base de notre recherche.
La réaction d’individus intégrés dans un groupe thérapeutique, qui proposent de signer une pétition en faveur de la peine incompressible pour les délinquants sexuels, a agi comme l’événement fondateur d’une réflexion sur la position des individus qui ont été impliqués dans des interactions sexuelles avec des enfants par rapport au discours social. Quels rapports les individus adultes qui ont eu des interactions sexuelles avec des enfants – et qui, sur cette base, se retrouvent en thérapie – entretiennent-ils avec le cadre social normatif qui considère que ces interactions sexuelles constituent des abus sexuels d’enfants, et qui dès lors les interdit et les sanctionne ?
L’hypothèse sur laquelle nous travaillons, fondée sur ce constat en situation clinique, se formule comme suit : au-delà de l’homogénéité que l’on trouve dans la population étudiée, du point de vue des faits commis, il y a une hétérogénéité dans le rapport que ces individus entretiennent avec le cadre social normatif concernant les interactions sexuelles entre adulte et enfant (ISAE).
5.1.1. La démarche générale de recherche
5.1.1.1. Cadre social normatif et énoncé individuel : la comparaison de deux visions des ISAE
De manière globale, cette recherche vise à mettre en évidence les différents types de rapports au cadre social normatif concernant les ISAE – nous parlerons de « logiques » – que l’on retrouve dans une population d’individus qui ont été impliqués dans de telles interactions.
Il s’agit donc in fine de comparer deux « énoncés », dont les statuts respectifs sont différents. En effet, si, conformément à la démarche de l’interactionnisme, ils sont mis sur le même pied d’égalité dans le processus de recherche, il faut toutefois mettre en évidence leurs caractéristiques distinctes qui influencent leurs statuts et les rapports qu’ils entretiennent l’un avec l’autre.
Le premier de ces énoncés, le discours social, renvoie, nous l’avons vu, aux représentations sociales des ISAE, représentations soutenues par – et, du moins pour une part, fondées sur – les discours scientifiques et traduites en termes légaux. De cette manière, le discours social se voit muni d’une légitimité scientifique et d’une capacité d’imposition et de contrainte que lui confère son inscription dans les codes judiciaires.
Ce premier type d’énoncé va dès lors occuper une place de « discours vrai », décrivant la supposée réalité des choses et, surtout, disposant des moyens d’imposer cette vérité . Il représente ainsi la norme sociale instituée, le cadre social normatif qui distingue les comportements sexuels qui sont socialement admis de ceux qui encourent un jugement de déviance et, dans le cas qui nous occupe ici, une qualification criminelle et une sanction qui en est conséquente.
Ce discours social donc, que nous appellerons plus précisément ce cadre social normatif, est une construction sociale, censée refléter le consensus du groupe social.
S’agissant de décrire les différents types de rapports que les individus entretiennent avec cette norme, il est évident que ce discours social servira de référence à la fois aux individus qui vont se situer par rapport à lui, ainsi qu’au dispositif de recherche, puisque selon la théorie de la désignation, il agit comme l’étalon en fonction duquel peut s’établir la conformité ou la déviance des individus.
En effet, ce n’est par exemple que parce que nous savons que le cadre social normatif postule qu’un enfant n’est pas capable de consentir valablement à des ISAE que nous pourrons considérer comme déviant l’individu qui soutiendra que les enfants, de manière générale, sont capables d’y consentir. Ce qui nous renvoie à notre cadre théorique selon lequel la déviance n’est pas une question d’attribut (ce n’est pas le fait de considérer l’enfant comme capable de consentement sexuel qui en soi fait de l’individu un déviant), mais bien une question de relation (c’est la discordance des deux points de vues – et donc la relation entre deux définitions de la réalité – qui crée la déviance).
Le second type d’énoncés, l’énoncé individuel, est de son côté une production personnelle, parfois subversive – dans la perspective que nous venons de décrire -, qui ne peut pas toujours être dite en public. Il s’agit, en d’autres termes, de la représentation que l’individu adulte qui s’est trouvé impliqué dans une ISAE formule par rapport à cette expérience.
Cet énoncé individuel de celui qui s’est inscrit dans une ISAE et qui s’exprime à ce propos va donc essentiellement se construire en référence au cadre social normatif. Il consistera surtout en une démarche de justification ou d’argumentation visant à positionner l’expérience particulière que l’individu fait lors des ISAE par rapport à la règle générale d’interdiction que définit le discours social, dans une affirmation de conformité – il s’agira alors pour l’individu d’argumenter que ses comportements ne transgressent pas le cadre social normatif – ou au contraire, de transgression – où l’individu reconnaîtra ne pas avoir respecté le cadre social normatif, pour quelque raison que ce soit, ce que montreront les différentes logiques que nous mettrons en évidence.
Nous nous trouvons donc ici face à deux énoncés, le cadre social normatif d’une part et l’énoncé individuel de l’autre. Le premier, nous l’avons souligné, dispose pour s’imposer d’instruments de pouvoir et de contraintes qui lui permettent de prétendre à une certaine valeur de vérité et de fonctionner comme la référence qui fait consensus. A ce titre, comme l’a montré Becker, il est véhiculé par des représentants dont, notamment, les entrepreneurs de morale. On peut considérer qu’en vertu de ce caractère social, ce cadre social normatif est impersonnel, du fait que ceux qui le véhiculent sont susceptibles de se référer préférentiellement au groupe pour en justifier le contenu.
Le cadre social normatif est également soutenu par sa forme légale – qui apparaît comme une forme particulière de la norme, qui dispose ainsi d’un pouvoir de contrainte selon les modalités de prescription / interdiction / sanction – et par des conséquences concrètes en cas de déviance – mesures de contention, de stigmatisation, de modification identitaire du déviant.
Quant aux modalités précises de la réaction sociale à une éventuelle déviance, elles dépendront de la (des) définition(s) qui sera(ont) donnée(s) de cette déviance. Ceci nous renvoie au concept de désignation secondaire que nous avons proposé plus avant.
L’énoncé individuel, par opposition, ne dispose pas de cet appareillage. Il ne fait pas « discours ». Il n’a pas d’emblée cette capacité d’imposition et sera dès lors susceptible de faire l’objet d’une comparaison avec le premier, qui se soldera par un jugement de conformité ou de déviance . C’est en effet dans la relation qu’il entretient avec le cadre social normatif que l’énoncé individuel produira ses effets.
Cet énoncé, qui se construit en référence au cadre social normatif, est le fait d’un individu qui s’engage personnellement – en son nom propre – dans ce qu’il dit.
En ce sens, on peut considérer que le cadre social normatif constitue l’identité sociale virtuelle d’un individu (la conformité supposée a priori), tandis que l’énoncé individuel représente la manifestation de son identité sociale réelle (c’est-à-dire sa représentation de sa déviance). D’où, d’ailleurs, le risque très réel de stigmatisation lorsque les contenus de ces deux discours divergent.
Au point de vue de la démarche de recherche, la comparaison de ces deux « discours » nécessite leur mise en évidence respective.
Nous l’avons fait, pour ce qui concerne le discours social, par la description de l’évolution historique du concept d’abus sexuel d’enfant et par la détermination de la représentation actuelle de ce même concept, à l’aide d’une revue de la littérature clinique et scientifique et de la description du cadre légal belge en la matière.
Nous allons dans la suite mettre en évidence les différentes logiques de rapport au cadre social normatif. La méthode, ici, sera différente. Il ne s’agit plus de faire une revue de la littérature, mais de se pencher sur les énoncés recueillis en situation clinique et lors d’entretiens individuels. Pour ce faire, nous avons élaboré un modèle d’analyse des énoncés individuels qui nous a permis de dégager les logiques.
5.1.1.2. La démarche générale de recherche
La démarche générale de recherche que nous suivons peut se schématiser de la manière suivante :
Méta-modèle Modèle Études de cas Matériel empirique
Interactionnisme symbolique
Théorie de la désignation
Étude de la déviance –
Rapports à la norme sociale
Logiques de rapports au cadre social normatif ISAE
Cadre social normatif
Énoncés individuels
Le matériel empirique représente un des pôles de la recherche. Il sera soumis à l’analyse lors des études de cas – du moins, pour ce qui concerne les énoncés individuels qui ne constituent en fait qu’une partie de ce matériel empirique, l’autre partie étant constituée de ce que nous appelons le cadre social normatif – et il s’en dégagera un modèle, de par son interaction avec le cadre théorique.
L’autre pôle de la recherche, que nous avons nommé le méta-modèle, correspond à la théorie générale à laquelle nous avons recours pour aborder le phénomène qui nous occupe. Ce méta-modèle propose un cadre de lecture qu’il sera possible d’appliquer à ce phénomène – rappelons que nous avons choisi l’interactionnisme symbolique, et plus spécifiquement la théorie de la désignation, en fonction de ses capacités d’ouvrir au maximum la perspective sur notre questionnement – et fournit les outils théoriques nécessaires à l’analyse du matériel empirique. Méta-modèle et matériel empirique occupent donc une place déterminante dans la construction du modèle qui finalisera les résultats de la recherche.
Le résultat de la recherche naît donc de la rencontre entre une vision théorique de la déviance et une analyse du matériel empirique, dans les études de cas. Ce que nous proposons dans cette recherche combine en effet une certaine vision du phénomène de la déviance et une confrontation à l’épreuve des faits que représente l’analyse des énoncés d’individus désignés comme étant déviants.
Ces deux faces du processus de recherche doivent être considérées comme interdépendantes. Ainsi, si l’on reprend la genèse de la recherche, c’est d’abord la réalité empirique qui s’est imposée à nous, par le biais des énoncés individuels qui ont fait surgir le questionnement. Mais ce questionnement n’aurait probablement pas émergé – en tout cas, pas sous la forme que nous proposons – si une sensibilité « constructiviste » n’était pas au rendez-vous. Ainsi, le matériel empirique a fait écho à une disposition théorique qui a permis de « l’entendre » d’une certaine manière. Par ailleurs, cette disposition à entendre le matériel empirique d’une façon spécifique a permis de poursuivre et d’approfondir la réflexion sur ce matériel, d’en réaliser l’analyse, pour aboutir enfin à la proposition d’un modèle visant à la compréhension de différentes logiques de rapport au cadre social normatif.
L’interdépendance entre les deux faces du processus implique, nous venons de le souligner, le traitement particulier du matériel empirique, sur base de l’option théorique choisie. Mais d’autre part, il faut également souligner l’influence du matériel empirique sur la théorie. S’agissant d’une démarche inductive , qui part de l’observation pour aboutir à la construction d’un modèle, il faut considérer que le modèle que l’on vise est en fait toujours une construction provisoire, dépendant pour sa validation ou son invalidation, de sa capacité à rendre compte de l’ensemble du matériel empirique qu’on lui demande d’expliquer . Le modèle, donc, est toujours mis en question par l’empirique. Le matériel empirique occupe de ce fait une place centrale dans la démarche de recherche.
In fine, la démarche que nous suivons dans cette recherche correspond à la philosophie de la « grounded theory » telle que décrite par Demazière et Dubar : « « une théorie fondée est une théorie qui découle inductivement de l’étude du phénomène qu’elle présente. C’est-à-dire qu’elle est découverte, développée et vérifiée de façon provisoire à travers une collecte systématique de données et une analyse des données relatives à ce phénomène. Donc collecte de données, analyse et théorie sont en relations réciproques étroites. On ne commence pas avec une théorie pour la prouver par la suite. On commence plutôt avec un domaine d’étude et on cherche à faire émerger ce qui est pertinent pour ce domaine ».(…) La théorie doit être « adaptée », « ajustée » aux données, elle doit permettre un va-et-vient avec les données dont elle résulte. Elle ne doit pas être plaquée sur les données, mais issue de leur traitement, adéquat à leurs caractéristiques. La théorie doit pouvoir « travailler » les données, elle doit être féconde, capable d’éclairer ce qui est obscur, d’expliquer les conduites présentées dans les données. La théorie n’est donc ni une simple « mise en forme » des données, ni une entité extérieure et « surplombante ». Elle est le produit des transformations successives des données par le travail de recherche » .
La place centrale des données empiriques recueillies – cadre social normatif et énoncés individuels – est donc clairement affirmée dans la démarche de recherche. Elles ne sont pourtant pas, à elles seules, suffisantes, car il faut une démarche d’analyse pour en faire ressortir les éléments concourant à la construction du modèle (de la théorie, dans la citation qui précède).
Nous allons montrer dans ce qui suit que le modèle d’analyse utilisé dans cette recherche résulte lui aussi de cette interaction entre théorie et matériel empirique.
5.1.2. L’émergence du modèle d’analyse : les registres « Personne », « Dyade » et « Société »
Il fait partie de l’histoire de cette recherche que la construction du modèle d’analyse résulte de deux rencontres.
La première fut la rencontre d’un texte de Robert Steichen , dans lequel il aborde la question de l’identité. Pour lui, la définition du phénomène identitaire implique la définition de trois identités présentes simultanément : l’identité de l’individu, l’identité de la personne et l’identité du sujet, qui chacune se réfère à une dimension spécifique de l’être humain. L’identité individuelle renvoie à l’appartenance à une catégorie collective, l’identité personnelle, à l’expérience de la présence à l’autre, et l’identité du sujet, à la référence au système langagier des signifiants et des signifiés.
Le contenu de cette analyse n’est pas de prime abord en rapport avec notre propre recherche . Là où pourtant cette approche est d’un intérêt direct pour ce qui nous occupe, c’est dans le fait que Steichen propose une démarche de compréhension de la réalité qui implique l’utilisation d’une lecture sur plusieurs dimensions. D’une part, chaque dimension offre une perception spécifique d’un aspect de cette réalité; la distinction des différentes dimensions étant par ailleurs justifiée par le fait que l’on peut les considérer comme des entités différenciées, ayant leur cohérence interne, et susceptibles chacune d’une analyse spécifique. D’autre part, lorsqu’elles sont envisagées de manière simultanée, elles conduisent à une compréhension plus globale de la réalité observée; les différentes dimensions étant alors considérées comme constitutives d’une réalité plus vaste.
La seconde rencontre fut celle du terrain, représenté par les énoncés des individus. La confrontation, dans le cadre clinique, aux productions écrites et langagières des individus a fait apparaître qu’ils ont différentes manières de se positionner par rapport aux ISAE. Elles consistent à se situer par rapport à la matérialité des faits qui leur sont attribués, à attribuer le cas échéant un sens spécifique aux ISAE qu’ils reconnaissent, à admettre ou à s’opposer au cadre social normatif en reconnaissant ou non la pertinence des lois – et donc des sanctions – auxquelles ils sont confrontés, etc., une manière de s’exprimer qui, en définitive, les amène à se situer dans l’alternative adhésion / opposition à la version officielle des faits et au cadre social normatif.
De ces manières de se positionner a découlé une manière de « lire » ces énoncés : lorsqu’ils s’expriment à propos des ISAE, les individus adoptent un point de vue qui évoque soit leur rapport au cadre social normatif, soit leur version de ce qui s’est passé dans les interactions sexuelles concrètes qu’ils ont eues avec des enfants, soit encore leur réalité personnelle par rapport à la sexualité avec des enfants. Cette manière de « lire » les énoncés est devenue notre modèle d’analyse. Nous parlerons, pour qualifier ces trois points de vue possibles, des « registres » d’énoncés.
La « rencontre de ces rencontres », d’une démarche théorique et des productions du terrain, a donc donné naissance au modèle d’analyse que nous avons utilisé pour la mise en évidence des différentes logiques de rapport au cadre social normatif. Ce modèle d’analyse est conçu analogiquement au modèle proposé par Steichen et y intègre les trois registres que nous avons mis en évidence dans les énoncés individuels.
Les trois registres peuvent se comprendre comme suit :
Le registre de la « personne » (registre P) représente « ce que je dis de moi à propos de mes interactions sexuelles avec les enfants ». C’est dans ce registre que va apparaître ce que vit, ce que désire l’individu par rapport à la sexualité entre l’adulte et l’enfant. On va notamment retrouver dans ce registre les éléments relatifs à l’attirance (ou la non-attirance) sexuelle de l’individu vis-à-vis des enfants, les hypothèses explicatives qu’il fournit par rapport à ses comportements d’ISAE, les éléments de son histoire personnelle (enfance, éducation, …) qu’il met en relation avec les ISAE, les éléments de contexte qu’il évoque dans ses explications (état particulier lors des ISAE…).
Le registre de la « société » (registre S) représente « ce que je dis à propos des normes sociales concernant les interactions sexuelles entre adultes et enfants ». Ce registre décrit, en d’autres mots, la position que prend l’individu par rapport au cadre social normatif, ce qu’il en pense, s’il y adhère ou s’y oppose. On retrouvera donc ici tous les énoncés relatifs à ce cadre, mais l’on y intègrera également tout ce qui concerne les normes en vigueur dans la communauté d’appartenance quotidienne de l’individu, famille et communauté plus large.
Le registre de la « dyade » (registre D) représente « ce que je dis à propos de la façon dont se déroulent mes interactions sexuelles avec les enfants ». L’utilisation du terme « dyade » renvoie précisément à une interaction particulière qui implique deux individus bien identifiés. C’est donc ici de l’action, de l’interaction sexuelle concrète entre l’adulte et l’enfant qu’il s’agit. Nous retiendrons donc dans ce registre tous les énoncés qui concernent des enfants tout à fait précis, identifiés comme des individus et différenciés de la masse de tous les enfants.
Il s’agira dans ce registre, de détailler chaque expérience dyadique que l’individu relate, qu’il s’agisse d’ISAE avec des enfants différents ou de différentes ISAE avec le même enfant.
Le registre de la dyade va également représenter la gestion de la relation entre le registre P et le registre S qu’opère l’individu : comment il gère ses désirs, ses problèmes personnels (P) et leurs rapports au cadre social normatif (S), dans une interaction sexuelle avec l’enfant (D), dont il dira qu’elle est – ou non – transgressive.
Afin de mieux rendre compte de la simultanéité des registres et des éventuelles relations causales (représentées graphiquement par les flèches) que l’individu propose entre deux registres, nous avons travaillé pour l’analyse avec la représentation schématique suivante :
Personne
Dyade Société
Nous appellerons « logique » une configuration particulière des registres. En d’autres termes, un seul registre ne permet pas de définir à lui seul la logique dans laquelle s’inscrit l’individu. Pour connaître cette logique, il est donc nécessaire de croiser les registres D et S. Notre recherche portant sur le rapport au cadre social normatif, c’est en effet ces deux registres là qui sont pris en compte. Le registre P, quant à lui, s’il n’entre pas directement en compte dans la détermination des logiques, va nous éclairer sur les motivations de l’individu quant à la réalisation pratique d’ISAE, ainsi que sur son niveau de compréhension de ses propres comportements.
Nous pouvons alors opérationnaliser notre hypothèse de la manière suivante : l’hétérogénéité dans les rapports que les individus adultes qui ont été impliqués dans des ISAE entretiennent avec le cadre social normatif peut être mise en évidence par une analyse des énoncés qu’ils produisent à propos des ISAE. L’analyse de ces énoncés se réalise grâce à une grille de lecture qui différencie trois registres d’énoncés (P, D, S), portant chacun sur une face particulière de leur position au cadre social normatif. Les différents rapports au cadre social normatif sont objectivés sous la forme de logiques, qui consistent en des configurations particulières issues du croisement des différents registres.
***
La modélisation des différentes logiques de rapport au cadre social normatif se réfère donc à une démarche d’analyse qui prend en compte et combine les différentes facettes de la réalité vécue par les individus apparaissant dans les « registres » qu’ils expriment dans des énoncés.
Nous avons défini l’énoncé comme un type de discours tout à fait spécifique, qui implique un engagement personnel et qui, à ce titre, met l’individu face à un risque de stigmatisation.
La production de ces énoncés n’est pas le fait de n’importe qui. Elle émane d’individus qui reconnaissent avoir été impliqués dans des ISAE et qui sont capables de s’exprimer à ce sujet. Ce qui représente deux limites de l’échantillon que nous avons étudié qui, dès lors, ne représente pas la totalité du phénomène des ISAE.
D’autre part, la production de ces énoncés ne se fait pas n’importe comment. Elle résulte d’une interaction entre les individus et le chercheur, dans le cadre particulier d’une situation clinique.
Ce sont ces différentes facettes du recueil des données qui nous abordons ci-dessous.
5.2. Recueil des données
La problématique du recueil des données se réfère donc à trois questions principales.
Qui ? Question qui renvoie à l’échantillon qui a fait l’objet de notre recherche. Quels sont les individus que nous avons retenus et pour quelles raisons ? Quelles sont les limites inhérentes à ces choix ?
Comment ? Ce qui nous renvoie au contexte dans lequel a lieu la recherche. Quelles sont ses caractéristiques et ses implications ?
Quoi ? Où l’on s’attarde aux techniques de recueil de données et à leur cohérence par rapport au contexte de la recherche.
Nous allons tâcher ici d’y répondre dans l’ordre.
5.2.1. La constitution de l’échantillon
Deux critères principaux nous ont guidé dans l’établissement de l’échantillon. Ils découlent directement du questionnement à la base de la recherche.
S’agissant d’interroger le rapport au cadre social normatif chez les individus impliqués dans des ISAE, l’échantillon devait donc logiquement se composer d’individus qui, d’une part, reconnaissent avoir été impliqués dans de telles interactions et d’autre part, produisent des énoncés à propos de ces ISAE (et donc, analysables selon le modèle d’analyse P-D-S que nous avons proposé).
Ces deux critères fonctionnent comme les limites d’inclusion / exclusion de l’échantillon.
5.2.1.1. Les limites de l’échantillon
Nous attribuons une double acception au terme « limite » dans le cas présent. Dans un premier temps, il s’agit de désigner ainsi les critères d’inclusion et d’exclusion dans l’échantillon, tel que nous venons de les définir ci-dessus. Ensuite, il s’agit des conséquences qui découlent de cette circonscription, à savoir le cadrage de la validité et de la portée des résultats que permet l’échantillon retenu.
5.2.1.1.1. Le critère de la reconnaissance des faits
Le premier critère d’inclusion dans l’échantillon concerne les individus qui reconnaissent avoir été impliqués dans des interactions sexuelles avec des enfants. Il faut y apporter quelques précisions.
Tout d’abord, lorsque nous considérons comme pouvant entrer dans l’échantillon tout individu qui reconnaît son implication dans une ISAE, nous ne prenons en compte que la dimension matérielle de celle-ci, peu importe la signification que l’individu donne à cet acte. Ainsi, il faut faire la distinction entre d’une part la reconnaissance des faits et d’autre part la reconnaissance de la responsabilité ou de la culpabilité, ou même encore la reconnaissance du caractère sexuel de l’interaction .
Ensuite, nous ne retenons que les individus ayant eu des contacts physiques avec des enfants (attouchements sexuels et relations sexuelles). Nous excluons ainsi d’autres comportements désignés comme sexuellement déviants, comme l’exhibitionnisme ou tous autres comportements qui sont légalement qualifiés d’outrages aux mœurs. Nous avons voulu cette restriction pour des raisons de cohérence. Nous voulions en effet un échantillon qui présente une certaine homogénéité pour ce qui concerne les modalités pratiques des ISAE. Nous avons situé cette homogénéité dans le fait que tous les individus que nous avons retenus ont accédé concrètement au corps de l’autre – plus spécifiquement (mais pas exclusivement) aux zones sexuelles – au cours des ISAE .
Par ailleurs, nous ne retiendrons comme ISAE que celles qui impliquent des enfants dont l’âge entraîne au niveau légal un postulat de non-consentement. Ainsi, nous ne prendrons en compte que des ISAE impliquant des enfants de moins de 16 ans .
Enfin, et nous touchons là déjà à la question du contexte de la recherche, nous n’avons pris en compte que des individus inscrits dans un programme thérapeutique spécifique pour les déviants sexuels.
Cette caractéristique de l’échantillon s’explique par des raisons pratiques. Tout d’abord, le contexte du programme thérapeutique est celui où a émergé notre questionnement. Il nous semblait donc cohérent de poursuivre la recherche dans le cadre « naturel » où elle est née. Ensuite, ce contexte résout le problème de l’accessibilité aux individus impliqués dans des ISAE.
Cette dernière restriction opère également une sélection dans la population des individus concernés par les ISAE. Prendre en compte ceux qui sont inscrits dans un programme thérapeutique signifie en effet retenir les individus qui sont engagés dans un processus de désignation, dont ils ont franchi (ou ont encore à franchir) plusieurs étapes.
Ce processus de désignation débute par la mise au jour des ISAE, généralement par la révélation qu’en fait l’enfant, ou par la constatation, par une tierce personne, de leur existence. Beaucoup plus rarement, il s’agit d’un auto-signalement par l’individu qui les pratique. S’agissant de faits criminalisés, la désignation initiale – nous l’appellerions volontiers « primaire », en référence à la distinction théorique que nous avons proposée – est souvent – mais pas toujours – suivie d’une plainte, qui initie un processus judiciaire. L’algorithme proposé ci-après en synthétise les différentes étapes et les différentes options possibles.
Algorithme synthétique du parcours judiciaire
Nous avons indiqué sur cet algorithme les cinq « moments » où l’individu inculpé ou condamné pour des faits de mœurs peut se voir amené à s’engager, en vertu de la législation belge, dans un programme de « guidance ou traitement ». Il s’agit des situations de mesures alternatives à la détention préventive (2), de sursis partiel et de libération conditionnelle (4), de sursis total et de suspension du prononcé (5). Il en va de même pour les personnes internées (3 et 6). Par ailleurs, il faut également souligner la possibilité qu’un individu demande un suivi thérapeutique sans qu’il y ait de contrainte judiciaire (1), ce qui nous situe alors dans un autre cadre juridique que les situations précédentes .
Ainsi, l’individu susceptible d’entrer dans notre échantillon aura déjà été inscrit dans un processus qui, à l’une ou l’autre de ses étapes, l’amènera en thérapie. Ce processus qui résulte, nous venons de le souligner, de la désignation, peut conduire très vite à la thérapie lorsque par exemple la mise au jour des faits amène l’individu à consulter, généralement sous la pression de tiers comme la famille. Lorsqu’une procédure judiciaire est entamée, c’est essentiellement l’attitude de l’individu qui conduira le magistrat à proposer des mesures alternatives à la détention préventive ou à la peine effective – incluant obligatoirement une guidance ou un traitement – plutôt que des mesures d’enfermement telles que la détention préventive ou la prison ferme. La position qu’adoptera l’individu par rapport à la matérialité des faits sera là déterminante.
Trois étapes sont donc déterminantes et discriminantes pour qu’un individu soit susceptible d’entrer dans notre échantillon. La première est la mise au jour des faits. Quelle que soit la manière dont elle a lieu, il est nécessaire que l’existence des ISAE soit dite, c’est-à-dire qu’elle quitte le secret de l’interaction qui n’implique que l’individu adulte et l’enfant. La seconde est la reconnaissance de ces faits par l’individu. Ces deux premières étapes étant nécessaires à l’entrée dans l’échantillon. Enfin, la troisième étape concerne l’acceptation d’un suivi thérapeutique par l’individu, ce qui constitue une condition qui, si elle n’est pas strictement nécessaire – dans le sens où un individu qui reconnaîtrait les faits sans être engagé dans une thérapie répond aux conditions de ce premier critère et donc susceptible d’être valablement concerné par les résultats de la recherche – répond à une contingence « pratique » découlant de la décision de centrage et de délimitation que nous avons prise.
Ce premier critère de constitution de l’échantillon ne représente donc pas l’ensemble des situations possibles que l’on est susceptible de rencontrer parmi les individus concernés par les ISAE. En référence à la typologie des comportements déviants que propose Becker , nous dirions que notre échantillon se limite aux individus « pleinement déviants », c’est-à-dire les individus qui transgressent réellement la norme et qui sont perçus comme déviants, soit de manière « officielle » lorsqu’ils font l’objet de mesures judiciaires, soit de manière « officieuse », lorsque le « traitement social » de cette déviance n’inclut pas de mesures judiciaires.
5.2.1.1.2. Le critère de la production d’énoncés
Le second critère que nous retenons concerne la production des énoncés individuels. Il s’agit pour nous de prendre en compte dans l’échantillon des individus qui ont la capacité de s’exprimer à propos des ISAE dans lesquelles ils ont été impliqués. Ces énoncés sont, en effet, le matériel de base sur lequel nous réaliserons le travail d’analyse. Il est donc nécessaire que nous y ayons accès afin d’en dégager les registres et de mettre en évidence les logiques de rapport au cadre social normatif.
Les individus qui répondent au premier critère ne répondent pas tous au second. Ainsi, des individus reconnaissent la matérialité des ISAE dans lesquelles ils ont été impliqués, mais ne savent rien en dire de plus. Lorsque cette incapacité est persistante, il n’est pas possible d’avoir accès au rapport que ces individus entretiennent avec le cadre social normatif. Dans ce cas, outre les différentes logiques que nous mettrons en évidence, nous utiliserons le concept de « reste », qui représente cette inconnue liée à l’absence d’énoncé permettant de situer l’individu dans son rapport au cadre social normatif.
L’existence de ce « reste » a quelque intérêt. Bien que le modèle que nous proposons et que nous détaillerons dans ce qui suit balaie l’ensemble des possibilités logiques de rapport à la norme – dans les limites, bien entendu, des variables utilisées -, le « reste » montre qu’il existe des individus qui, pour une raison ou une autre, n’entrent pas dans le modèle que nous avons construit. A ce titre, nous maintiendrons ce « reste » à côté des logiques mises en évidence, qui rappelle que le modèle proposé n’est, finalement qu’une construction limitée.
5.2.1.1.3. La détermination logique des possibilités : la table de vérité
Une « table de vérité » est un procédé logique qui met en lumière toutes les combinaisons possibles d’un ensemble donné de propriétés pour créer des types .
Ainsi, pour la constitution de notre échantillon, nous avons considéré deux variables – deux prédicats, pour reprendre le terme que Becker emprunte à Danto – : la « reconnaissance des faits » et la « production d’énoncé individuel ». Ces deux prédicats sont dichotomiques, c’est-à-dire qu’ils ne permettent que deux modalités, « oui » ou « non ».
Lorsque le prédicat « production d’énoncé individuel » est positif – quand l’individu produit effectivement ces énoncés – nous avons accès aux deux registres D et S , que nous prenons en compte pour la détermination du rapport de l’individu au cadre social normatif. Chacun de ces registres peut également être considéré de manière dichotomique, le registre « S » étant partagé entre « conformité » et « non-conformité » (au cadre social normatif) et le registre « D », entre « non-transgression » et « transgression » (du cadre social normatif).
On peut dès ce moment construire la table de vérité qui déterminera l’ensemble des combinaisons logiques possibles et donc le nombre de types (de « logiques », selon notre terminologie) théoriquement possibles en fonction des prédicats retenus :
Prédicat 1
Reconnais-sance des faits Prédicat 2
Production d’énoncé individuel
Registre S
Registre D444 Types :
Logiques de rapport au cadre social normatif
oui oui conformité non-transgression « Jeu avec la limite »
oui oui conformité transgression « Mise entre parenthèses de la norme »
oui oui non-conformité non-transgression « Sous-culture »
oui oui non-conformité transgression « Opposit° au cadre social normatif »
oui non « Reste »
oui non « Reste »
oui non « Reste »
oui non « Reste »
non oui conformité
non oui conformité
non oui non-conformité
non oui non-conformité
non non
non non
non non
non non
On constate par cette table de vérité que les résultats que nous obtenons – les quatre logiques annoncées – représentent une partie seulement du phénomène des individus ayant été impliqués dans des ISAE. Les logiques que nous mettons en évidence ne concernent de ce fait qu’une partie limitée de la population des individus ayant eu des ISAE, et d’autres résultats sont théoriquement envisageables.
Mais, dans les limites de l’échantillon que nous prenons en compte, d’un point de vue logique, les résultats couvrent l’ensemble des possibilités théoriques.
Nous obtiendrons ainsi, dans les limites strictes de notre échantillon, la typologie suivante :
Transgression CSN (D) Respect CSN (D)
Conformité CSN (S) Logique : « mise entre parenthèses de la norme » Logique : « jeu avec la limite »
Opposition CSN (S) Logique : « opposition au cadre social normatif… » Logique : « sous-culture »
Pour être tout à fait précis, nous dirons donc que les logiques que nous avons dégagées concernent le rapport au cadre social normatif chez des individus qui reconnaissent avoir été impliqués dans au moins une ISAE et qui ont produit des énoncés individuels à ce propos.
La délimitation de l’échantillon a donc, nous le disions au début de ce point, des conséquences quant à la portée des résultats obtenus. Les limites que nous avons posées semblent toutefois pertinentes, en rapport à notre questionnement. Elles assurent une certaine homogénéité – au niveau des faits -, concernent des individus qui reconnaissent leur implication dans des ISAE et qui ont la capacité d’en parler.
Notons enfin que la constitution de l’échantillon n’est pas postérieure à la détermination de notre question de recherche. Au contraire, nous pouvons penser, avec le recul, que c’est l’échantillon – autrement dit, ce sont les individus qui constituent l’échantillon – qui a produit l’événement fondateur de notre questionnement. Ainsi, c’est parce que ce sont des individus qui reconnaissent leurs actes, et parce qu’ils en parlent et se situent par rapport au cadre social normatif, que notre questionnement tel que nous l’avons formulé est né et a une pertinence. De ce fait, intégrer dans notre échantillon d’autres individus, comme par exemple ceux qui ne reconnaissent pas les ISAE dont ils sont accusés, modifierait en profondeur notre question de recherche.
5.2.1.2. Une question de terminologie
Notre projet de recherche visant à la mise en évidence des rapports que l’individu entretient avec le cadre social normatif, la terminologie que nous employons a quelque importance.
Nous avons mentionné la nécessité de « casser l’objet » et de recourir, pour ce faire, à une terminologie la plus descriptive possible afin de laisser la possibilité à l’individu de définir sa réalité comme il l’entend. C’est en effet le sens que l’individu attribue à ses comportements qui nous importe. Il faut de ce fait éviter que la terminologie induise un sens qui, justement, n’est pas celui que véhicule l’individu. Un individu, qui du point de vue social serait qualifié d’abuseur sexuel, ne se reconnaît pas nécessairement dans cette définition et peut proposer de son côté une définition alternative qui rencontre mieux sa propre version des choses.
C’est ainsi que nous avons choisi d’exprimer les faits étudiés en terme d' »interaction sexuelle adulte-enfant » (ISAE).
Nous procéderons de la même manière pour qualifier les individus dont nous analysons les énoncés. Nous les évoquerons en parlant « d’individus impliqués dans des ISAE ». Il faut entendre par là les individus qui entrent dans notre échantillon, c’est-à-dire des individus qui reconnaissent la matérialité des ISAE et qui produisent des énoncés à ce propos, ce que nous avons condensé dans notre terminologie, afin de la rendre praticable dans l’exposé.
5.2.2. Le recueil des données : caractéristiques et contexte.
Si l’on s’intéresse maintenant au contexte dans lequel sont produites et recueillies les données, il faut s’arrêter à ses deux caractéristiques principales.
Tout d’abord, les données que nous visons à recueillir ont ceci de particulier qu’elles concernent des comportements socialement considérés comme déviants. Ainsi, elles se distinguent d’autres données moins sensibles, car leur divulgation est susceptible de provoquer pour leur auteur une désignation en terme de déviance, avec toutes les conséquences que cela peut entraîner.
Ensuite, le contexte dans lequel nous avons recueilli ces données est inhabituel, du moins dans une démarche de recherche qui s’inspire de la sociologie compréhensive, en ce qu’il s’agit de situations cliniques où nous occupons une position de chercheur, mais également de thérapeute.
Nous allons montrer dans ce qui suit que le contexte clinique / thérapeutique peut être adéquat pour recueillir ces données, qu’il peut même favoriser l’émergence des énoncés individuels que nous recherchons.
5.2.2.1. La question de la déviance
Dans « Outsiders », Becker précise ce qui selon lui représente l’attitude conseillée au chercheur qui désire étudier des phénomènes de déviance : « Il n’est pas facile, écrit-il, d’étudier les déviants, car ceux-ci sont tenus pour des étrangers par le reste de la société, et ils ont eux-mêmes tendance à considérer que le reste de la société leur est étranger; le chercheur qui prétend découvrir les phénomènes de déviance doit donc franchir de sérieux obstacles avant d’être admis à voir les choses qu’il lui faut voir. Puisque l’activité déviante risque d’être sanctionnée si elle apparaît au grand jour, elle est de celles que l’on cache et non de celles qu’on exhibe et dont on se vante auprès des étrangers. Celui qui étudie la déviance doit convaincre les personnes auxquelles il s’intéresse qu’il ne les mettra pas en danger et que leurs révélations ne leur porteront pas tort. Par suite, le chercheur doit participer intensivement et continuellement à l’existence des déviants qu’il veut étudier, de telle sorte qu’ils apprennent à le reconnaître et puissent juger si ses activités sont susceptibles de nuire aux leurs » .
Ce que propose Becker, ce sont deux conditions nécessaires pour l’abord des individus désignés comme déviants. La première concerne la confidentialité des données. Elle semble évidente et fait d’ailleurs partie des pratiques classiques de la recherche. La seconde condition porte sur la nécessité, pour le chercheur, d’acquérir la collaboration de l’individu déviant. Elle implique une relation à plus ou moins long terme qui, progressivement, permet au chercheur d’accéder à la réalité des délinquants.
Pour ce qui nous concerne, il ne s’agit pas de participer, comme l’a fait Becker, à l’activité déviante des individus. Nous visons uniquement à avoir accès à ce que peuvent en dire les individus. Les conditions posées par Becker pour l’abord des phénomènes de déviance s’appliquent toutefois à notre recherche.
D’une part, la condition de confidentialité est essentielle. Les individus qui nous intéressent ont posé des actes qui leur font risquer des sanctions pénales lourdes en cas d’intervention judiciaire. Certains ont d’ailleurs déjà été condamnés au moment de la recherche, d’autre pas . En tous les cas, nous avons de par les énoncés produits par les individus, des informations qui régulièrement peuvent faire l’objet de poursuites pénales , et l’individu qui partage ces informations avec nous ne le fait que parce qu’il sait qu’il est dans un contexte de confidentialité.
Dans le contexte spécifique de notre recherche, la situation clinique, outre l’assurance que le chercheur peut donner à l’individu de la confidentialité des propos recueillis, il existe des obligations légales de secret professionnel qui contraignent le clinicien à cette confidentialité .
Par ailleurs, beaucoup des individus impliqués dans des ISAE que nous avons interrogés se trouvent en situation de contrainte judiciaire, ce qui signifie que l’équipe de santé spécialisée qui se charge de la guidance ou du traitement est tenue de transmettre régulièrement un certain nombre d’informations aux autorités judiciaires. Ces informations se limitent aux dates et heures des rendez-vous fixés, aux absences non justifiées, à la cessation unilatérale du traitement par l’individu concerné, aux difficultés survenues dans la mise en œuvre de la guidance ou du traitement, ainsi qu’aux situations comportant un risque pour les tiers . L’individu concerné reçoit systématiquement une copie de ces informations.
Les individus engagés dans le cadre thérapeutique sont informés de manière complète de ces conditions de confidentialité.
D’autre part, la nécessité de gagner la collaboration de l’individu afin qu’il nous livre ses énoncés à propos de ses pratiques déviantes passe par une attitude du chercheur / thérapeute qui doit montrer une réelle volonté d’écoute et de compréhension du point de vue de l’individu, du processus qui le conduit à l’ISAE, de la logique qu’il développe par rapport au cadre social normatif. Ainsi, le temps est-il un paramètre important dans une telle démarche de recherche. Le type d’interaction entre le chercheur et l’individu qui permettra un échange sur ces pratiques déviantes n’est pas acquis a priori. Au contraire, l’interaction va se construire progressivement, passer par des moments de crainte, de méfiance – parfois réciproques – pour finalement peut-être parvenir à une relation de collaboration où les deux protagonistes impliqués vont viser un but commun qu’est la compréhension du sens des ISAE.
Comprendre, dans ce contexte, ne signifie pas pour autant accepter les comportements d’ISAE. Le chercheur – comme le thérapeute – gagne selon nous à exprimer clairement sa position par rapport à de tels actes à l’individu qui les a commis. Kaufmann, d’ailleurs, préconise de se comporter de manière semblable dans sa méthode de conduite des entretiens compréhensifs : « il est donc possible et même conseillé de ne pas se limiter à poser des questions : de rire, de s’esclaffer, de complimenter, de livrer brièvement sa propre opinion, d’expliquer un aspect des hypothèses, d’analyser en direct ce que vient de dire l’informateur, voire de le critiquer et de manifester son désaccord. Empathie rime avec sympathie, et l’enquêteur doit avant tout être aimable, positif, ouvert à tout ce que dit son vis-à-vis. Toutefois, ce comportement de base une fois posé, il devient possible et intéressant d’avancer des points limités de désaccord, qui permettent à l’enquêteur d’être plus authentique et qui souvent dynamisent le débat » .
C’est l’attitude que nous avons adoptée, et il apparaît qu’elle est in fine appréciée par l’individu impliqué dans des ISAE, qui y voit généralement un signe de respect, en ce qu’il nous est possible de le considérer comme un individu digne d’intérêt malgré les actes commis – aussi bien dans la démarche thérapeutique que dans la démarche de recherche, il y perçoit que nous faisons une différence entre ce qu’il fait et ce qu’il est -, sans chercher à le tromper en cachant nos véritables sentiments.
Pour atteindre ces deux conditions de l’étude de la déviance, le cadre clinique comme moyen d’accéder aux énoncés des individus nous semble praticable. C’est en effet un cadre protégé par l’obligation de secret qui l’entoure et c’est un cadre qui place les individus et le chercheur / thérapeute dans une perspective d’interaction à long terme.
Ce cadre a, bien sûr, ses limites et ses contraintes. Il nous faut à ce propos revenir sur les modifications identitaires spécifiques au contexte thérapeutique que peut y connaître l’individu, ainsi que sur les aspects plus généraux de contrainte que le processus global de désignation – dans lequel prend place « l’épisode » de la thérapie – inflige aux individus qui en font les frais.
5.2.2.2. Le cadre thérapeutique comme contexte de recueil des données
Le contexte thérapeutique doit donc être replacé dans le cadre plus général de la réaction sociale lors d’une désignation de déviance.
C’est par le fait de la désignation secondaire, qui entraîne et détermine les conséquences de la désignation, que la thérapie fait partie de la carrière de l’individu impliqué dans des ISAE.
Dans le processus de désignation, l’individu impliqué dans des ISAE se voit généralement engagé dans des interactions avec des « entrepreneurs de morale » judiciaires , interactions dans lesquelles il se verra attribuer un nouveau statut. L’acquisition de ce nouveau statut – et plus généralement, l’objectif de ces interactions – se base sur la reconnaissance de faits délictueux, leur traduction en termes légaux et l’attribution à l’individu d’un statut de délinquant en rapport à la qualification légale des faits et leur sanction prévue. C’est donc l’agir de l’individu et son « objectivation », tant dans les faits que dans le code pénal qui importe ici.
Cette réponse répressive aux ISAE n’est plus la seule actuellement, car en conséquence de ce statut judiciaire qu’ils viennent d’acquérir – soit prévenu en aveux, ou condamné avec des conditions probatoires, ou libéré conditionnel, ou encore interné – les individus impliqués dans des ISAE se voient proposer une guidance et un traitement.
La décision d’intégrer une relation thérapeutique – officiellement appelée « guidance ou traitement » – dans la réponse sociale découle du constat, politiquement affirmé, que la seule réponse répressive « n’est pas suffisante pour prévenir la récidive de l’abus sexuel et qu’il s’agit alors de prévoir une aide spécialisée visant à aborder les problèmes complexes à l’origine de ces abus sexuels » .
Cette décision repose sur un présupposé, celui d’une carence ou d’une pathologie chez l’individu désigné, qui peut être comblée ou soignée par l’intervention thérapeutique. L’individu n’est plus seulement un délinquant, il a également des « problèmes complexes ». Ou, plus précisément, il est délinquant parce qu’il a des « problèmes complexes ».
Ainsi, l’arrivée de l’individu dans le cadre thérapeutique coïncide-t-elle avec ce que Goffman appelle une « transformation structurelle de sa situation sociale » : le « discours social », par le fait de la désignation secondaire « légale », avait déjà entraîné la modification de la situation sociale de l’individu en lui attribuant une identité de délinquant et un traitement subséquent. Il prévoit également, nous venons de le souligner, une désignation en terme de carence ou de pathologie, qui va impliquer l’intervention d’une nouvelle institution sociale, l’institution thérapeutique.
5.2.2.2.1. Le cadre thérapeutique
La rencontre thérapeutique comme nouveau cadre d’interaction va être l’occasion, pour l’individu et le thérapeute, de créer de nouvelles modalités d’interactions – la rencontre thérapeutique va mettre en présence deux interlocuteurs qui ne se sont jamais encore rencontrés et qui vont dès lors devoir établir les principes de leurs interactions qui vont non pas se focaliser sur la recherche de preuves comme c’était le cas dans les interactions « judiciaires », mais plutôt viser la compréhension et la résolution du problème -, de définir ainsi de nouveaux rôles – qui vont découler des préoccupations spécifiques à l’interaction thérapeutique, à savoir l’abord de la problématique particulière de l’individu, tâche pour laquelle l’individu comme le thérapeute vont devoir se définir mutuellement – et également de préciser les objectifs assignés à cette rencontre – viser la résolution des « problèmes complexes » de l’individu, en fonction de ses objectifs personnels, mais également, il ne faut pas l’oublier, en fonction de l’attente sociale d’évitement de la récidive.
Le cadre thérapeutique, donc, a ses spécificités en termes de modalités d’interaction, de rôles et d’objectifs. Il faut pourtant souligner, c’est peut-être évident, qu’il n’y a pas une thérapie de référence, qui ferait figure de paradigme unique, mais qu’au contraire, plusieurs modèles thérapeutiques existent, chacun déterminant ce qu’il considère être les règles de l’interaction, les rôles respectifs du thérapeute et de celui qui consulte, les objectifs thérapeutiques, le statut du discours de l’individu. Ce que nous venons de décrire ci-dessus n’est donc qu’un modèle parmi d’autres.
Mais quel que soit le modèle thérapeutique utilisé, c’est toujours une occasion d’accéder à un certain savoir sur l’individu qui vient consulter. Le cadre thérapeutique, en tant que lieu d’interaction, fonctionne donc comme une occasion de produire des données, utilisables pour la recherche. Nous considérons que c’est la manière dont le thérapeute envisage la thérapie – et donc, les rôles respectifs qu’il s’assigne à lui-même ainsi qu’à l’individu qui le consulte, autrement dit l’espace qu’il lui laisse pour la production d’énoncés – qui va déterminer le type de données qui seront produites et auxquelles il aura accès. Autrement dit, selon le modèle thérapeutique adopté, le cadre sera plus ou moins propice à la production de données par l’individu qui consulte, et leur utilisation sera plus ou moins aisée et pertinente dans un cadre de recherche.
Il est donc nécessaire ici d’exposer notre propre vision de la relation thérapeutique – la manière dont nous concevons ce cadre spécifique, dont nous entrevoyons cette interaction particulière – car c’est l’indication des conditions de production et de recueil des données.
5.2.2.2.2. La représentation de l’interaction thérapeutique
Pour ce qui nous concerne, cette interaction se caractérise par trois aspects : l’individu qui consulte – en l’occurrence, celui qui est impliqué dans des ISAE – est placé en position d’expert de sa propre réalité; le thérapeute, lui, est placé en position de non-savoir par rapport au contenu de la réalité de l’individu (mais il dispose par ailleurs de son propre cadre théorique dans lequel il dispose d’outils pour la clinique); la thérapie se conçoit comme une rencontre, évolutive, dans laquelle l’individu construit du sens par rapport à sa réalité – d’un point de vue de chercheur, il produit alors des données – et envisage avec le thérapeute les pistes d’évolution.
Notre conception de la relation thérapeutique est, de par ces aspects, voisine des principes directeurs du constructionnisme social, dont la proximité avec l’interactionnisme symbolique est par ailleurs établie .
Pour les tenants du constructionnisme social, la relation interindividuelle – l’interaction – se trouve à la base de la construction de la réalité sociale. Il n’existerait pas de « réalité objective » à laquelle nous aurions accès en dehors de l’interaction, mais c’est au contraire uniquement par l’interaction – donc, uniquement par la communication – que nous pouvons accéder à cette réalité. La réalité, dès lors, est construite dans la relation. Ainsi, pour Gergen, un des théoriciens du constructionnisme social, « Les dialogues constructionnistes se penchent (…) sur notre manière de construire nos entendements du monde et de nous-même à partir du langage à disposition. Ce qui signifie que les événements du monde ne déterminent pas les descriptions que nous en faisons et les explications que nous en donnons, mais que, dans notre langage, les formes d’explications et de descriptions déterminent notre manière de rendre le monde intelligible. (…) Les dialogues constructionnistes se penchent aussi sur les origines sociales de ces constructions. Plutôt que de considérer l’esprit individuel comme le point de départ de toute signification, ils sont attirés par l’origine de la relation. Tous les langages que nous utilisons pour décrire et expliquer le monde sont d’abord les produits d’une collaboration. Nous devons nous accorder sur nos distinctions, où et quand les appliquer. (…) Ludwig Wittgenstein l’a dit d’une autre manière : le langage individuel n’existe pas. Si vous possédiez un langage qui était vraiment le vôtre, vous ne pourriez pas communiquer; personne n’accepterait vos énonciations comme un langage et vous auriez toutes les chances d’être traité d’autiste ou de schizophrène. En allant jusqu’au bout de la réflexion, nous découvrons que tout ce que nous pensons vrai et bien, tout ce qui pour nous a de la valeur, tout ce qui nous procure de la joie dans la vie doit son origine à la relation. Comme l’a dit Martin Buber : « au commencement est la relation » » .
Cette primauté absolue de l’interaction dans la construction de la réalité implique le caractère changeant de cette dernière, puisqu’elle dépend précisément de l’évolution des interactions sociales. Vansteenwegen dira d’ailleurs à ce propos que « la viabilité des constructions dépend de leurs conséquences pour le groupe qui les érige, et de leur cohérence avec un ensemble plus large d’idées personnelles et sociales. Citons par exemple les différences de conceptions de ce que l’on nomme « un enfant » au sein de cultures variées, et à différentes époques de l’histoire. D’une certaine façon, on pourrait dire que l’enfant en tant que tel, a été inventé au dix-huitième siècle; auparavant, il n’y avait que de « petits adultes »… » .
A l’instar de l’interactionnisme symbolique, le constructionnisme social se caractérise donc par une vision relativiste et dynamique de la réalité. Ce sont les mots, produits de l’interaction, qui la définissent. Ces mots émergent dans des interactions toujours cadrées – le cadre étant, par ailleurs, également le résultat d’une construction par la communication au sein d’une interaction -, qui ne définissent donc à chaque fois qu’un espace de possibles.
Le relativisme, dans cette théorie de la réalité, provient du fait que précisément, aucune réalité n’est considérée comme « objective », mais au contraire, toutes sont considérées comme le produit de la communication. La réalité dépend donc du langage, dont les limites fixent également les limites de la réalité. La multitude, par contre, des interactions possibles – comme des dialectes, d’ailleurs – entraîne la possibilité d’une infinie variété des visions du monde, qui sont donc toutes, de ce fait, relatives.
L’aspect dynamique, lui, provient de la capacité d’évolution des interactions. La réalité étant conçue comme le résultat d’une conversation, elle évolue au rythme de cette conversation et n’est potentiellement jamais fixée : « la signification et la compréhension n’existent pas avant la production de langage. Dans ce contexte, la compréhension ne signifie pas que nous comprenons toujours l’autre personne. Au contraire, nous sommes seulement capables de comprendre à travers le dialogue, ce que l’autre personne est en train de dire. Cette compréhension est toujours contextualisée et n’est jamais valable une fois pour toute. En ce sens, elle demeure un processus « en cours » et jamais complètement achevé. Nous ne faisons que comprendre des descriptions et des explications, et non des événements; en effet, dans cette perspective, il n’y a jamais un simple événement à décrire, et aucune explication particulière ne couvre le nombre infini de significations possibles » .
L’identité individuelle n’échappe pas à cette règle, étant elle-même une part de cette réalité. Pour Gergen, « les significations, aussi bien que le sens du « moi » et les émotions, naissent dans un contexte intrinsèquement relationnel : non seulement le « je » et le « tu » ne se manifestent qu’au sein des dialogues permis par les relations humaines, mais l’identité elle-même est produite par des narrations issues d’échanges communs, les narrations du moi renvoyant en effet à des relations sociales bien plus qu’à des choix individuels; dans cette optique, même les émotions correspondent à des modes de fonctionnement social, car elles sont enchâssées dans des séquences et des scénarios communs » .
La conception de l’identité est ici à nouveau très proche de ce que propose l’interactionnisme symbolique. Pour Goffman, l’identité est toujours située, issue d’une interaction toujours cadrée, et évolutive en fonction des interactions dans lesquelles l’individu s’implique et de la réaction des autruis à la réponse que donnera l’individu à leurs attentes a priori. L’identité, donc, pour Goffman – comme pour la théorie de la désignation, d’ailleurs – est toujours en évolution, en changement. Pour les constructionnistes également, l’identité est issue de la relation : « la relation est prioritaire par rapport au moi de l’individu. Il n’y a pas de « mois » indépendants qui se réunissent pour former une relation, mais des formes particulières de relations qui engendrent ce que nous considérons comme l’identité de l’individu. Donc, le changement de la forme et du contenu de l’auto-narration quand on passe d’une relation à une autre, n’est jamais une ruse ou un service uniquement rendu à soi-même. Au contraire, il honore les différents modes de relation dans lesquels on est enchevêtré, il montre qu’on prend au sérieux les formes nombreuses et variées des possibilités de connexions entre les humains qui façonnent la vie. Des actions adéquates et accomplies ne le sont qu’en termes de critères engendrés dans les formes variées des relations-mêmes » .
Une telle représentation de la réalité va influencer les pratiques sociales, comme la pratique thérapeutique, dans laquelle une rupture est produite avec la représentation du thérapeute comme expert, qui va appliquer au cas de son client des savoirs prédéterminés. Les constructionnistes proposent plutôt d’y substituer une vision de la rencontre thérapeutique comme un lieu de création de sens, conformément au « paradigme narratif ».
Selon ce paradigme, « la connaissance de l’homme se conserve sous forme d’histoires. Les significations sont en premier lieu des constructions sociales : en effet, c’est en passant par la langue et le dialogue que les significations sont construites » .
L’action de narration – de constitution de l’histoire – se rapporte donc in fine à la relation. Elle est un produit de la relation. C’est dans la relation – dans l’interaction -, donc par l’échange, que l’histoire va acquérir un sens. Nous retrouvons logiquement ici les dimensions relative et dynamique de la réalité, qui vont se révéler dans l’histoire, et notamment dans l’auto-narration, dans les « histoires sur soi », qui nous intéressent au premier chef, puisqu’elles constituent le matériel sur lequel nous travaillons, et donc les données que nous souhaitons recueillir : « Les histoires sur soi (…) sont essentiellement des arrangements de mots (souvent associés à des mouvements du corps). Ils sont en ce sens, des candidats à un sens au sein d’un ou de plusieurs jeux langagiers, d’une ou de plusieurs danses culturelles. S’ils doivent servir à quelque chose, c’est dans les limites d’une danse ou d’un jeu particulier. Leur utilité se déduit de leur succès lorsqu’ils sont mis dans ces arènes, en termes de leur adéquation en tant que réactions à des mouvements précédents, ou comme instigateurs de ce qui va suivre. (…) L’histoire n’est jamais vraie ou fausse en elle-même; elle est simplement une construction parmi d’autres. Pourtant, comme cette histoire est insérée dans différentes formes de relation (…) ses effets vont varier d’une manière frappante » .
C’est donc le caractère « utilisable » de l’histoire sur soi, son aspect pragmatique dans l’interaction qui est visé dans l’élaboration auto-narrative, conformément au caractère relatif de la réalité soutenu par le constructionnisme social. A une « vérité objective » – dont on peut penser, en fonction de ce qui précède, qu’elle n’existe pas -, on substitue donc l’adéquation au contexte, dont dépendra le sens et les conséquences de l’histoire produite.
Cette position théorique va trouver une application dans l’interaction thérapeutique, où Gergen propose de substituer ce qu’il appelle la vérité narrative à la vérité historique : « la vérité narrative doit être distinguée de la vérité historique, et lorsqu’on l’examine de près, même cette dernière peut apparaître comme trompeuse. Quelle est alors la fonction de la reconstruction narrative ? La plupart des travaux existants soulignent le potentiel de ces reconstructions pour réorienter l’individu, pour ouvrir de nouvelles voies d’action qui sont plus gratifiantes et mieux adaptées aux vécus, aux capacités, et aux penchants de l’individu. Le client peut donc altérer ou abandonner des narrations antérieures, non parce qu’elles sont incorrectes, mais parce qu’elles sont dysfonctionnelles dans les circonstances particulières où il se trouve » . Ainsi, « on considère la rencontre thérapeutique comme un lieu propice à la création de sens. La voix du client n’est plus seulement un moyen utilisé pour justifier les narrations prédéterminées du thérapeute, mais elle est le constituant essentiel d’une réalité construite conjointement. Ce qui est donc important ici, c’est la relation de collaboration entre le client et son thérapeute, qui s’instaure pendant qu’ils s’efforcent de développer des formes de narrations qui aident le client à sortir du courant ou de la crise permanente » .
Par conséquent, si l’on examine la manière dont les positions – les rôles – différentielles du thérapeute et de l’individu qui le consulte se déterminent par rapport au savoir / non-savoir dans cette perspective, il faut considérer que la thérapie est conçue comme « une collaboration entre des personnes aux expériences et perspectives différentes plutôt que comme une relation entre un expert et des sujets qui demandent de l’aide, (…) le thérapeute doit accepter de s’installer dans un « non-savoir » afin de s’ouvrir aux possibilités que le savoir risquerait de ne pas laisser émerger » . L’attitude de non-savoir du thérapeute s’avère donc nécessaire, non seulement pour permettre l’émergence de la réalité de l’individu qui le consulte, mais également pour susciter cette production continue, qui fournira le matériel de base à la relation thérapeutique : « La position de non-savoir nécessite une posture générale par laquelle le thérapeute communique une curiosité authentique. Les attitudes et les actions du thérapeute doivent en effet exprimer ce besoin d’en savoir plus à propos de ce qui a été dit, plutôt que de véhiculer des opinions et des attentes préconçues par rapport au client, au problème, ou à ce qui devrait être changé. Par conséquent, le thérapeute se positionne lui-même de telle manière qu’il puisse toujours être informé par le client (…). Cette position « d’être informé » est nécessaire pour pouvoir maintenir que la création du sens par le dialogue est toujours un processus continuel » .
Cette position de non-savoir du thérapeute par rapport à l’histoire de l’individu a comme corollaire de situer ce dernier dans une position où il lui est loisible – où il est même incité – de développer sa vision des choses. Il est, en quelque sorte, placé en position « d’expert » par rapport à sa propre réalité. Nous pouvons imager cette relation en la comparant à la position de l’ethnologue – ici, le thérapeute/chercheur – qui, sur un terrain qu’il ne connaît pas, cherche des éléments de compréhension – donc, de sens – auprès d’un informateur autochtone – ici, l’individu qui consulte – dont le quotidien représente justement ce à quoi l’ethnologue souhaite accéder.
Les positions de savoir / non-savoir ne sont bien sûr pas absolues. Si l’individu est effectivement placé en position d’expert par rapport à sa réalité à propos de laquelle le thérapeute / chercheur ne sait rien, ce dernier dispose quand même d’un certain savoir, qui réside dans ses capacités et ses outils d’analyse lui permettant de « lire » d’une certaine façon ce que lui raconte son interlocuteur. Ainsi, les savoirs et non-savoirs réciproques sont complémentaires.
Par ailleurs dans l’interaction de l’ethnologue avec son informateur, comme dans l’interaction du thérapeute avec l’individu qui le consulte, l’accès à l’information dont dispose cet autre placé en position d’expert demande l’installation d’une relation telle que ce que nous obtiendrons comme information soit au plus proche de « ce que l’individu pense », plutôt que de « ce que l’individu pense qu’il doit nous dire, que nous voulons entendre ». Autrement dit, et Becker a souligné une situation analogue pour ce qui concerne l’étude de la déviance, l’interaction thérapeutique est évolutive.
5.2.2.2.3. L’interaction thérapeutique : une relation évolutive
L’aspect évolutif de la relation qui nous intéresse ici concerne les représentations que l’individu qui consulte se fait de la thérapie et du thérapeute, avec les conséquences que cela implique pour la production des énoncés, ainsi que l’évolution corollaire de la représentation que le thérapeute se fait de celui qui le consulte.
Typiquement, l’individu qui est amené à consulter dans le cadre des conditions judiciaires se représente d’abord la thérapie comme une modalité de la sanction qu’il a à subir. Il vit à ce moment ce que Goffman appelle une modification de sa situation sociale, qui ajoute à l’étiquette de délinquant celle, générique, de « malade ». Ces deux étiquettes étant liées par le processus de désignation qui les a entraînées l’une à la suite de l’autre, l’individu peut être amené à considérer qu’entrer dans ce statut de malade d’une manière qu’il considère comme conforme aux attentes des thérapeutes va être une condition pour mener à terme de la manière la plus économique pour lui, les contraintes judiciaires qu’il subit . Il n’a pas tout à fait tort, car le thérapeute qui accepte de s’inscrire dans le cadre tout à fait particulier de la prise en charge d’individus soumis à de telles obligations judiciaires est amené à transmettre à la justice un ensemble d’informations relatives aux conditions pratiques du suivi . Le thérapeute, dans ces conditions, est parfois perçu par l’individu qui consulte comme un auxiliaire de la justice.
De son côté, le thérapeute est lui aussi susceptible de se questionner sur les motivations réelles de la présence de l’individu en thérapie. Il peut, effectivement, s’agir d’une stratégie permettant à l’individu d’échapper à des modalités de sanction plus dures en affirmant un intérêt – parfois opportunément surgi – pour la thérapie.
C’est lorsque ces deux protagonistes vont s’engager dans la relation thérapeutique telle que nous l’avons définie, qu’au cours de leur conversation leurs représentations mutuelles vont évoluer.
Il faut ici faire une remarque importante. Les deux protagonistes de l’interaction ne sont pas réellement deux. Il faut en effet tenir compte qu’il y a toujours un tiers-terme dans l’interaction. Les psychanalystes l’appellent le transfert. Pour notre part, nous le comprenons comme un transfert de représentations, c’est-à-dire la référence mutuelle à un modèle de soi-même, de l’autre et de ce que doit être l’interaction. Chacun, ainsi, se représente ce qu’est la situation de l’autre, ce qui influence la production des énoncés. Les énoncés de l’individu sont dès lors à considérer comme une construction. Goffman a à ce propos montré dans sa théorie des cadres, que toute interaction prend place dans un contexte particulier, avec ses ressources et ses contraintes, et que chaque individu y endosse un rôle spécifique, qui lui permet d’une part de tenter de répondre à ce qu’il estime être les attentes spécifiques de l’autre (il se conforme alors à un modèle), et d’autre part, de formuler – plus ou moins explicitement – des attentes a priori, par rapport à cet autre (qui, de son côté également, a endossé son rôle). La métaphore théâtrale employée par Goffman est particulièrement éclairante de cette situation, montrant que chacun des acteurs prend place dans une histoire qui le dépasse.
Ce type d’interaction est évolutif (c’est notamment ce qu’illustre Becker par sa perspective séquentielle), et les rôles et attentes de chaque protagoniste, susceptibles de changements.
Cette évolution est perceptible dans les changements de styles et de contenus d’énoncés que les individus qui consultent produisent. Typiquement encore, ces énoncés, qui sont des présentations / définitions de soi, passent par trois étapes successives que sont premièrement la description de la situation légale – par exemple : « je suis ici parce qu’on m’a condamné à trois ans pour viol sur mineure de moins de 14 ans » -, deuxièmement la description des faits – « je suis ici parce que j’ai commis des attouchements sexuels sur une fille de 13 ans » -, troisièmement la définition d’une problématique personnelle – « je suis ici parce que je suis sexuellement attiré par les enfants ». Nous considérons le franchissement de ces différentes étapes comme l’indicateur de l’évolution de la relation thérapeutique, la troisième étape étant la plus favorable à l’instauration d’une réelle relation de collaboration, où l’individu qui consulte et le thérapeute peuvent travailler ensemble à la modélisation du problème et à la recherche de solutions.
Ces trois étapes, que nous considérons comme différents modes de présence à la thérapie, évoluent donc vers une réflexion centrée sur soi, vers une ouverture de la réalité intime qui conduit à dépasser les représentations initiales où les enjeux stratégiques de gestion de la désignation étaient au premier plan. Le thérapeute devient alors un interlocuteur qui accompagne l’individu dans sa recherche de sens par rapport à ses difficultés.
Voici, présentée par Antoine (que nous retrouverons plus loin, dans la logique de la sous-culture), cette évolution des modes de présence à la thérapie :
On ne doit pas se flageller. J’avais l’impression qu’on devait parler dans le sens que vous attendiez. Je n’étais pas toujours vrai, je n’ai pas toujours dit ce que je pensais réellement. Maintenant, je n’essaie plus d’être créatif, je dis les choses telles que je les ressens. [NG990816]
Le « maintenant » prononcé par Antoine indique le moment inaugural de la collaboration qu’il entame avec nous. Par cette modification de sa représentation de la thérapie, il passe d’un premier stade où il pense devoir dire ce que nous attendons de lui, même si, comme il le souligne « ce n’était pas toujours vrai » – ce qui montre bien l’enjeu de ce premier moment, qui consiste essentiellement à tenter de se couler dans un moule de conformité à l’image qu’il se fait du bon patient – au stade actuel où il ouvre la thérapie à ce qu’il considère comme vrai, c’est-à-dire, à ce qu’il ressent, sans plus alors porter d’attention à cette représentation du bon patient qui était si importante dans les premiers contacts.
La thérapie devient alors réellement cet espace de parole et de questionnement, où l’individu va produire ces énoncés que nous retiendrons dans notre démarche de recherche.
Deux autres éléments d’importance vont entrer en jeu dans cette évolution de l’interaction thérapeutique et dans la production des données.
D’une part, le fait qu’une partie de la thérapie se déroule sous la forme de groupe ouvert entraîne que l’individu se trouve engagé dans une réflexion commune, avec des pairs, à propos des ISAE. Le groupe de pairs a l’avantage de placer l’individu en présence d’autres individus qui partagent avec lui cette identité délinquante et de « malade ». De cette manière, il se crée une « communauté » dans laquelle il n’est pas besoin, ni souhaitable d’ailleurs, de tenter de dissimuler afin de préserver cette identité délinquante secrète. Les autres savent, tant ce qui concerne la réalité effective des ISAE que les conséquences que cela entraîne. L’individu qui se retrouve dans un tel groupe est donc débarrassé de tous ces obstacles potentiels et peut alors entrer plus rapidement dans la réflexion avec le groupe et le thérapeute. Le groupe agit, à ce niveau, comme un catalyseur. Le risque corollaire à cet avantage réside dans le fait que le groupe peut exercer une pression trop forte sur un individu, de telle manière que ce dernier se sente contraint à adopter un énoncé visant à satisfaire les attentes supposées du groupe, même si cet énoncé ne reflète pas, comme dans l’exemple que nous avons repris ci-dessus, ce qu’il pense réellement. C’est là une tâche du thérapeute de veiller à maintenir le respect de chaque individu dans ses différences, conformément à l’attitude d’ouverture à l’énoncé de l’autre que nous avons décrite auparavant. La relation de collaboration qui se développe alors n’est plus seulement une collaboration entre un thérapeute et un individu qui le consulte, mais entre un thérapeute et chaque individu présent dans le groupe, ainsi qu’entre chacun des individus participant au groupe, chacun agissant à tour de rôle comme co-thérapeute pour les autres.
D’autre part, si l’on se réfère au modèle séquentiel de la déviance, le contexte thérapeutique comme moment de recueil des données se situe à un stade de la carrière déviante où, pour la plupart des individus, les jeux sont faits. L’individu installé et « institutionnalisé » dans le rôle de délinquant / déviant est alors susceptible d’avoir une facilité plus grande à jeter un regard rétrospectif sur cette carrière. La désignation introduit un changement identitaire – « maintenant, je suis un pédophile » – qui autorise l’individu à raisonner en terme « d’avant – après », où l’avant était le temps des passages à l’acte et le « maintenant / après », le temps où les passages à l’acte sont – du moins officiellement – terminés. Et précisément, ce que nous recherchons dans les énoncés des individus, c’est le récit de leur rapport au cadre social normatif au moment des faits, donc dans une perspective « d’avant » lorsqu’ils produisent ces énoncés.
5.2.2.2.4. Interaction thérapeutique et activité de recherche : une cohabitation possible
La thérapie et la recherche semblent donc en possible cohabitation dans le contexte que nous venons de décrire et dans les limites de la démarche de recueil de données. Elles ne sont pourtant pas à confondre, car elles ont chacune leurs techniques et leurs finalités. Mais elles ont en commun le projet d’accéder au sens que les individus attribuent à leurs comportements, d’ISAE en l’occurrence. La démarche thérapeutique, comme la démarche de recherche, sont deux cadres d’interactions voués à la construction et au recueil de l’énoncé individuel, à la production du sens. Là où elles diffèrent, c’est que la thérapie vise en première intention l’évolution, souhaitée positive, de l’individu, alors que la recherche se préoccupe surtout de construire un modèle explicatif d’une réalité sociale.
D’une certaine manière donc, le clinicien est un chercheur et le chercheur, un clinicien. Car le clinicien, pour accompagner l’individu qui le consulte dans son évolution, doit d’abord comprendre – modéliser – ce que ce dernier lui raconte. Car le chercheur, pour parvenir à la compréhension et à la modélisation d’une réalité sociale, doit s’intéresser à ceux qui la vivent. Il doit se « pencher sur eux », ce qui l’approche du sens premier de la clinique .
La construction du sens par l’énoncé intéresse donc le thérapeute comme le chercheur. Dans le cadre thérapeutique qui nous occupe ici, Gergen & Kaye proposent de considérer deux temps – un temps pour la construction du sens et un temps pour le changement : « Lorsqu’on cherche à faire une psychothérapie, on a une histoire à raconter. C’est fréquemment une histoire agitée, confuse, blessée ou colérique, d’une vie ou d’une relation qui s’est abîmée maintenant. Pour la plupart des gens, elle contient des événements désastreux qui conspirent contre ce qu’ils considèrent leur bien-être, leur autosatisfaction, ou leur façon d’être compétent. Pour certains, cette histoire concerne des forces mystérieuses et invisibles qui s’insinuent en eux lors de périodes organisées de leur vie, qu’elles rompent et détruisent. Pour d’autres encore, tout se passe comme si, ayant l’illusion de savoir comment le monde est ou devrait être, ils s’étaient heurtés à des ennuis auxquels leur récit favori ne les avait pas préparés. Ils ont découvert une réalité horrible, qui ébranle toutes leurs anciennes valeurs. Quelle que soit sa forme, le thérapeute est face à une narration souvent convaincante ou accaparante; elle peut s’achever rapidement, ou durer plusieurs semaines, voire des mois. Cependant, à un moment critique le thérapeute aura inévitablement à réagir à ce compte-rendu, et quoi qu’il s’ensuive au sein du processus thérapeutique, il va désigner dans sa réponse, la signification qu’il attribue à ce récit » .
Bien qu’il faille à notre sens relativiser cette vision des choses en considérant que la production de l’énoncé, donc l’attribution d’un sens aux comportements et événements, est déjà en elle-même un élément de changement pour l’individu qui, peut-être, objective par là des explications jusque là non structurées, l’idée d’un « moment critique » a l’intérêt de souligner les temps de cohabitation possible et de divergence entre la thérapie et la recherche.
Dans notre projet de recherche en effet, ce qui nous intéresse, c’est ce que l’individu raconte par rapport à ses comportements d’ISAE rapportés au cadre social normatif, comment il définit le cadre et son rôle dans les ISAE, ainsi que le jugement qu’il porte sur le cadre social normatif relatif aux ISAE.
Une fois en possession de ces énoncés, nous quittons le cadre thérapeutique pour entrer dans une autre phase de la recherche qu’est l’analyse, alors que la relation thérapeutique se poursuit par ailleurs. Dans ce cas précis donc, la thérapie et la recherche ont pu cohabiter pour un temps. Ce qui en conclusion signifie que c’est en fonction de chaque projet de recherche particulier que la possibilité de cette cohabitation doit être évaluée.
5.2.3. Méthode de recueil des données et types de données
Dans le contexte que nous venons de décrire, le recueil de données se base sur une relation continue, d’une durée relativement longue, entre le chercheur/thérapeute et l’individu.
Pour les besoins de la recherche, nous avons retenu, parmi l’ensemble des individus qui ont eu un contact avec l’équipe thérapeutique, ceux qui se sont engagés dans le programme thérapeutique, et préférentiellement ceux dont nous pensons qu’ils ont atteint le stade de relation de collaboration . Nous leur avons également appliqué les critères d’inclusion tels que définis dans les limites de l’échantillon.
Cela représente, sur un total de 521 dossiers ouverts dans le programme thérapeutique, 177 individus répondant aux critères d’échantillonnage (« reste » compris). Nous en avons considéré 168 dont nous avions une connaissance suffisante, et parmi ceux-ci, les cas de 20 individus ont été utilisés pour cette recherche, dont 16 ont accepté de participer à des entretiens de recherche.
Le recueil des données débute pour nous dès le premier contact avec l’individu. Il s’agit d’une prise d’informations « au vol » , en situation clinique. Cette collecte d’informations va se poursuivre au fil de l’interaction thérapeutique, et va déboucher dans un certain nombre de cas, sur un entretien individuel, directement axé sur la recherche, visant à approfondir les énoncés recueillis en situation clinique.
Le cadre de ces entretiens individuels axés sur la recherche a été clairement établi et autant que possible distingué du cadre clinique. Les individus qui ont accepté d’y participer ont été informés du projet de recherche et mis en position d’informateurs, dans le sens où nous leur avons demandé de nous expliquer et de préciser leur position par rapport au cadre social normatif relatif aux ISAE. Pour ce faire, nous avons mené ces entretiens avec la grille de lecture des trois registres P-D-S comme guide d’entretien, et la connaissance des énoncés des individus recueillis en situation clinique comme base de discussion. Ces entretiens « de recherche » ont donc eu comme principal objectif d’atteindre une meilleure compréhension et une connaissance plus fouillée des données déjà à notre disposition.
La réalisation pratique de ces entretiens de recherche a également visé à se distinguer du contexte clinique. Le lieu de l’entretien était différent du lieu de la thérapie, l’horaire également.
L’ensemble des entretiens a été enregistré avec l’accord des individus interviewés, entièrement retranscrits et « anonymisés ». Les individus ont reçu l’assurance de la totale confidentialité de l’entretien et des données, ainsi que de l’absence de toute mention de l’entretien et de son contenu dans leur dossier clinique.
Les différents matériaux dont nous avons pu disposer sont donc :
des énoncés – oraux et écrits – produits en situation clinique, lors des thérapies de groupe;
des énoncés produits en situation clinique, lors d’entretiens individuels;
des écrits spontanément transmis par les individus. Dans plusieurs cas, des individus nous ont transmis le récit de leur histoire qu’ils avaient écrit dans le but de se faire « mieux comprendre » par nous;
des entretiens individuels à visée de recherche, dont les objectifs étaient d’approfondir la première impression obtenue en situation clinique et d’enrichir le matériel à analyser en suscitant la production d’énoncés sur les registres PDS, ainsi que la précision d’énoncés recueillis auparavant;
des entretiens individuels menés par des stagiaires du programme thérapeutique. L’intérêt de ces entretiens a été spécifiquement de vérifier nos propres données et de mettre en évidence d’éventuelles différences ou divergences entre les énoncés recueillis par les stagiaires et par nous-même. Il est apparu par la suite que nous n’avons rien constaté de tel;
Et également, aux fins d’illustration des logiques mises au jour à partir de notre propre matériel clinique :
des retranscriptions d’entretiens trouvés dans des articles et dans des mémoires d’étudiants;
des articles et livres écrits par des individus ayant été impliqués dans des ISAE.
Cette diversité des matériaux disponibles et des techniques de recueil a eu un effet de triangulation, c’est-à-dire de « recoupement des items majeurs à l’intérieur d’une technique qualitative de recueil, de recoupement entre plusieurs techniques aux fins de limiter les biais intrinsèques de chacune d’elles » . Cette triangulation s’est opérée de trois manières distinctes: au niveau des données, par la présence de types de données différentes; au niveau des chercheurs, par l’utilisation d’entretiens menés par des stagiaires; au niveau méthodologique, par l’utilisation de plusieurs techniques de recueil des énoncés.
Le recueil d’informations en situation clinique nous a par ailleurs amené, nous l’avons vu, à construire un outil d’analyse – les registres P-D-S – qui s’est avéré utilisable dans le recueil des données, aussi bien en situation clinique que lors de l’entretien « de recherche ». Ainsi, le recueil des données a dans un premier temps permis l’élaboration de cet outil d’analyse qui, à son tour, est devenu un instrument, non seulement pour l’analyse des données, mais également pour leur recueil. L’outil d’analyse a ainsi permis, lors du recueil de données, d’identifier dans quel registre l’individu se situe dans son énoncé et quels sont le ou les registres qui éventuellement sont délaissés. Nous pouvions ainsi, si nécessaire, relancer l’individu sur les registres « défaillants ».
***
L’étape de recueil des données est celle de la mise en évidence des limites de la recherche. Par la mise en œuvre des limitations de l’échantillon, nous mettons également en lumière les aspects de la population des individus concernés par les ISAE que la présente recherche n’inclut pas.
La définition des limites de l’échantillon montre également le caractère construit de la réalité investiguée, dans le sens où c’est le chercheur qui détermine quelles sont les dimensions de la réalité qu’il prend en compte, réduisant ainsi le nombre des possibilités qu’il pourra mettre en évidence. L’usage de la « table de vérité » a été éclairant à ce propos.
La mise en évidence des possibilités – que nous avons appelées les logiques – passe nécessairement par le recueil des données, matériau empirique indispensable pour nourrir l’analyse. Face à une question telle que celle qui nous occupe dans cette recherche, la technique utilisée pour recueillir ces données a pris en compte deux caractéristiques importantes: il s’agit de données concernant des déviances criminelles et l’accès aux individus pouvant nous informer à leur propos a lieu dans un cadre thérapeutique. Ceci nous a amené à privilégier une approche à long terme, où nous avons développé une attitude compréhensive, afin de créer une relation de collaboration avec ces individus. Démarche qui, nous en convenons, comporte le risque de la confusion des rôles entre chercheur et thérapeute.
L’analyse de ces données est l’étape suivante. Elle consistera à mettre en évidence les différentes logiques de rapport au cadre social normatif et, par la suite, à les appliquer à l’ensemble de la population retenue.
Voici, dans ce qui suit, les principes de cette analyse des données.
5.3. Méthode d’analyse
Le dispositif général d’analyse que nous utilisons repose essentiellement sur la grille d’analyse que nous avons élaborée. Rappelons qu’elle consiste à distinguer trois registres dans les énoncés des individus : un registre P (personne) qui décrit la position personnelle de l’individu par rapport aux ISAE, un registre D (dyade) qui décrit sa position interpersonnelle, précisément dans l’interaction sexuelle effective avec un enfant, et un registre S (société) qui décrit sa position par rapport au cadre social normatif relatif aux ISAE. Par la suite, la combinaison des registres D et S nous conduit à la détermination de logiques de rapport au cadre social normatif .
5.3.1. Les étapes de la procédure d’analyse
Pratiquement, la procédure globale d’analyse peut être divisée en quatre étapes principales, qui ont été appliquées de manière semblable à l’ensemble des énoncés disponibles pour chaque individu. Au total, la procédure d’analyse a concerné les énoncés de 20 individus, incluant les 16 individus ayant accepté l’entretien de recherche.
Le tableau suivant reprend l’ensemble des données à notre disposition:
Nom Données disponibles utilisées
Marcel Entretien de recherche : durée 1h 10min
Entretien d’anamnèse par stagiaire
2 entretiens semi-directifs par autre stagiaire
Notes personnelles en cours de groupe thérapeutique (durée : 5 ans)
Notes de l’individu en cours de groupe thérapeutique
Mathieu Entretien de recherche : durée 1h 30min
4 entretiens semi-directifs par stagiaire
Notes personnelles en cours de groupe thérapeutique (durée : 2 ½ ans)
Notes de l’individu en cours de groupe thérapeutique
Textes explicatifs écrits spontanément par l’individu
Patrick Entretien de recherche : durée 1h 30min
Notes personnelles en cours de groupe thérapeutique (durée : 2 ans)
Notes de l’individu en cours de groupe thérapeutique
Romain Entretien de recherche : durée 1h 05min
Entretien semi-directif par collègue clinicien
5 entretiens semi-directifs par stagiaire
Notes personnelles en cours de groupe thérapeutique (durée : 5 ans)
Notes de l’individu en cours de groupe thérapeutique
Texte explicatif écrit spontanément par l’individu
Laurent Entretien de recherche : durée 2h
Notes personnelles en cours de groupe thérapeutique (durée : 4 ans)
Notes de l’individu en cours de groupe thérapeutique
Hugues Entretien de recherche : durée 1h 10min
4 entretiens semi-directifs par stagiaire
Entretien d’anamnèse par collègue clinicienne
Notes personnelles en cours de groupe thérapeutique (durée : 4 ans)
Notes de l’individu en cours de groupe thérapeutique
Joseph Entretien de recherche : durée 1h
Notes personnelles en cours de groupe thérapeutique (durée : 5 ans)
Notes de l’individu en cours de groupe thérapeutique
Yann Entretien de recherche : durée 2h
Notes personnelles en cours de groupe thérapeutique (durée : 3 ans)
Notes de l’individu en cours de groupe thérapeutique
Maurice Entretien de recherche : durée non précisée
Notes personnelles en cours de groupe thérapeutique (durée : 2 ans)
Notes de l’individu en cours de groupe thérapeutique
Christian Entretien de recherche : durée 1h 30min
Notes personnelles en cours de groupe thérapeutique (durée : 5 ans)
Notes de l’individu en cours de groupe thérapeutique
Melchior Entretien de recherche : durée 2h 10min
Notes personnelles en cours de groupe thérapeutique (durée : 2 ans)
Notes de l’individu en cours de groupe thérapeutique
Antoine Entretien de recherche : durée 1h 10min
Entretien semi-directif par stagiaire
Entretien semi-directif par autre stagiaire
Notes personnelles en cours de groupe thérapeutique (durée : 3 ans)
Notes de l’individu en cours de groupe thérapeutique
Texte explicatif écrit spontanément par l’individu
François Entretien de recherche : durée 1h 30min
Notes d’anamnèse
Notes personnelles en cours de groupe thérapeutique (durée : 2 ans)
Notes de l’individu en cours de groupe thérapeutique
Léonard Notes personnelles en cours de groupe thérapeutique (durée : 3 ans)
Notes de l’individu en cours de groupe thérapeutique
Damien Notes personnelles en cours de groupe thérapeutique (durée : 1 an)
Notes de l’individu en cours de groupe thérapeutique
Ernest Entretien de recherche : durée 1h 35min
Notes personnelles en cours de groupe thérapeutique (durée : 4 ans)
Notes de l’individu en cours de groupe thérapeutique
Ferdinand Entretien de recherche : durée non précisée
Notes personnelles en cours de groupe thérapeutique (durée : 2 ans)
Notes de l’individu en cours de groupe thérapeutique
Jérôme Entretien de recherche : durée non précisée
Notes personnelles en cours de groupe thérapeutique (durée : 1 an)
Notes de l’individu en cours de groupe thérapeutique
Textes explicatifs écrits spontanément par l’individu
Angelo Notes personnelles en cours de groupe thérapeutique (durée : 2 ans)
Notes de l’individu en cours de groupe thérapeutique
Cédric Notes personnelles en cours de groupe thérapeutique (durée : 5 ans)
Notes de l’individu en cours de groupe thérapeutique
Les quatre étapes de la procédure d’analyse se détaillent comme suit :
1) Analyse thématique
a. répartition par registres
b. classement par thèmes dans chaque registre
2) Analyse intra-registres (analyse structurale)
représentations de l’individu
3) Articulation des registres
dégagement des quatre logiques
4) Détermination d’un système de logiques
En premier lieu, une analyse thématique a été appliquée à l’ensemble des énoncés, individu par individu. L’ensemble des matériaux disponibles pour chaque individu a été réparti sur les trois registres de la grille d’analyse, et à l’intérieur de chacun de ces registres, les extraits d’énoncés ont été classés par thèmes .
Dans un second temps, une analyse intra-registre a été pratiquée. Nous avons utilisé pour cela l’analyse structurale afin de mettre en évidence les associations et les oppositions au sein des thèmes. Dans ce cas, l’ensemble du matériau n’a pas été soumis à l’analyse structurale . Nous avons en effet ciblé les passages-clés susceptibles de mettre en évidence les associations et les oppositions véhiculées dans les représentations des individus à propos de l’enfance et de l’âge adulte, de la sexualité, de la violence, de la norme sociale, etc. et permettant d’accéder de manière plus précise à la logique qu’ils tentent de développer. De cette manière, nous avons pu dégager, pour chaque registre, la représentation que l’individu s’y fait à propos des ISAE (par exemple, un sentiment de pertinence du cadre social normatif relatif aux ISAE et la volonté de le respecter dans le registre S, l’impression de ne pas avoir transgressé de « bonnes limites » dans le registre D, et le sentiment d’une anormalité s’il y a une attirance sexuelle pour les enfants dans le registre P).
Ces deux premières étapes ont finalement permis de préciser les positions de conformité / non-conformité au cadre social normatif dans le registre « société », ainsi que de transgression / non-transgression du cadre normatif dans le registre « dyade ».
La troisième étape a consisté à dégager la logique propre à chaque individu, par la mise en évidence de l’articulation particulière des registres ( pour l’exemple qui précède, il s’agit de la logique du « jeu avec la limite »). Ainsi, comme nous l’avons déjà souligné, ce n’est pas un registre particulier qui pourra déterminer la logique d’appartenance d’un individu, mais bien la configuration particulière des registres – en d’autres termes, le croisement des registres D et S – qui détermine de quelle logique il procède.
Cette opération a dégagé quatre logiques distinctes. Ces quatre logiques ont d’abord été représentées par quatre cas paradigmatiques, qui ont ensuite été comparés, de manière transversale, avec d’autres cas ressortissant respectivement de la même logique. Nous avons ainsi dégagé un modèle de chaque logique à un niveau de généralisation plus élevé, débarrassé autant que possible des dimensions anecdotiques des cas individuels.
Ces quatre modèles de logique de rapport au cadre social normatif forment in fine une typologie, un système de logiques disponibles permettant de catégoriser les rapports différentiels au cadre social normatif parmi les individus impliqués dans des ISAE.
Le modèle a ensuite été appliqué à notre population clinique afin de vérifier la présence éventuelle d’un « cas négatif » et de mettre en évidence la fréquence relative de chaque logique, ainsi que du « reste ».
5.3.2. L’induction analytique comme principe d’analyse
Le principe d’analyse que nous avons adopté est l’induction analytique, qui met en évidence l’importance du « cas négatif » comme moyen de progresser dans la connaissance de l’objet qui nous occupe.
L’induction analytique implique que l’on construise la théorie cas après cas : « dès que vous avez collecté des données sur votre premier cas, vous formulez une explication qui s’y applique. Puis, lorsque vous avez des données sur votre deuxième cas, vous lui appliquez votre théorie. Si elle explique ce deuxième cas de manière satisfaisante, pas de problème, votre théorie est momentanément confirmée et vous pouvez passer au troisième cas. Lorsque vous tombez sur un « cas négatif », c’est-à-dire un cas que votre théorie échoue à expliquer, vous modifiez votre explication en y incorporant tous les éléments nouveaux que ce cas embarrassant vous suggère, ou bien vous modifiez la définition de ce que vous voulez expliquer de manière à exclure ce cas récalcitrant de l’univers des choses à expliquer (…) L’induction analytique permet de découvrir ce qu’il faut ajouter ou enlever à une explication pour qu’elle fonctionne » .
Dans notre recherche, l’induction analytique a été appliquée pour la détermination des logiques. Après avoir mis au point la grille d’analyse, les énoncés des individus ont été analysés l’un après l’autre. Le premier cas analysé a donc conduit à la détermination d’une première logique. Cette première logique a alors été confrontée aux configurations suivantes, jusqu’au moment où il n’y a plus eu de concordance entre la logique initiale et la configuration dernièrement mise en évidence. Nous avons alors dû admettre l’existence d’une seconde logique. Nous avons procédé à la même opération pour l’ensemble des énoncés retenus pour atteindre quatre logiques distinctes.
La démarche a donc consisté à passer en revue chaque « cas suivant » afin de vérifier s’il présentait – ou pas – la même configuration qu’une logique déjà mise en évidence. Si et seulement si ce n’était pas le cas, alors une nouvelle logique était mise en évidence.
Un tel procédé implique que l’on se repose sur des cas uniques pour définir les logiques. Il suffit en effet d’un seul individu qui propose un énoncé tel qu’il agira comme un « cas négatif » pour faire apparaître que les logiques jusque là mises en évidence ne couvrent pas la totalité des possibilités de rapports au cadre social normatif. Cela implique également que ce seul « cas négatif » représente à lui seul une nouvelle logique, que d’autres cas vont éventuellement venir confirmer, sans que pour autant cela soit indispensable. De fait, c’est la variété des logiques ainsi déterminées plus que leur fréquence relative qui est ici pertinente.
Mais outre le dégagement des différentes logiques, l’induction analytique a eu un autre effet, qui fut la mise en évidence de distinctions au sein même des logiques. Ainsi, alors que nous avons atteint une redondance des différentes logiques sur l’ensemble des cas étudiés , nous avons constaté des variations internes dans les modalités d’exercice des principes généraux de la logique.
Ainsi par exemple dans la logique « d’opposition au cadre social normatif et de proposition d’un cadre normatif alternatif » que nous détaillerons par après, nous avons dû distinguer les sous-types suivants : l’opposition peut s’exprimer sous la forme du rejet de l’existence d’une limitation quelconque concernant les ISAE ou plutôt sous la forme d’une argumentation visant à modifier la norme sur base du critère d’âge. L’opposition sur le principe d’un cadre social normatif et l’opposition sur les modalités de ce cadre sont donc les deux sous-types mis en évidence dans la même logique.
Il en fut de même à propos de la logique du « jeu avec la limite », où deux techniques différentes – le sas ou la neutralisation – furent identifiées chez les individus qui, tous, « jouaient » à la limite de la transgression du cadre social normatif.
L’induction analytique est donc la démarche qui conduit à la mise en évidence des différentes logiques et donc, in fine, à la constitution du modèle. Mais l’usage d’un tel principe d’analyse attire également notre attention sur le fait que le modèle doit être pensé comme restant ouvert, car fondé sur la clinique, et qu’il reste valide « jusqu’à preuve du contraire », à savoir jusqu’à ce que le cas négatif que nous n’avons pas encore trouvé vienne remettre en question toute notre construction théorique.
Le modèle reste également ouvert par le fait que c’est nous qui avons fixé les limites de ce qui peut ou non être considéré comme pouvant y entrer. Ainsi par exemple, il faut toujours se souvenir qu’on a la possibilité d’ajouter – ou de soustraire – une nouvelle variable à la « table de vérité » . Le modèle, et donc la description de la réalité que l’on propose, n’est que ce que l’on accepte d’y mettre.
5.4. Présentation des résultats
La présentation des différentes logiques se fera dans ce qui suit de manière standardisée. Les quatre logiques seront présentées successivement. Il ne faudra voir dans l’ordre de présentation que le reflet de l’ordre chronologique dans lequel nous les avons mises en évidence.
Pour chaque logique, nous commencerons par présenter brièvement les individus qui nous ont permis de la mettre en évidence. Les informations les concernant ont été anonymisées et leur présentation est intentionnellement la plus brève possible, afin d’éviter au maximum l’identification des individus ou des situations.
Nous présenterons ensuite un cas paradigmatique, qui nous semble représenter la logique de manière particulièrement claire. Le cas paradigmatique sera le plus souvent le premier cas qui nous a permis de mettre en lumière cette logique spécifique.
L’étape suivante consistera à mettre en évidence les éléments constitutifs de la logique, à un niveau de généralisation plus élevé que dans le cas paradigmatique. Nous utiliserons pour ce faire d’autres cas – d’autres individus – dont le nombre fluctuera au fil des différentes logiques.
Enfin, nous clôturerons chaque présentation par des conclusions présentant les points essentiels de la logique et une représentation structurale de son organisation. Le cas échéant, nous ajouterons des considérations complémentaires.
5.5. Conclusions – Critique de la méthodologie
Nous avons voulu dans cette recherche, suivre une démarche analogue à celle d’un anthropologue qui tente de comprendre une culture, un terrain qu’il ne connaît pas. La terra incognita est représentée ici par les manières dont les individus impliqués dans des interactions sexuelles avec des enfants se situent par rapport au cadre social normatif relatif à ces ISAE. Les informateurs sont précisément les individus qui ont effectivement été impliqués dans des ISAE, et l’occasion de leur rencontre est le contexte thérapeutique.
Nous avons également eu recours, dans notre démarche de compréhension, à une approche théorique susceptible d’offrir la vision la plus large possible du phénomène de la déviance, en ce qu’elle la considère non pas comme une caractéristique intrinsèque de certains comportements, mais au contraire comme l’attribution d’une « étiquette » de déviance à ces comportements, en vertu de normes sociales qui définissent le conforme et le déviant.
L’approche méthodologique que nous avons adoptée a alors consisté en un aller – retour constant entre le terrain et la modélisation théorique. C’est en effet le terrain – le contexte clinique – qui suscita le questionnement initial, c’est la théorie qui définit l’orientation générale de la recherche, c’est l’interaction entre les deux qui détermina la construction de la méthode d’analyse, et c’est son application sur le terrain qui, finalement, nous amena à la modélisation finale. Modèle final qui, en retour, trouvera une application dans la clinique.
Le tableau suivant schématise l’ensemble de cette démarche.
« Épisode inaugural »
Énoncés interpellants
Théorie de la désignation – interactionnisme symbolique
statut du discours
influence le « regard » sur les discours
Projet de recherche : comparaison des discours
Hypothèse : hétérogénéité des rapports au cadre social normatif
Constitution de la grille d’analyse P-D-S
Discours social
Historique
Revue de la littérature
Scientifique / clinique
Dispositions légales actuelles Énoncés individuels
En situation clinique
Énoncés oraux
Écrits
Écrits spontanés
Entretiens de recherche
Données recueillies par d’autres chercheurs
Articles et livres d’individus ISAE
Discours social
Dégagement du concept actuel d’abus sexuel d’enfants et du cadre social normatif Énoncés individuels
Répartition par registres
Analyse thématique intra-registre
Analyse structurale intra-thème
Dégagement des logiques
(induction analytique)
Modélisation des rapports différentiels au cadre social normatif
Application aux situations cliniques
Bien qu’elle soit à l’origine de notre questionnement, la relation thérapeutique comme contexte de production et de recueil des données peut poser question, a fortiori parce que nous y assumons un rôle de chercheur mais également de thérapeute. Nous allons évoquer dans ce qui suit l’intérêt et les limites du recours à ce cadre d’interaction, dont nous avons tenté de tirer au mieux parti.
Rappelons encore que le cadre thérapeutique nous a « offert » la question de départ de cette recherche, ainsi qu’un accès aisé aux individus qui ont été impliqués dans des ISAE. De sorte que le problème de la rencontre de cette population – dont la caractéristique principale, pour ce qui nous concerne, se veut secrète, à l’instar de la majorité des comportements déviants – a été facilement résolu.
Nous l’avons vu, l’usage d’un tel cadre implique des relations à long terme avec les individus, ce qui est congruent avec l’étude des situations de déviance, comme le signalait Becker. Notre propre expérience a par ailleurs montré l’intérêt de tabler sur une relation étalée dans le temps pour atteindre une relation de collaboration entre le clinicien et l’individu consultant, débouchant idéalement sur la facilitation de la production d’énoncés où l’individu attribue un sens à ses comportements d’ISAE. Énoncés intéressant bien évidemment le chercheur.
La difficulté alors est d’objectiver le moment où cette collaboration est atteinte. Nous l’avons définie comme étant l’étape où l’individu est à la recherche du sens de ses comportements et qu’il considère le thérapeute comme interlocuteur acceptable dans cette démarche. Mais, pour reprendre une expression de Kaufmann, il reste un « empirisme irréductible » à cela, qui induit que notre méthode « ne peut prétendre à un même degré de présentation de la validité de ses résultats que des méthodologies plus formelles » .
Cette question de la collaboration est, de fait, éminemment subjective, dans le chef de l’individu qui consulte comme dans le nôtre – à l’instar de tout thérapeute. Ainsi, les énoncés qui sont produits ne le sont pas de manière générale, ils sont au contraire le résultat d’une interaction que l’individu a avec nous, soit dans le cadre thérapeutique, en groupe ou en individuel, soit dans le cadre de recherche, lors de l’entretien d’approfondissement que nous proposions. Nous pensons que les individus qui sont entrés dans une relation de collaboration avec nous ont atteint un stade dans l’interaction où ils ont estimé que nos questions avaient pour but la compréhension de leur réalité, et que l’affirmation claire de la désapprobation de leurs comportements ne s’accompagnait pas d’un rejet à leur égard mais signifiait plutôt la volonté de collaboration, que nous souhaitions de part et d’autre. Et sans doute leur démarche est-elle guidée par un objectif de compréhension de leurs propres comportements, sans autres buts stratégiques tels que la volonté de convaincre ou de se défendre, par exemple.
C’est ainsi que nous avons proposé de considérer la relation à long terme comme favorable à la récolte des données, pour des raisons qui, paradoxalement, justifient d’abord l’entretien unique comme méthodologie préférentielle de recueil des données. Kaufmann écrit à ce propos que « pour l’informateur, l’enquêteur idéal est un personnage étonnant. Il doit être un étranger, un anonyme, à qui on peut tout dire puisqu’on ne le reverra plus, qu’il n’existe pas en tant que personne jouant un rôle dans son réseau de relations. Parallèlement, le temps de l’entretien, il doit devenir aussi proche qu’un familier, quelqu’un que l’on connaît ou croit connaître intimement, à qui on peut tout dire puisqu’il est devenu un intime. Les confessions les plus intenses viennent de la combinaison réussie de ces deux attentes opposées. La base est l’anonymat, qui doit absolument être garanti à la personne, comme le médecin garantit le secret médical » . Dans la relation à long terme aboutissant à la collaboration, un tel niveau d’intimité est atteint, tout comme la garantie de l’anonymat. La perspective que nous proposons est donc séquentielle, à l’instar de Becker. Le critère central est la question de l’engagement. Dans une relation thérapeutique l’engagement est très important, car l’individu se situe dans une démarche de connaissance de lui-même et de changement. Et dans ce cas précis, livrer à l’autre – au thérapeute – les éléments intimes qui donnent sens aux comportements devient une condition de l’évolution de la démarche thérapeutique.
Mais dans un tel contexte de recueil de données, il est crucial de distinguer la position de chercheur de celle de thérapeute. Selon nous, les deux positions peuvent se tenir simultanément, du moins pour un temps, car lorsque l’individu produit un énoncé, le chercheur va le recueillir tel quel pour tenter d’en tirer une compréhension de la réalité de cet individu. Le thérapeute agit de manière analogue lorsqu’il accompagne la réflexion de l’individu sur lui-même. Lorsque le thérapeute travaille, avec celui qui le consulte, à la recherche du sens des comportements et des moyens de changements, il se base donc sur le même matériau que le chercheur. Ils peuvent donc, jusqu’à un certain point – le « moment critique », selon Gergen & Kaye – poser les mêmes questions. Dans notre cadre – et sans doute est-il important de souligner cette spécificité – c’est donc la différence de traitement du même matériau qui distingue thérapie et recherche. Ainsi, si les deux démarches sont différentes dans leurs objectifs, le fait que le chercheur/thérapeute adopte une attitude semblable dans la clinique comme dans la recherche permet selon nous d’utiliser le cadre clinique également comme un cadre de recherche.
Nous avons fait le constat que les « attitudes thérapeutiques » peuvent se situer sur un continuum « savoir absolu – non-savoir total » du thérapeute (expertise – non-expertise), selon le modèle qu’il adopte. Et selon l’attitude adoptée par le thérapeute, il favorisera – voire suscitera – la production de données différentes. La position de non-savoir que nous avons adoptée – tant dans l’activité thérapeutique que dans l’activité de recherche – nous a semblé la plus adéquate pour accéder de la manière la plus « étendue » possible à la réalité telle que décrite par l’individu. A charge alors pour nous de recourir à nos références théoriques ainsi qu’à notre construction de la grille d’analyse, pour dégager de ces énoncés « experts » les différentes logiques de rapports au cadre social normatif.
L’importance de la dimension intersubjective de l’interaction et son influence sur la production des énoncés individuels est majeure. Autrement dit, les énoncés sont produits par un autrui en face de moi, voire pour moi. Ce qui renvoie à la question de savoir comment nous sommes perçu par l’individu qui parle en face de nous, et donc quel est l’enjeu de cette relation et de la production de l’énoncé. Nous avons précisé notre attitude dans l’interaction thérapeutique comme étant une position de non-savoir. Cette attitude, qui est d’abord une sensibilité personnelle dans l’abord d’autrui, remplit également une fonction stratégique pour la démarche thérapeutique – et corollairement pour la démarche de recherche – dans le sens où elle fait « passer le message » que ce que nous visons, c’est la compréhension du sens que l’individu donne à ses comportements d’ISAE, selon le principe que « la signification et la compréhension sont construites socialement et de manière intersubjective » . Nous pensons que de cette manière, l’enjeu pour l’individu devient d’essayer de comprendre et d’être compris.
Lorsque le chercheur est en cette position de « non-savoir », l’individu apparaît en effet en tant qu’expert. De cette manière, c’est sa réalité à lui qui est mise en avant. Ce qui a pour conséquence que la vérité n’est autre que celle de l’individu, au moment où il produit son énoncé – pour autant que nous soyons dans le cadre adéquat pour sa production, c’est à dire une interaction où l’objectif est de comprendre ses propres comportements, où la relation se veut autant que possible la plus authentique et la moins stratégique possible. Rober écrit, dans la même optique, « qu’il n’existe pas de position privilégiée ou neutre d’où observer le monde, ou pour y agir; il n’y a donc pas d’experts qui connaissent la vérité, ou qui ont accès à une réalité sous-jacente et vraie. Au cours des séances thérapeutiques, les clients décrivent leurs expériences sous forme d’histoires et le thérapeute les écoute sans chercher leur « vraie signification », car il ne possède pas de connaissances privilégiées à propos de la cause des problèmes et de leur traitement. Le savoir du thérapeute est différent, mais pas meilleur, que celui des clients » .
Faire le deuil d’un « discours objectif » au profit d’une position relativiste offre donc la possibilité d’accéder à la réalité de l’individu, mais surtout l’opportunité pour l’individu d’énoncer sa propre réalité. Le remplacement d’une lecture en terme de vérité/fausseté par une lecture pragmatique qui se penche sur la conformité ou la déviance de l’énoncé par rapport au cadre social normatif modifie l’objectif thérapeutique, ainsi que la vision de l’individu par le thérapeute. Il n’essaiera pas tant de le « changer » que de l’accompagner dans une réflexion sur les conséquences et la gestion possible de l’adéquation/inadéquation de son énoncé par rapport au cadre social normatif. C’est cette même approche qui, dans la démarche de recherche, permet non pas la mise en évidence de pathologies ou de carences quelconques mais au contraire le dégagement de logiques qui toutes, conformes, non-conformes ou encore constitutives du cadre social normatif, se valent. Leur catégorisation en terme de conformité ou de déviance étant, in fine, une question de pouvoir, comme le montre sans pourtant le dire clairement la théorie de la désignation.
Ce jugement de déviance et ses conséquences – parmi lesquelles la thérapie – dont font l’objet les individus impliqués dans des ISAE risquent de transparaître dans les énoncés de ces individus, notamment par le vocabulaire utilisé. En d’autres termes, comment, dans le cadre de recueil des données que nous proposons, pouvoir retourner aux mots qu’utiliserait l’individu au moment où les ISAE ont lieu ? On peut effectivement repérer les effets de la désignation lorsque, par exemple, le vocabulaire utilisé par l’individu pour exprimer les ISAE est imprégné de la représentation sociale de celles-ci – on parle alors d’abus sexuel – et l’on peut également constater les modifications identitaires induites par la désignation, l’individu se définissant alors comme « malade » ou encore comme « un monstre ». Il y a donc un aspect de normativité dans la désignation qui se traduit par l’apprentissage d’un vocabulaire et d’une vision spécifique des événements, auxquels les individus tentent parfois de se conformer, adoptant le vocabulaire et les références sociales normatives utilisés à leur égard.
Nous avons tenté de tirer profit de ce problème en utilisant ces définitions marquées par la désignation et qui, progressivement, s’installaient comme allant de soi. Elles apparaissaient pour nous comme des indicateurs qu’il y avait là une question à poser, comme des occasions de demander à l’individu de réfléchir à ce qu’il venait tout juste de dire, afin qu’il précise s’il s’agissait de la représentation qu’il se faisait des ISAE au moment où il y était engagé. Lorsque l’individu parlait de « ses abus », nous lui demandions alors s’il voyait les choses comme ça au moment où il les faisait. Nous tentions ainsi d’obtenir autant que possible la signification individuelle des ISAE au moment de leur réalisation, ce qui par ailleurs représentait une indication importante pour la détermination de la logique de l’individu.
Il nous reste enfin à revenir sur les limites de cette recherche, qui pour certaines résultent de choix méthodologiques, tandis que d’autres nous ont été en quelque sorte imposées par la population que nous étudions.
Le premier type de limites renvoie aux critères d’inclusion / exclusion que nous avons déterminés pour la constitution de l’échantillon. Cet échantillonnage, par la réduction qu’il opère sur le phénomène que nous étudions, limite par conséquent la portée de notre typologie . La détermination de l’échantillon et des dimensions retenues pour l’analyse renvoie au fait que la typologie est in fine une construction du chercheur, qui tente de rendre compte de la réalité qu’il étudie de la manière qui lui apparaît la plus pertinente possible. Mais la nécessité de cette construction impose la réalité de la limitation des résultats de la recherche, car il est impossible d’appréhender le phénomène étudié dans sa totalité. La typologie qui regroupe les différentes logiques proposées doit donc être comprise comme le résultat de cette construction, et à ce titre doit toujours être considérée comme ouverte, c’est-à-dire comme susceptible de modification et de précision, notamment par exemple, par le choix de nouvelles dimensions à prendre en compte pour l’analyse, ce qui augmenterait de manière significative les possibilités de mise en évidence de différentes logiques.
La limitation ainsi opérée, dans le sens où elle implique une opération d’exclusion par le fait de l’échantillonnage, participe donc à la création du « reste ». Mais d’autre part, le constat qu’une partie de la réalité étudiée demeure inaccessible malgré les efforts de s’en approcher implique la reconnaissance d’un autre type de limitation – induit cette fois par la population étudiée – qui crée également du « reste ».
Ce reste recouvre une réalité hétérogène. Nous y retrouvons les individus qui ne produisent pas d’énoncés à propos des ISAE, mais cette absence d’énoncés peut selon nous ressortir – outre le fait de l’exclusion de l’échantillonnage – de quatre raisons.
La première raison concerne le contexte. La relation de collaboration n’est pas atteinte par tous les individus qui entrent dans le cadre thérapeutique. Certains individus peuvent même se sentir incapables de s’exprimer dans un tel contexte, que d’ailleurs ils s’efforcent de quitter assez vite , car par exemple ils le vivent comme menaçant ou n’arrivent pas à s’y situer.
La seconde raison, purement matérielle, concerne les individus qui, pour diverses raisons notamment judiciaires, ne restent pas suffisamment longtemps en thérapie afin de permettre la création de la relation favorisant la production des énoncés.
La troisième raison concerne les individus qui n’ont pas de contenu à proposer dans leurs énoncés concernant les ISAE ou tout au moins qui ne proposent pas d’énoncés complets recouvrant les trois registres. Nous avons ainsi rencontré deux individus qui, lorsque nous leur demandions d’évoquer leurs ISAE, répondait invariablement « je ne sais pas » pour l’un, et entrait systématiquement dans un mutisme total de plusieurs minutes pour l’autre, de sorte que jamais nous n’avons pu obtenir d’informations permettant de comprendre leurs comportements.
La détermination des logiques étant dépendante de la configuration des registres D et S, l’absence de contenu dans un des registres empêche donc d’y parvenir.
Enfin, le « reste » est également susceptible de contenir des individus dont les énoncés ne nous sont pas accessibles en raison de leur nature. Ainsi en est-il des individus qui ne disposent pas des capacités nécessaires à la production d’un énoncé cohérent, car ils ne respectent pas les règles linguistiques permettant la compréhension et la performance dans l’interaction .
On peut penser également à des individus délirants, qui proposeraient des énoncés que l’on pourrait qualifier de « non-logiques ». Les énoncés de ce type nous seraient donc inaccessibles, dans le sens où nous n’y trouverions pas de cohérence. Ils feraient alors à ce titre, également partie du « reste ». Ce qui signifierait que dans la recherche que nous menons, nous ne disposons pas des outils nécessaires à leur compréhension.
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Nous avons dans ce chapitre méthodologique, mis en évidence l’ensemble de la démarche que nous avons suivie afin de répondre à une question que le terrain nous a conduit à poser.
Pour y répondre, nous avons tenté de tirer parti de l’ensemble de potentialités que ce terrain nous proposait, mais également des écueils et des biais qu’il induisait, que nous avons d’ailleurs autant que possible retournés à notre avantage en les identifiant et en les utilisant comme des moyens supplémentaires d’approcher les représentations individuelles des ISAE.
